Un long hurlement qui n’a rien d’humain, à moins qu’il ne le soit que trop, voilà le point culminant d’Animale. Le nouveau film d’Emma Benestan dans lequel Oulaya Amamra tient le premier rôle a été présenté en clôture de la Semaine de la Critique, au Festival de Cannes, le 22 mai 2024.

La confirmation d'Oulaya Amamra

On est en Camargue chez les manadièr.es, ça galope à cheval, ça bosse comme des brutes, ça boit comme des puits sans fonds, ça se mesure aux taureaux dans les arènes, une ambiance testostéronée au possible sauf qu’au milieu des hommes, il y a cette Nedjma, campée par Amamra donc, qui ne s’en laisse pas compter. Un traumatisme que subit l’héroïne va faire basculer ce fragile équilibre dans un revenge movie façon western surnaturel.

Vidéo du jour

L’occasion pour l’actrice d’y aller à fond dans le jeu, de développer des facettes d’interprétation tous azimuts, confirmant la force d’incarnation que Divines, le film qui l’a césarisée Meilleur Espoir en 2016, avait mis au jour et qui, ensuite, tapa dans l’œil de Romain Gavras (pour Le Monde est à toi, 2018), d’André Téchiné (pour L’Adieu à la nuit, 2019) ou Quentin Dupieux (pour Fumer fait tousser, 2022).

Au sommet d’un chic immeuble cannois, derrière une baie vitrée vue mer, c’est une actrice enthousiaste, solaire et inspirée qui nous parle.

Marie Claire : Qu’est-ce qu’il y a de beau, diriez-vous, chez un taureau ?

Oulaya Amamra : Les taureaux ont de ces regards…On pourrait se plonger des heures dans le blanc de leurs yeux et dans leurs pupilles énormes. On se voit à l’intérieur d’eux et d’ailleurs, le film raconte ça : une histoire d’identification.

 Est-ce qu’une connexion spéciale s’est instaurée entre vous et l’un de ces animaux ?

J’ai eu la chance de jouer une scène dans laquelle un taureau s’est approché très, très près de moi. On était dans une arène, le manadier, à côté de moi, m’avait vraiment mise en confiance. Il me disait "ne bouge pas", facile à dire, mais mon cœur battait à 100 000 à l’heure. Et puis, d’un coup, il n’y a eu plus rien autour de nous, rien que le taureau et moi – j’en ai des frissons en en parlant – rien que nos deux âmes et la caméra qui réussit à les capter.

Qu’est-ce qu’il y a d’"animale", pour reprendre le titre du film, en vous ? 

Je suis très instinctive, très en alerte, à l’écoute tout ce qui se passe autour de moi. Et puis, je crois que les personnages qu’on incarne laissent des choses en nous : depuis que j’ai tourné Animale, cette Nedjma m’a transmis un peu de la puissance et la rage qu’elle puise dans le taureau.

Je crois que les personnages qu’on incarne laissent des choses en nous.

Vous diriez-vous instinctive, aussi, dans votre manière de jouer ?

Je crois que je le suis, oui. Même si j’ai un côté bonne élève, du genre à beaucoup préparer les rôles – avec le plaisir, ici, de me documenter sur la Camargue, d’aller voir des courses de taureaux, avec l’excitation de me mettre dans la peau d’une inconnue – une fois le "action !" donné, j’aime être surprise, j’oublie ce qui a été préparé, d’autant plus qu’ici, avec les taureaux, les chevaux, les moustiques, la nature, tout est imprévisible, ça ne se passe jamais comme tu veux, donc tu es forcée de jouer au présent.

Comprenez-vous que les traditions sportives impliquant des taureaux indignent pas mal de monde ?

Je le comprends, bien sûr. Après, dans la course camarguaise, il n’y pas de mise à mort de l’animal. Mais je crois que la tradition taurine, ici, est davantage un prétexte pour parler d’une fille qui évolue dans un milieu d’hommes et qui va vivre un traumatisme – dont la course camarguaise est la métaphore.

Un film de revanche

Votre personnage, en effet, est exposé tout au long du film à la condescendance et à la brutalité des hommes. Pourquoi, malgré tout, c’est un rôle enthousiasmant à interpréter ?

Ce qui jouissif et excitant, pour moi, c’est de jouer dans un film de revanche. Ce qui est intéressant aussi, c’est que ces hommes-là ne sont pas tous des méchants, si bien que ce ne sont pas ceux auxquels on s’attend qui sont les plus violents. La violence, elle peut venir de gens très proches.

