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Jackie Robinson et les Royaux de Montréal (1946)

Le 15 avril 1947, Jackie Robinson joue son premier match avec les Dodgers de Brooklyn et devient ainsi le premier Afro-américain de l’époque moderne à jouer dans les ligues majeures. Jusque-là, le baseball professionnel aux États-Unis était touché par la ségrégation et les Afro-américains devaient se cantonner aux ligues afro-américaines, réservées aux Noirs. Lorsque Jackie Robinson franchit, en 1947, l’obstacle de la couleur de peau pour jouer en ligue majeure, il entre du même coup dans les livres d’histoire américains. Cependant, de nombreux passionnés de baseball ne savent peut-être pas que les supporters canadiens avaient accueilli Jackie Robinson un an plus tôt, au sein de l’équipe des Royaux de Montréal, qui est à l’époque un centre de formation pour les Dodgers de Brooklyn.
Jackie Robinson, Montreal Royals
Le joueur de base-ball des Royaux de Montréal Jackie Robinson (9 July 1946).

Jackie Robinson : premières années

Jackie Robinson naît à Cairo, en Géorgie, le 31 janvier 1919. C’est l’aîné d’une fratrie de cinq enfants mis au monde par les métayers Jerry et Mallie Robinson. Son père abandonne sa famille alors que Jackie n’est encore qu’un bébé, et sa mère, Mallie Robinson, déménage l’année suivante avec ses enfants à Pasadena, en Californie. Après avoir obtenu son diplôme de l’école technique du Collège John Muir, Jackie Robinson suit les cours du Collège préuniversitaire Pasadena puis ceux de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), où il se distingue en athlétisme, au basketball, au football et au baseball. C’est également à ce collège qu’il rencontre sa future épouse, Rachel Annetta Isum. Un de ses frères aînés, Mack, remporte une médaille d’argent aux Jeux olympiques d’été de 1936 à Berlin en finissant deuxième sur le 200 m, derrière la grande vedette afro-américaine Jesse Owens.

Jackie Robinson est appelé sous les drapeaux pendant la Deuxième Guerre mondiale. Bien qu’on lui refuse dans un premier temps l’entrée à l’École des aspirants officiers, il est finalement admis après l’intervention d’un camarade soldat, le boxeur Joe Louis. Jackie Robinson devient officier et est affecté à Fort Hood, au Texas, mais il y souffre d’une incessante discrimination. On lui interdit notamment de se joindre à l’équipe de baseball de la caserne. En juillet 1944, il refuse d’obéir au chauffeur blanc d’un bus qui lui ordonne d’aller prendre place au fond du véhicule. Lors de son interrogatoire, la police militaire et l’adjoint au grand prévôt l’appellent le « lieutenant négro » et le prient de ne pas être « aussi arrogant ». Lorsque Jackie Robinson se plaint de ce traitement, il est traduit en cour martiale, non pas pour avoir refusé d’aller au fond du bus (à l’époque, l’armée a déjà abandonné la ségrégation dans les bus exploités sur les bases militaires), mais pour son langage grossier et son insubordination durant l’interrogatoire. Lors de l’audience tenue devant la cour martiale, Jackie Robinson se défend néanmoins habilement et est finalement acquitté. Peu de temps après, il bénéficie d’une libération honorable suite à une blessure à la cheville.

Les Dodgers de Brooklyn engagent Jackie Robinson (1945)

À la sortie de l’armée, en 1945, Jackie Robinson se joint aux Monarchs de Kansas City, une équipe de baseball de la ligue afro-américaine. À l’époque, les joueurs afro-américains n’ont pas le droit d’intégrer les ligues majeures. Après la fin de la guerre de Sécession, en 1865, quelques Afro-américains (comme Moses « Fleetwood » Walker) commencent à jouer au sein d’équipes de baseball jusque-là réservées aux Blancs. En 1887, la Ligue internationale interdit cependant la signature de tout nouveau contrat avec des joueurs afro-américains, une initiative qui reflète des développements de plus grande envergure aux États-Unis, notamment l’adoption des lois (de ségrégation) de Jim Crow, dans le Sud. La décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Plessy c. Ferguson, en 1896, qui confirme la législation en place en Louisiane basée sur le principe de « séparés mais égaux », contribue à ancrer la ségrégation raciale dans le Sud des États-Unis et ailleurs.

Le service militaire effectué par les Noirs américains durant la Deuxième Guerre mondiale incite par la suite un grand nombre d’Américains à demander la fin de la ségrégation. La résistance est cependant forte, aussi bien dans le milieu du baseball que dans la société américaine dans son ensemble (ce n’est qu’en 1964 que le Civil Rights Act interdira la ségrégation dans les établissements publics et privés). Les joueurs de baseball afro-américains excellent dans les ligues afro-américaines, mais les propriétaires des équipes des ligues majeures prétendent qu’ils n’ont pas assez de talent. Ils craignent aussi que les supporters blancs désertent les tribunes si ces équipes étaient intégrées.

