« Nous sommes des dealers de capuches », résume Virgil Abloh, créateur de la marque de luxe décontracté Off-White et directeur créatif de Kanye West. Cet homme occupé appartient à cette nouvelle génération de designers qui a fait monter la rue, ses sweats, ses casquettes et ses baskets sur les podiums. Hood by Air, Vetements, Gosha Rubchinskiy, Koché, Wanda Nylon… Ces temps-ci, ceux qui comptent révèrent le hoodie. En octobre, Balenciaga a choisi son directeur artistique parmi eux : Demna Gvasalia, leader du collectif Vetements, déjà culte en cinq collections perfusées à la jeunesse, mi-métal mi-street, tendance post-genre.

« Il y a l'attrait de la nouveauté, mais ce n'est pas un streetwear premier degré, pointe Patricia Romatet, directrice d'études à l'Institut français de la mode, qui a coaché Demna Gvasalia et Christelle Kocher, créatrice de Koché. Ils brisent les codes en travaillant une déclinaison féminine, faite d'associations inattendues. Koché combine la broderie à une esthétique street. Vetements est un coup de poing, qui joue la démesure et le détournement de matériaux pauvres. Ce n'est pas une mode cérébrale, elle est démocratique car se partage facilement. »

Vidéo du jour

Sur le défilé automne-hiver 2016-2017 de Vetements, une robe à capuche aux épaules carrées arbore ces mots cryptiques : « May the bridges I burn light the way » (« Que les ponts que je brûle éclairent le chemin »). La citation est de Dylan McKay. Celui de la série Beverly Hills. L'ironie connivente sur fond de pop culture, rien de tel pour créer du lien dans une époque dopée aux références communes. Celles des 90's ici, qui ont baigné l'adolescence de ces trentenaires. Les logos emblématiques sont piratés : Vetements s'approprie celui de Champion, le russe Gosha Rubchinskiy appose son patronyme en cyrillique sur le rectangle Tommy Hilfiger, prisé des rappeurs des 90's. Comment le streetwear, subculture circonscrite, est-il devenu à ce point hégémonique ?

Un brassage sociologique

Sur le Tumblr de Koché, à côté d’un cliché de crochet bleu, on trouve une photo de Kris Kross, une autre de Lauryn Hill. Christelle Kocher, 37 ans, a lancé sa marque en janvier 2015. Ado, dans sa banlieue strasbourgeoise, elle portait « des jeans baggy, avec un gros bombers et des chemises à fleurs. J’ai grandi dans un milieu populaire, l’important c’était les dernières Nike ou Adidas. Cacharel, je ne connaissais pas », confie d’une voix douce la créatrice qui nous reçoit, dans son lumineux studio de Ménilmontant, en veste noire et short de basket orange fluo rebrodé de dentelle sur collants ajourés. 

Organiser la rencontre du luxe et de la street culture est venu spontanément à cette admiratrice de Madame Grès et Madeleine Vionnet, passée chez Chloé, Dries Van Noten et Bottega Veneta, qui drape et brode elle-même, et à qui Chanel a confié la DA de la maison d’artisanat d’art Lemarié depuis 2010. Il s’agissait de créer un « dialogue entre le confort du vêtement de sport et ce savoir-faire français, cette sophistication de l’industrie du luxe, avec des ramifications vers l’art contemporain. »

La rue l’inspire plus que la mode. C’est là qu’elle trouve une partie de ses mannequins, dont les corps réalistes, variés, font un sort à « cette femme fantasmée, clonée ». Elle y shoote aussi son lookbook, où les modèles métissés courent sous l’envol d’un pigeon et posent devant une poubelle verte, belle soudain.  

