Par reproduction sociale, par simple envie d’imiter les copines ou par pure coquetterie : on a toutes eu une bonne raison de se faire percer les oreilles.

La mienne, bien que peu originale au vu de la mode des années 2000, se révela toutefois extrêmement précise et pressante : il me fallait de toute urgence être en mesure de porter des créoles.

Et pas n’importe lesquelles : des créoles très grandes, très fines, très dorées, comme celles de J-Lo, Beyoncé ou encore de Mariah Carey.

J’aurai pu aussi vous dire, comme celle de Sade, Madonna et Queen Latifah, mais ce serait clairement vous mentir sur mes références socio-culturelles de l’époque.

J’avais à l’époque 14 ans et un appareil transparent sur les dents, et j’étais surtout à des années lumières de comprendre le pourquoi du comment de cette tendance qui en réalité, n’était pas seulement l’expression d’un quelconque air du temps, mais, bien au contraire, le fruit d’une histoire civilisationnelle et socio-culturelle toute particulière.

Les boucles d'oreilles créoles, de César aux "Cholas"

Et pour la comprendre, il nous faut remonter à la nuit des temps et plus particulièrement à l’année 2500 avant JC, date approximative donnée à une paire d’anneaux dorés retrouvés sur le corps d’une femme en Mésopotamie (soit l’actuel territoire d’Irak ndlr).

Ce sont alors les plus vieilles boucles d’oreilles jamais retrouvées par des archéologues, à croire que les tendances se répètent tous les 5000 ans.

En réalité, les créoles n’ont jamais cessé d’accompagner la lente et tumultueuse marche de l’humanité.

Par exemple, dans l’Egypte Antique, elles auraient été utilisées pour orner les personnalités et animaux sacrés dans leur vie post-mortem tandis que dans la Grèce Antique, elles étaient considérées comme un signe de chance et de fortune.

Vidéo du jour

Dans les années 60 et 70, les créoles ont été associés à la beauté africaine, notamment quand Nina Simone et Angela Davis ont commencé à en porter. - André Leon Talley

Mais c’est Jules César qui en fera officiellement un marqueur social, un signe extérieur de richesse en somme, alors que les romains n’en étaient pas spécialement fans jusqu’à son arrivée à la tête de l’Empire.

Plus tard, durant l’âge d’or des grandes conquêtes, ce sont les pirates qui seront réputés pour porter des anneaux dorés à leurs oreilles et ce dans l’unique but de s’assurer une cérémonie funéraire en bonne et due forme.

Mais surtout, avec les grandes vagues de colonisation et l’essor du marché triangulaire, on les verra apparaitre aux oreilles des femmes esclaves, les créoles étant alors les seuls bijoux qu’elles sont autorisées à porter et à conserver, muant ce bijou d’apparence futile en objet de transmission familiale et d’appartenance sociale particulièrement distinctif.

Une symbolique socio-culturelle que l’on retrouvera bien plus tard dans l’ex-Nouveau Monde avec les Cholas, cette subculture américaine des années 80-90 qui émergea dans les quartiers populaires latinos et afro-americains du sud de la Californie.

Rituels de passage et culture mainstream

"Les créoles représentent une partie de qui je suis et ont toujours été un parti-pris stylistique plutôt courant chez les Latinas avec qui j’ai grandit", explique Verky Baldonado, rédactrice pour Latina Magazine sur le site Refinery29.

Et pour cause, comme le rappelle la jeune femme, l’octroi de ses boucles marque traditionnellement l’accomplissement d’un rite de passage entre une mère et sa fille dans la culture latino-américaine.

Selon la journaliste Sha Ravine Spencer, ces boucles d’oreilles "symbolisent également, dans les communautés afro-américaines, le fait de grandir, de s’approprier sa propre identité et célébrer son origine ethnique", ces dernières ne disposant pas généralement des mêmes ressources en matière de transmission et d’héritages.

C’est ainsi que des accessoires de mode comme les créoles, mais aussi des parti-pris stylistiques ou encore des rituels de beauté se sont progressivement mués en trésors de famille sentimentales que l’on peut inlassablement transmettre de génération en génération.

