Il fait encore jour quand son corps long et fluide vêtu de bleu marine se détache dans la foule près du parc de Belleville, à Paris, épaulé par Rilke, bouledogue français qui tire sur sa laisse. Paul B. Preciado est l'un des philosophes du genre les plus influents de l'époque, l'idole de celles et ceux qui rêvent d'intersectionnalité, de décolonisation des corps et des esprits, de renversement du patriarcat, d'écologie des consciences, d'écologie tout court.

Élève de Jacques Derrida, héritier de Monique Wittig et Michel Foucault, Paul B. Preciado est un homme transgenre. Depuis 2013, il chronique sa transition sexuelle et de genre, mais aussi ses effarements politiques, dans les pages Idées de Libération.

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"Assigné femme", il est né Beatriz en 1970 dans une ville moyenne du nord de l'Espagne franquiste, enfant unique d'une mère couturière et d'un père garagiste. À la trentaine, Beatriz transitionne, (re)naissance de Paul B. Il obtiendra son passeport avec ce nouvel état civil en 2015.

Un genre politique et philosophique 

Pour lui, le genre et le sexe sont des fictions politiques qui légitiment la violence patriarcale, le racisme, le colonialisme, la violence. Preciado a donc fait de son corps et de son existence un laboratoire politique, un champ philosophique. Ses livres – Manifeste contra-sexuel (Éd. Balland), Testo Junkie (Éd. Grasset), Je suis un monstre qui vous parle (Éd. Grasset), Dysphoria MundI (Éd. Grasset) – connaissent un succès grandissant.

Depuis mon enfance, je ne me sentais ni garçon ni fille. Enfant, la maîtresse disait : "Les garçons, les filles, et toi."

Notre rencontre a lieu bien avant minuit, à 20 h 30. On trouve une terrasse où accoster, curieusement déserte, avec deux bancs et une table dangereusement branlants. Paul B. Preciado ne boit pas d'alcool, on ne tanguera pas ce soir.

Dévoilé mercredi 5 juin 2024, Orlando, ma biographie politique est le premier film du penseur star. Quand Arte lui a parlé d'un projet de documentaire sur sa vie son œuvre, Preciado a répondu : "Faites une adaptation de l'Orlando de Virginia Woolf. Il y a cent ans, elle a écrit ma biographie idéale."

Dans ce roman de 1928, le personnage s'endort "homme" et se réveille "femme". Arte propose à Paul B. d'en être le réalisateur. Le résultat ? Une pépite pop et poétique, un mélange de fiction et de documentaire, un autoportrait et une autobiographie collective.

Vingt-six personnes trans et non-binaires tissent à l'écran les fils de leur existence, les entremêlant avec les mots de Woolf. Des enfants, aussi, non-binaires ou trans, viennent bouleverser nos représentations.

Tous ces êtres, reliés par Preciado en 1 h 39 de cinéma, forment une communauté d'Orlando. Le film a reçu le Prix spécial du jury au Festival international du film de Berlin. "Comment construire une vie orlandesque ? Une vie de poète de genre au milieu d'une société binaire et normative ?", demande la voix off de Paul B. La nuit est tombée, sans annonce ni fracas, sur les rues en pente de Belleville. 

Une enfance à ne pas se sentir soi 

Beatriz-pas-encore-paul quitte sa famille à 16 ans pour faire ses études de philosophie à Madrid. Franco est mort en 1975, c'est le tout début de la transition démocratique. "Depuis mon enfance, je ne me sentais ni garçon ni fille. Enfant, la maîtresse disait : 'Les garçons, les filles, et toi.' À cette époque, je ne savais pas que j'étais trans, je n'avais pas de langage pour comprendre. C'était un ailleurs, un nulle part." 

Déjà, les autres percevaient sans le savoir sa non-binarité. À Madrid, il aime les garçons et les filles, mais en rien hétéro, il rallie le groupe lesbien. Ni hétéro ni lesbienne, "dedans-dehors, toujours".

Pour la première fois, je me suis senti chez moi quelque part.