Branch Rickey, le président-directeur général et copropriétaire des Dodgers de Brooklyn, tient cependant à abolir la barrière de la couleur dans le baseball majeur, pour des raisons idéologiques et pratiques. Méthodiste fervent, il est convaincu que la discrimination n’est pas juste. Il voit également les ligues afro-américaines comme autant de sources de joueurs talentueux dont il pourrait bénéficier pour enrichir son équipe. La presse de gauche, la presse porte-parole des Noirs et le maire de New York, Fiorello LaGuardia, font également pression pour que les équipes afro-américaines puissent rejoindre le baseball majeur.

Mais Branch Rickey est conscient qu’un tel changement sera difficile. Il a besoin d’un joueur solide, capable de supporter la pression et les réactions qui ne manqueront pas de déferler. Branch Rickey envoie alors ses éclaireurs dans les équipes des ligues afro-américaines, à la recherche du bon candidat. Ils dénichent Jackie Robinson, qui joue à l’époque avec les Monarchs. Les ligues afro-américaines recèlent des joueurs de baseball plus talentueux et plus expérimentés que Jackie Robinson, mais celui-ci a d’autres atouts. Joueur de talent à part entière, il a aussi l’expérience de jouer dans des environnements raciaux mixtes, aussi bien à l’école qu’à l’armée. Il est également discipliné, déterminé et courageux, autant de qualités dont il aura besoin lorsqu’il devra faire face aux inévitables injures et menaces racistes. « Je cherche un joueur qui a suffisamment de tripes pour ne pas réagir! », expliquera Branch Rickey à Jackie Robinson. Le premier joueur noir des ligues majeures va devoir encaisser stoïquement les provocations, en se concentrant sur le jeu et en prouvant à ceux qui l’insultent qu’ils ont tort.

Jackie Robinson accepte et en octobre 1945, les Dodgers de Brooklyn annoncent qu’ils l’ont engagé avec 3 500 $ de prime à la signature et un salaire de 600 $ par mois. Pour préparer Jackie Robinson à ses débuts au sein des ligues majeures, Branch Rickey décide de l’envoyer jouer avec les Royaux de Montréal, le centre de formation des Dodgers dans la Ligue internationale au niveau Triple-A (voir Début du baseball à Montréal).

Avant d’arriver à Montréal, Jackie Robinson et son épouse, Rachel, subissent un stage d’entraînement de printemps d’un mois en Floride. Selon Rachel, ce fut un épisode épouvantable. Ils ont même eu du mal à se rendre au camp après avoir été empêchés d’embarquer sur deux vols, leurs sièges ayant été accordés à des passagers blancs. Ils décident finalement de terminer leur voyage vers Daytona Beach en empruntant l’autocar. Au milieu de la nuit, on leur intime cependant l’ordre de quitter leur siège incliné et d’aller s’installer au fond du bus pour laisser leurs places à des passagers blancs. Une fois arrivés en Floride, les Robinson ne peuvent séjourner à l’hôtel réservé par l’équipe et un certain nombre de villes annulent les matchs hors concours programmés contre les Royaux sous prétexte que ces derniers comptent parmi eux des joueurs noirs. (Après Jackie Robinson, le lanceur noir John Wright est lui aussi engagé par les Dodgers et il suivra également le stage d’entraînement ce printemps-là, sans toutefois parvenir au même succès que Robinson. En mai 1946, les Royaux envoient John Wright jouer dans leur équipe de classe C à Trois Rivières.)

Jackie Robinson et les Royaux de Montréal (1946)

Après leur expérience en Floride, les Robinson se demandent quel type d’accueil leur réserve Montréal. Ils sont soulagés lorsque la ville canadienne les accueille à bras ouverts. Rachel Robinson, qui craignait d’avoir du mal à y louer un appartement, est accueillie chaleureusement par sa future propriétaire qui lui propose un logement au 8232 de l’avenue De Gaspé et l’invite à boire le thé. Lorsque le premier enfant (Jack, Jr.) est en route, les enfants du quartier donnent un coup de main à Rachel pour transporter ses sacs à provisions tandis que les voisines viennent l’aider à confectionner des vêtements de maternité et lui donnent des cartes de rationnement en lui répétant de « manger plus de viande ». Rachel notera plus tard que pour eux, l’expérience de Montréal fut « presque paradisiaque ».

Les supporters de Montréal ne tardent pas à apprécier Jackie Robinson pour le talent dont il fait preuve sur le terrain de baseball. Il joue son premier match avec les Royaux le 18 avril 1946, au stade Roosevelt de Jersey City. Certains supporters de l’équipe adverse lancent des insultes racistes, mais beaucoup d’autres (dont un grand nombre de Noirs issus de Harlem, Brooklyn, Philadelphia et Baltimore) s’enthousiasment devant la prestation impressionnante de Jackie Robinson. Les Royaux gagnent sur le score de 14 à 1, avec quatre coups sûrs (dont un circuit) à l’actif de Jackie Robinson.