La prochaine fois qu’on dira aux filles du Bronx de retirer leur créoles, elles pourront répondre qu’elles s’habillent juste comme une élue du Congrès ! Alexandria Occasio-Cortez

"Dans les années 60 et 70, les créoles ont été associés à la beauté africaine, notamment quand Nina Simone et Angela Davis ont commencé à en porter", souligne dans le New York Times Andre Leon Talley, ancien rédacteur mode du Vogue américain.

Mais c’est finalement avec la vague hip-hop et R&B des deux décennies suivantes que les créoles deviennent un objet de désir mode, le phénomème musical influençant alors directement les tendances de l’époque.

De Paris Hilton à Gwen Stefani en passant par Drew Barrymore : célébrités et simples anonymes adoptent alors les boucles d’oreilles démocratisées par des artistes comme Sade, Salt-N-Pepa ou encore Selena Quintanilla, qui en font un symbole de pouvoir, de résistance mais aussi de féminité revendiquée.

Un instrument d’empowerment qui, sous l’effet de sa popularisation à la sauce mainstream, aura tendance à perdre de sa substance transgressive, les créoles devenant à la faveur des années 2000 un simple accessoire de mode auréolée de sexyness assumé.

De quoi faire naitre d’intenses débats sur l’appropriation culturelle dont les boucles d’oreille ont fait l’objet, notamment de l’autre coté de l’Atlantique où les créoles oscillent entre objet de désir et de discrimination.

La créole, de l'appropriation culturelle ? 

"Femmes blanches, retirez vos créoles!" C’est le message qu’inscrivent en 2017 trois étudiantes californiennes issues de la communauté latine sur un mur de leur université dédié à la liberté d’expression, les créoles étant alors un accessoire de mode plus que jamais aseptisé.

Le but de ces étudiantes ? Sensibiliser l’opinion publique sur la manière dont certaines femmes de couleurs se sentent face à l’invisibilisation de leur propre culture, mais surtout face à une industrie de la mode ultra-capitalistique qui se la réapproprie tout en ignorant les discriminations auxquels les membres de ces communautés font face lorsqu’ils/elles portent lesdites boucles d’oreilles, notamment dans les sphères professionnelles et institutionnelles.

Jugées tendance sur une femme blanche, les créoles deviennent le prétexte de commentaires déplacées - "exotiques", "non-professionnelles", "vulgaires", "ghetto" - lorsqu’elles sont portées par une femme noire ou latino.

"Les communautés de couleurs ont toujours porté des créoles, tout en ayant conscience qu’en dehors de leurs cellules familiales ou communautaires, elles seront mal vues", explique dans Refinery29 Callia A. Hargrove, rédactrice social media chez Teen Vogue et afro-américaine originaire du Queens qui a toujours considérés ses créoles comme une extension d’elle-même.

Ce stigmate social dont font l’objet les créoles, certaines femmes en feront un puissant accessoire stylistique de conquête politique, de l’activiste afro-americaine Angela Davis, qui militait en faveur des droits des femmes et des minorités armée d’imposantes créoles dorés à plus récemment la députée latino-américaine Alexandria Ocasio-Cortez qui n’hésite pas à revendiquer fièrement l’intégration d’une paire de créoles à son vestiaire de femme politique.

"La prochaine fois qu’on dira aux filles du Bronx de retirer leur créoles, elles pourront répondre qu’elles s’habillent juste comme une élue du Congrès !", twittait la démocrate en janvier 2019.

Deux ans plus tard, lors de l’inauguration du 46e Président des Etats-Unis, ce sera finalement la poète afro-américaine Amanda Gorman qui donnera aux litigieuses boucles d’oreille leur heure de gloire.

Scrutée par des millions de spectateurs à travers le monde, elle déclamera sa prose coiffée d’un flamboyant serre-tête rouge, de tresses bijoutés et surtout, d’une paire de fines créoles aux reflets dorés.