Éditorial

Guerre civile acadienne

L'article suivant est un éditorial rédigé par le personnel de l'Encyclopédie canadienne. Ces articles ne sont pas généralement mis à jour.
La guerre civile en Acadie
Madame La Tour défend courageusement le fort contre l'assaut de d'Aulnay (dessin par C. W. Jefferys, avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada).

Un fort assiégé. Un chef courageux inspirant ses défenseurs dans une lutte sans grand espoir. Combats corps à corps au sabre, décharges de mousquet, puis traîtrise et représailles brutales. Non, ce n'est pas l'épopée du fort Alamo, mais une scène tirée de l'histoire du Canada, au début de la colonisation, et ce récit est riche de bien d'autres rebondissements.

Depuis sa fondation, l'Acadie est l'enjeu de conflits et l'objet d'ambitions concurrentes. Négligée par la France, elle subit toutes sortes d'agressions chaque fois qu'un aventurier au tempérament de pirate remonte de la Nouvelle-Angleterre. Néanmoins, le conflit le plus destructeur de cette époque lointaine se déroule entre Français, plus précisément entre deux des personnages les plus puissants de l'histoire acadienne.

Le premier est Charles de Sainte-Étienne de La Tour, un homme ambitieux et ingénieux, un chef-né qui inspire facilement la loyauté de ses hommes. Le second, Charles de Menou d'Aulnay, tout aussi ambitieux, impitoyable et intelligent, dispose de relations influentes à la cour de France. La Tour est soutenu par des commerçants, alors que d'Aulnay est lié à nul autre que le cardinal Richelieu, l'homme le plus puissant du royaume de France.

Dans leur totale ignorance de la géographie acadienne, les bureaucrates du roi Louis XIII divisent l'Acadie entre les deux hommes à la suite de la mort du lieutenant-général Isaac de Razilly survenue en 1635, mais laissent des zones vitales de chaque territoire sous l'autorité de l'autre. À Port-Royal, en 1640, les deux hommes finissent par en venir aux coups quand La Tour vient y chercher des fourrures et des vivres. Lorsque d'Aulnay apprend que La Tour cherche de l'aide à Boston, il se précipite en France et persuade la cour que son rival est un traître.

Pendant le conflit entre les deux prétendants, La Tour trouve une alliée courageuse en la personne de sa femme, Françoise-Marie Jacquelin. En 1642, elle déjoue le blocus de d'Aulnay et part en France, où elle se bat contre l'ordre d'arrêter son mari pour trahison. Alors qu'elle n'a plus le droit de quitter la France, elle emprunte de l'argent, s'échappe en Angleterre et affrète un navire. Au large du cap de Sable, en Nouvelle-Écosse, le bateau est arrêté par d'Aulnay, mais elle parvient à lui échapper en se cachant à fond de cale.

La première colonie de La Tour est le fort érigé en 1631 auquel il donne son nom, sur l'emplacement actuel de Saint John, au Nouveau-Brunswick. En avril 1645, d'Aulnay entend dire que La Tour a quitté le fort pour rencontrer ses alliés à Boston. Il enrôle tous les hommes capables de porter un mousquet et traverse la baie Française (la baie de Fundy) pour assiéger le fort.

L'émissaire de d'Aulnay somme les habitants de se rendre, mais il est promptement éconduit par Françoise-Marie qui est déterminée à se battre.

D'Aulnay installe une batterie sur la côte et positionne son navire lourdement armé à portée de canon. Sa dernière sommation est saluée par des sifflements et des insultes, et les défenseurs hissent le drapeau rouge en guise de défi.

Le bombardement dure un jour, peut-être trois ‒ les récits diffèrent. Puis, le 16 avril 1645, une heure avant l'aube, d'Aulnay ordonne à ses hommes de traverser les fossés et d'escalader les restes des remparts. Les assiégés se jettent à leur rencontre dans une mêlée d'épées, de piques et de hallebardes. Françoise-Marie finit par capituler, mais seulement à la condition que d'Aulnay « fasse quartier à tous les défenseurs ».

D'Aulnay promet de les épargner, mais dès qu'il prend possession du fort, il rompt sa promesse. Enragé par leur farouche résistance, il ordonne de pendre tous les survivants, sauf celui qui acceptera d'être leur bourreau.

Dans les décombres, on oblige Françoise-Marie, debout, corde au cou, à être témoin de la lente agonie de ses hommes. Françoise-Marie est épargnée mais, quand d'Aulnay découvre qu'elle a tenté d'envoyer une lettre à son mari grâce à un allié mi'kmaq, il ordonne qu'elle soit maintenue sous garde étroite. Elle tombe malade et meurt.

Charles de La Tour n'apprend la mort de sa femme et la destruction de son fort qu'à la fin du moins de juin 1645. À 52 ans, il a tout perdu. Pourtant, il parvient à intéresser suffisamment d'alliés à Boston pour retourner brièvement en Acadie avant de s'installer à Québec. Il y passera quatre ans à rebâtir sa fortune dans la traite des fourrures et à guerroyer contre les Iroquois.

Par un beau jour du mois de mai 1650, le canot de d'Aulnay chavire dans le bassin fluvial en face de Port-Royal et celui-ci meurt de froid. La Tour se remet rapidement en contact avec la France et parvient à reprendre titre et autorité sur l'Acadie. Dans le revirement peut-être le plus étrange de cette histoire, il courtise la veuve de son rival, l'épouse, adopte ses huit enfants et lui en donne cinq autres.

Cet épisode des débuts de l'histoire de l'Acadie se termine en 1654, alors que les Anglais se déchaînent autour de la baie Française, détruisent les villages et démoralisent ses habitants. Au début de la colonie, la France avait eu de grands espoirs pour son projet acadien. Finalement, la guerre civile entre ses deux plus puissants personnages épuise la région et en fait une proie facile. La Tour passe les dix dernières années de sa vie à la retraite au cap de Sable. En tout, il aura vécu 56 ans en Acadie et, aujourd'hui, on trouve ses descendants partout au Canada et aux États-Unis.

Voir aussi Acadie contemporaine