À 17 ans, il découvre La Luna, lieu mythique de la Movida. "Un local où il n'y avait que des vieilles femmes trans, des vieux mecs hétéros, femmes travesties, c'était aussi un endroit de travailleur.ses sexuell.es, personne de ma génération n'allait là. Pour la première fois, je me suis senti chez moi quelque part. La balle m'est entrée direct dans le cœur."

Il devient un habitué de ce cabaret à l'ambiance décadente, se fait materner par les femmes trans. "À cette époque, ma famille est dure, catholique, conservatrice. Pourquoi je me sens bien ici ? J'ai appris plus tard que ma grand-mère avait été prostituée."

Paul B. Preciado, toujours en transition

"La fiction précède la réalité." Dans l'existence de Paul B., cette formule semble indiquer le nord. Ni femme ni homme, il écrit sa propre fiction. "La nuit est éminemment politique. Contrairement à la chambre, c'est un espace qui se construit dans une rencontre collective. Un lieu de dissidence, de résistance, de désir politique."

À Paris, il se jette dans l'an 2000 avec la clique de Guillaume Dustan, énarque, écrivain, "pédé, séropositif, drogué, qui met des plumes le soir et le fait savoir" (Libération). Depuis La Luna, l'underground est sa planète et les pratiques sexuelles hors normes, une aventure performative. "Le sous-monde, la nuit des minoritaires, ceux qui sont totalement invisibles."

Vous voyez les oiseaux migrateurs qui volent en formation ? Je n'étais plus observateur, je volais avec eux.

Être trans, c'est toujours une traversée de la solitude. Dans le peuple des marges, parmi les Orlando, il a trouvé sa place. "Vous voyez les oiseaux migrateurs qui volent en formation ? Je n'étais plus observateur, je volais avec eux." Ses trois années d'études de médecine l'ont-elles poussé à expérimenter les substances chimiques ou non ? En tout cas, elles ont été utiles quand, autour de lui, des gens se retrouvaient en situation dangereuse.

Les drogues, il les a toutes essayées, "dans un but expérimental", cocaïne, kétamine, LSD, héroïne, ayahuasca... "Ce qui m'intéresse dans la drogue, c'est la modification de la subjectivité par la substance. Cela permet aussi de se connecter à des expériences collectives. Les drogues ne sont qu'une infime partie des technologies de la conscience, il y en a mille autres. La plus puissante étant sans doute le langage. L'alcool ne m'a jamais donné ça."

Dans Testo Junkie, il raconte la prise d'hormones, la mort de Dustan, l'amour avec Virginie Despentes, avec laquelle il a vécu pendant dix ans. À New York, il traverse encore les nuits queer, "j'aurais aimé être plus canaille", dit-il, se fait opérer dans une clinique gérée par des activistes trans. "Ça veut dire quoi, commencer sa transition ? Personne n'est figé pour toujours, homme, femme, enfance, adolescence, grossesse, divorce, deuil, tout n'est que transition, on est tous en transition, tout au long de la vie, nous sommes plastiques." Autrement dit, être en transition, c'est être vivant.

Féministe face à la violence masculine

Vivants peuvent être les morts aussi. "Ces morts-là sont des présences très fortes, je les invoque quand j'écris, quand je lis, ce sont presque des thérapeutes. La littérature et la philosophie, ce n'est que de la télépathie avec les morts. Quand je suis perdu dans ma vie, je relis Kafka, pour voir ce qu'il me dit. Pedro Lemebel [auteur, cinéaste et plasticien chilien, ndlr] m'accompagne, c'était un ami et un grand écrivain. Dustan, je l'ai beaucoup aimé mais je ne l'invoque pas tous les jours, c'est une vibration plus conflictuelle. Quand je vais en manif, je lui dis : 'Allez, on y va.'"

Preciado aurait pu n'être qu'un philosophe réfléchissant dans sa chambre. Pas le genre. Son corps à corps avec la normativité relève de la performance artistique. Prof de philo, il a lutté pour que les espaces universitaires et les musées ouvrent la nuit, "un vrai moment pour penser quand les instances de répression et de normalisation lâchent".