Rien n’est tout noir ou tout blanc dans ce film qui, autant que la violence, interroge aussi, tout le temps, le masculin et le féminin. Il a suscité des questions en moi auxquelles je n’ai toujours pas de réponses. 

Est-ce que le film fait écho à la condescendance et à la brutalité des hommes qui, dans le milieu du cinéma, existent aussi beaucoup ?

Bien sûr. La première fois que j’ai lu le scénario, j’ai eu envie de crier – je pousse un long cri dans le film - que toutes les paroles se libèrent et qu’on crie toutes. Un cri libérateur. Moi, j’en ai marre de chuchoter et qu’on s’excuse trop. On en a assez de la colère rentrée. J’aime au contraire les gens excessifs qui réagissent fort.

Un cri libérateur. Moi, j’en ai marre de chuchoter et qu’on s’excuse trop. On en a assez de la colère rentrée.

C’est la troisième fois, après le court-métrage Belle Gueule et le long Fragile, que vous tournez avec la réalisatrice Emma Benestan. Qu’est-ce qui fait que ça marche si bien entre vous ?

J’aime qu’elle casse les codes. Dans Fragile, elle dépeint un homme qui a en lui, justement, une fragilité, un romantisme, alors qu’habituellement, dans les films, c’est le personnage féminin qui recherche le grand amour.

Dans Animale, elle fait exister mon personnage à travers une sorte de western fantastique – tout en revisitant le mythe du Minotaure - alors que, même si j’adore les westerns, je n’y ai jamais vu jusqu’ici de personnages auxquels je pouvais m’identifier – des héros à cheval, j’en ai vu plein, des héroïnes, beaucoup moins.

Des personnages féminins inédits

Qu’est-ce qu’il y a d’excitant à travailler dans le registre surnaturel, fantastique, auquel Animale emprunte ses codes ?

Déjà, c’est génial que des réalisatrices comme Julia Ducournau, Coralie Fargeat – dont j’ai hâte de voir The Substance – ou Emma Benestan, inventent des personnages féminins inédits dans ce registre. Et le travail que ça demande sur le corps est très excitant, aussi : j’ai dû m’imprégner du rythme des pas, du souffle des taureaux, j’ai dû me masquer, me transformer physiquement, au point de ne pas bien voir, pas bien entendre, ce qu’il y avait autour de moi.

Ça crée des sentiments assez étranges, tristes même, comme si d’un coup je me sentais aussi seule que mon personnage, comme si l’on me regardait comme un monstre ou une bête de foire.

Vous êtes friande, en tant que spectatrice, de ce registre-là ?

Les films naturalistes, c’est super, on en a besoin, mais j’adore aussi quand le cinéma se permet tout, ne se prive de rien. Moi, je veux rêver, au cinéma ! Et dernièrement, des films comme Le Règne animal [de Thomas Cailley] ou Pauvres Créatures [de Yorgos Lanthimos], m’ont fait franchir cette frontière entre ce qui est possible, rationnel, et ce qui est au-delà. 

Trouvez-vous qu’on progresse, en France, dans la représentation au cinéma des personnes racisées ?

Je trouve, oui, grâce notamment à des films comme Animale : la fille que j’incarne s’appelle Nedjma et fait de la course camarguaise sans qu’à un seul moment ses origines ne soient un sujet. Je ne pense pas que le cinéma puisse sauver quoique ce soit, mais au moins, ce genre de personnages existent davantage dans l’imaginaire du public.

Comment vous vous armez face au racisme que vous subissez, éventuellement, au cinéma comme dans la vie ?

Je crois que le racisme, c’est le problème des racistes, en fait, leur maladie. Ça ne sera jamais le mien. Pour ma part, ma défense c’est de faire les choix de films que je fais, d’aller vers un cinéma plus diversifié, plus engagé, sans codes.

Divines, le film qui vous a révélée et qu’a réalisé votre sœur Houda Benyamina, a remporté la Caméra d’or à Cannes en 2016. Qu’est-ce qu’éprouvait la jeune fille de 20 ans que vous étiez en montant les marches ?

La montée des marches, on la voit derrière notre télé, on en rêve, on l’idéalise et d’un coup, on y est, c’est tellement bizarre ! Quelques secondes avant nous, c’était Nicole Kidman qui les montait. La Caméra d’or, c’est Willem Dafoe qui nous l’a remise, et il a même serré la main de ma mère. C’est ça pour moi, Cannes, une espèce de rêve hollywoodien auquel nous aussi, on a droit, et où il n’y a plus de barrières.

"Animale" d’Emma Benestan. Présenté en clôture de la Semaine de la Critique. Avec aussi Damien Rebattel, Vivian Rodriguez, Claude Chaballier…