Même si, sur la route, Jackie Robinson doit faire face à des insultes et à des menaces raciales, les supporters des Royaux l’adorent. Selon son coéquipier, le lanceur Jean-Pierre Roy, « Sur les bancs [des Royaux], personne n’aurait osé insulter Jackie. C’était un Noir, mais ça n’avait aucune importance aux yeux des supporters. J’ai entendu des obscénités lancées à son encontre aux États-Unis. Mais à Montréal, il a toujours été respecté comme tout autre joueur de baseball ». En juin, la Gazette de Montréal le surnomme Colored Comet (la comète colorée).

Jackie Robinson arrive en tête de la Ligue internationale pour le nombre moyen de points (0,349) et le nombre de points marqués (113) cette saison-là, tandis que les Royaux remportent le fanion de ligue. Il joue également un rôle clé lors de la victoire des Royaux sur les Colonels de Louisville dans la Petite Série mondiale de la Ligue internationale au niveau Triple-A. Les trois premiers matchs de la série se jouent au Kentucky, où les lois de Jim Crow sont appliquées. Jackie Robinson ne peut pas séjourner à l’hôtel réservé par l’équipe et doit se trouver un autre logement. De leur côté, les propriétaires des Colonels de Louisville limitent le nombre de supporters noirs autorisés à assister aux matchs. Jackie Robinson jouera mal durant tout le tournoi, ce qui n’est pas à son habitude, mais peut s’expliquer par le stress qu’il subit. Sur trois matchs, dont deux perdus par les Royaux, il n’enregistre qu’un coup sûr sur 11 à la batte.

Jackie Robinson retrouve sa forme lorsque les séries arrivent à Montréal. Il y est soutenu par les supporters des Royaux, furieux du traitement infligé à leur joueur dans le Sud des États-Unis. Les Royaux gagnent les trois matchs restants, Jackie Robinson réalisant une moyenne de 0,400. Lorsque les Royaux remportent le sixième match, et donc la série, les tribunes s’embrasent. Les supporters euphoriques embrassent Jackie Robinson, entonnant « Il a gagné ses épaulettes » et le hissant sur leurs épaules. Lorsqu’il tente de s’éclipser pour aller prendre son avion, la foule le poursuit. Le journaliste sportif Sam Maltin fera remarquer que ce fut « probablement la seule fois de l’histoire qu’un Noir est poursuivi par une foule de Blancs qui ne veulent pas le lyncher, mais plutôt lui témoigner leur amour ».

Jackie Robinson franchit l’obstacle de la couleur de la peau dans les ligues majeures (1947)

L’année suivante, Jackie Robinson rejoint les Dodgers de Brooklyn et fait ses débuts dans les ligues majeures le 15 avril 1947. Plus tôt cette même année, 15 des 16 clubs de baseball majeur ont voté contre son insertion au sein des Dodgers (Branch Rickey fut le seul à voter pour). Le commissaire du baseball majeur, Albert Chandler, annule cependant ultérieurement les résultats du vote et Jackie Robinson peut rejoindre l’équipe. À la fin de la saison 1947, il est le premier à recevoir le prix de la « Recrue de l’année ». En 1949, il est nommé meilleur joueur de la Ligue nationale. En 1950, l’intégration a si bien réussi que les ligues afro-américaines ont toutes pratiquement disparu.

Durant les dix années qu’il joue dans les ligues majeures, Jackie Robinson remporte six fanions (1947, 1949, 1952, 1953, 1955 et 1956) et une Série mondiale (1955) avec les Dodgers. En 1962, il est intronisé au Temple de la renommée du baseball et en 1972, les Dodgers retirent son numéro, le 42. Jackie Robinson meurt en octobre 1972, à seulement 53 ans.

Célébration

Une statue de Jackie Robinson a été érigée à l’extérieur du Stade olympique de Montréal, le centre des anciens Expos de Montréal. En 2011, des diplomates américains dévoilent une plaque commémorative au 8232 de l’avenue De Gaspé, la résidence des Robinson à Montréal.

Le numéro 42, que portait Jackie Robinson, est retiré des ligues majeures en 1997. Depuis 2009, plusieurs joueurs et entraîneurs des ligues majeures portent néanmoins ce numéro tous les 15 avril, déclaré journée Jackie Robinson, en l’honneur de ses débuts avec les Dodgers et de sa victoire sur les préjugés raciaux du baseball majeur.

Affiche des Minutes du patrimoine: Jackie Robinson
Un portrait de Jackie Robinson par le graphiste Christopher Hemsworth, basé sur les Minutes du patrimoine de Historica Canada.