Ses séminaires nocturnes, où philosophie, politique et contre-culture fusionnaient, sont, paraît-il, mémorables. À dix centimètres de nous, trois jeunes gars braillent. Domination maximale de l'espace. Si Beatriz était féministe, Paul B. l'est encore plus. "L'expérience de la transidentité est une leçon de féminisme incarné. Je me suis rendu compte à quel point les hommes dominaient l'espace public par la violence, le contrôle et la surveillance."

Dans leur viseur, les femmes bien sûr, femmes trans comprises, et les personnes non-binaires, non assignables, qui inquiètent les machos. Le vent s'est levé. Le chien Rilke a froid, Paul B. se gèle. Le philosophe trans rentre chez lui, juste à côté. Douceur totale, impact radical.

13 questions d'avant minuit

Marie Claire : Dormez-vous la nuit ?

Paul B. Preciado : Très bien. Je me mets au lit et je dors.

Votre mère vous embrassait-elle au coucher ?

Non. Ma mère était très amoureuse de son mari, j'entendais mes parents s'embrasser, faire l'amour. Mais ma grand-mère était une boule d'amour, elle me couvrait de baisers.

Vos boissons et nourritures nocturnes ?

Je ne réagis pas bien à l'alcool. Je préfère l'eau. Ce que j'adore, c'est le petit-déjeuner, churros et café en Espagne, pancakes arrosés de sirop d'érable dans les "diners" aux États-Unis.

Qu'y a-t-il sur votre table de chevet ?

Une pile de livres dans toutes les langues, une espèce de tour de Babel que je dois faire descendre de temps en temps, parce qu'elle risque de tomber sur moi. Je lis plusieurs livres en même temps.

Avez-vous une bonne étoile ?

Ce n'est pas une bonne étoile mais une constellation. Toute ma vie, j'ai eu des coups de chance. Chaque soir, je me couche avec gratitude.

Vos carburants d'après minuit ? Alcool, Xanax, sexe, sucre ?

Le sexe, la nuit et le jour, c'est un carburant. Beaucoup plus que l'alcool ou la drogue. Le Xanax, non.

Boule à facettes ?

Mon compagnon fait de la musique. Je vais souvent l'écouter, du coup, je danse souvent. Arriver à minuit et sortir à 5 heures du matin, j'adore.

La nuit la plus dingue ?

Une seule, c'est très diffcile. Je vais en prendre une qui me vient, là, au Macba à Barcelone (Musée d'art contemporain, ndlr). J'avais appelé ça le "Musée oral de la révolution". J'avais éteint toutes les lumières dans une partie du musée et, dans l'obscurité, il y avait de la musique, des films, et beaucoup de paroles.

Les gens avaient chacun une petite lampe, ils récitaient de la poésie, des textes politiques, ou chantaient, dans toutes les langues. On ne voyait pas qui lisait, fille, garçon, Blanc, gros, Noire, handicapé, c'était des voix, comme des invocations pendant une nuit de sorcellerie.

Le plus trash la nuit ?

Les mecs hétéros, machos qui s'incrustent : exercer encore ce pouvoir, la nuit, je trouve ça insupportable.

Qu'aimez-vous le plus la nuit ?

La temporalité. Les heures ne passent pas pareil. Il y a une contraction, une dilatation, le temps devient vivant.

Les mots de la nuit ?

Les mots que les gens ne disent pas le jour. Après, ils oublient totalement ce qu'ils ont dit. La nuit, on entre dans une intensité différente.

Le parfum de la nuit ?

Sincèrement, il faut toujours s'en défaire du parfum de la nuit, les clopes, le vieil alcool, des trucs non identifiables. Le tube de la nuit ? Beaucoup de techno minimaliste allemande. Évidemment.

Orlando, ma biographie politique, en salle.

Cette interview a été initialement publiée dans le magazine Marie Claire numéro 862, daté juillet 2024.