Quand, en août 2014, les djihadistes de Daech envahissent Sinjar en Irak, Nadia Murad a 21 ans et n’a jamais quitté Kocho, son village natal.

Tous les hommes yézidis, dont six de ses frères, et les femmes âgées, dont sa mère, sont tués, et les jeunes femmes enlevées. Vendue à plusieurs reprises comme sabaya, esclave sexuelle, à des djihadistes, Nadia réussira à s’enfuir de Mossoul. Ambassadrice de bonne volonté des Nations Unies depuis 2016, soutenue par l’avocate Amal Clooney, son combat pour que justice soit rendue aux Yézidis, victimes d’un génocide, a déjà remporté une victoire : le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution pour qu’un groupe d’enquête rassemble les preuves des crimes commis par Daech en Irak. 

Le 5 octobre, elle a reçu le Prix Nobel de la Paix, aux côtés du Congolais Denis Mukwege, gynécologue qui soigne les femmes violées en République Démocratique du Congo. Le 10 décembre, ils recevront officiellement leur titre à Oslo, en Norvège. Nous avions rencontré Nadia Murad à Paris plus tôt dans l'année, à l'occasion de la publication de Pour que je sois la dernière (Fayard), le récit bouleversant de son histoire.

Marie Claire : Quel est votre rôle en tant qu’ambassadrice de bonne volonté des Nations Unies ?

Nadia Murad : Avant d’être nommée par l’ONU, je militais déjà pour la cause yézidie. Ce rôle d’ambassadrice me permet de toucher beaucoup plus de monde, de porter loin la voix des femmes yézidies et de dénoncer les crimes dont elles ont été victimes. Je les défends ainsi que leurs droits.

Comment avez-vous rencontré l’avocate Amal Clooney ?

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J’ai rencontré Amal avec Luis Morino Ocampo, l’ancien procureur de la Cour pénale internationale (CPI). Elle a tout de suite accepté d’apporter son aide, et depuis elle est très utile à notre cause. Elle recueille la parole des victimes yézidies par Skype ou va à leur rencontre en Grèce, en Irak, en Allemagne, pour que leurs témoignages puissent être un jour utilisés pour obtenir justice.

L’armée irakienne a capturé des combattants de l’Etat isIamique à Mossoul. Mène-t-on l’enquête sur ce qu’ils ont fait subir aux femmes yézidies?

Non pas encore. Ils en ont capturé beaucoup, mais peu ont été interrogés à ce sujet. Certains ont été filmés. L’un d’eux a avoué, face à la caméra, avoir violé et tué des dizaines de Yézidies mais jusqu’à présent, aucun combattant n’a été condamné pour ces crimes.

Pourtant des collaborateurs de Daech sont connus, vous évoquez dans votre livre le Dr Islam, un ORL de Mossoul, qui avait des sabaya à son service…

Il était très connu dans la région comme beaucoup d’autres et leurs familles, pour collaborer avec Daech. Je ne pense pas qu’ils vont rechercher les collaborateurs, l’Etat isIamique a été vaincu, les djihadistes sont partis, point final.

Il y avait deux millions d’habitants à Mossoul mais personne n’a bougé pour venir en aide aux deux milles sabaya qui y étaient captives…

À Mossoul, il y avait 30.000 membres de l’EI qui vivaient parmi deux millions d’habitants. Ces derniers auraient pu aider les femmes captives, ou au moins faire passer des informations sur les membres de Daech et leurs QG à Mossoul. Non seulement ils ne l’ont pas fait mais quand certaines réussissaient à s’enfuir des maisons où elles étaient retenues prisonnières, ils les ramenaient à leurs bourreaux. Ils leur ont même acheté des enfants yézidis pour en faire leurs esclaves domestiques.

Cette tragédie a-t-elle bousculé la place des femmes dans la communauté yézidie? Comment les rescapées de Daech ont-elles été accueillies ?

Dès le début, les Yézidis ont bien accueilli les femmes qui ont réussi à s’enfuir ou qui ont été secourues. Ils les ont bien traitées, des hommes yézidis les ont épousées malgré les traumatismes endurés entre les mains de Daech. Comme les autres femmes de cette région du monde, les Yézidies ne jouent pas un grand rôle dans leur société. Nous ne pouvons pas influer sur les lois en étant une si petite minorité. Mais après que l’Etat isIamique a essayé de nous réduire en esclavage et de nous arracher notre dignité, nous avons pu faire entendre notre voix, et finalement avoir plus de pouvoir.

Quel est l’avenir de votre peuple qui ne représente qu’un million de personnes ?

On n’est même plus un million et aujourd’hui, 300 000 Yézidis déplacés vivent dans des camps de réfugiés. La meilleure chose pour nous serait de vivre en sécurité dans un pays en Occident mais aucun ne va pouvoir tous nous recevoir. Nous devons alors aider à reconstruire le Sinjar pour y revenir un jour. Avec le gouvernement français, nous essayons de promouvoir le Sinjar Action Fund.* J’ai rencontré le président Macron en avril dernier. Il nous a promis de nous aider à débarrasser notre région des mines antipersonnel. C’est très important car beaucoup ont été tués à cause de ces mines quand ils ont voulu rentrer chez eux. Une conférence va se tenir en mai à Bruxelles sur les minorités, nous allons essayer de faire connaitre ce fonds. Emmanuel Macron a aussi promis de venir au Sinjar mais je ne sais pas quand ce sera possible. 

Plusieurs pays sont confrontés au retour de djihadistes sur leur sol. Pensez-vous qu’ils doivent accepter leur retour ?

L’Allemagne, l’Australie ont capturé des djihadistes qui avaient rejoint Daech. La seule raison de les laisser revenir est de les juger dans leur pays d’origine. S’ils ne paient pas pour ce qu’ils ont fait, ils représenteront toujours un danger. S’ils sont jugés et punis chez vous, ce sera une leçon pour les autres Français qui ont des sympathies pour l’Etat islamique.

 Plus jeune, vous rêviez d’ouvrir un salon de beauté. Et aujourd’hui que vous vivez en Allemagne ?

En Allemagne, j’ai été très occupée à militer mais maintenant que j’ai écrit ce livre où j’ai tout expliqué, je n’aurai plus à parcourir le monde pour témoigner, encore et encore. Je peux me concentrer sur mon avenir. Et quand les Yézidis seront en sécurité et acceptés comme des citoyens comme les autres au Sinjar, j’y retournerai.

 nadia murad livre

*nadiainitiative.org