Un goût du réel qui a présidé au choix de ses lieux de défilé : le premier en plein Forum des Halles, le second au milieu des coiffeurs africains et resto indiens du passage du Prado dans le 10e arrondissement. « Ce sont des lieux de brassage sociologique, avec différentes origines culturelles, c’est le Paris que j’aime. Qui n’est pas le Paris de Saint-Germain, où je ne vais jamais, il n’y a que des touristes. » Un réalisme qu’elle applique à ses prix : si la robe couture brodée de velours et dentelle de Calais sortira à 4.500 euros, les tops en résille seront à 90. « Je veux que mes vêtements soit atteignables, travailler pour 2% de la population ne m’intéresse pas. »

Créer des ponts dans une société segmentée, inquiète, c’était l’intention tue de Christelle Kocher avec son dernier défilé, en mars. « C’est vrai qu’il y avait un message, concède presque à regret celle qui préfère laisser ses choix esthétiques exprimer sa conscience sociale. La dernière chanson qu’Aamourocean a composé pour le défilé s’appelle ‘Don’t be afraid’. Don’t be afraid dans ce passage du Prado, Don’t be afraid de ces tragédies à Paris, qui ont frappé la jeunesse, ma population. Don’t be afraid to be creative. »

Latex et molleton

La pulsation créative qui se dessine est topographiquement marquée : Rive droite, toute. Demna Gvasalia a beau avoir travaillé chez Margiela et Vuitton, fasciner Kanye West et Rihanna, il se nourrit de la faune fauchée de Belleville ou des fureteurs de fripes qu’il observe chez Guerrisol, en face de Tati. « Il ne s’agit pas de créer un conte de fée, ce n’est pas la réalité », confiait à The Business of Fashion (BoF) ce Géorgien qui, adolescent, a fui la guerre civile. Et de préciser : « un vêtement est un produit, il n’est pas fait pour être dans un musée mais dans une garde-robe ». Celle de la jeunesse qui l’émeut. « Je n’oublierai jamais ce moodboard dans le bureau de Demna, se souvient Patricia Romatet. Il avait des polaroids de SDF, des gueules cassées, portant des vêtements de femmes trop petits pour eux. »

Pas plus bercé par l’héritage, qu’ils ne s’emballent pour le futur, ces créateurs - qui commencent souvent leurs phrases par « Notre génération » - parlent à leur époque, ici et maintenant, dans un souci d’intensification du présent propre à l’ère postmoderne. Soucieux de montrer la beauté de la jeunesse post-soviétique sous Poutine, Gosha Rubchinskiy en a fait un livre de photos déjà culte, Youth Hostel. « J’essaie de sentir ce qu’est le moment, dit à BoF celui qui caste de jeunes skateurs pour ses shows. Je parle un langage universel, même si c’est avec un accent russe. »

Si les podiums les plus excitants ressemblent soudain à la pochette de l’album 36 Chambers du Wu-Tang Clan (une armée de capuches, pour les néophytes), l’historienne de la mode, Guénolée Milleret (1) tient à préciser que la romance rue-luxe n’est pas née hier : « Marithé+François Girbaud ont créé le baggy à scratch dans les années 80. En 2001, Marc Jacobs invitait Stephen Sprouse à taguer les sacs Vuitton et en 2008, Jeremy Scott imaginait un hoodie queue de pie. Rappelons aussi les baskets couture de Dior et Chanel en 2014. Avant même internet, les stylistes étaient fascinés par les photographies de streetstyle de Bill Cunningham. »

Si la mode adresse depuis un bail de ponctuels clins d’œil au streetwear, mine d’inspiration fertile, la grande différence réside dans le fait que les créateurs d’aujourd’hui sont eux-mêmes les produits de cette subculture. Les sweat-casquette-baskets, sont leurs gammes spontanées. D’où l’audace de leurs hybridations, comme la rencontre du latex et du molleton chez Wanda Nylon, griffe ultra-féminine, mi-fétichiste mi-street.

Sa créatrice Johanna Senyk, liante et volubile trentenaire à l’esprit de contradiction musclé, ne se reconnait d’ailleurs pas vraiment dans l’appellation streetwear. « Musicalement ou culturellement, vu notre âge, ça me semble juste complètement naturel. Le hip hop de NTM, d’IAM, on a grandi avec. Chez Wanda Nylon, l’influence sera dans l’attitude : sur ce pantalon à paillettes aux poches super basses, pour ne pas faire ‘jolie madame’. Si on bosse un molleton, ce n’est pas parce que c’est streetwear, mais parce que c’est moins cher et que je veux démocratiser mes vêtements. Certes, le bandana partait d’un truc gangsta, mais ça s’est terminé en agneau plongé. » 

Arrivée à Paris à 18 ans, elle travaillait sur les clips de NTM et d’Assassin, traînait avec Cypress Hill et le Wu Tang. Sans qu’elle n’ait rien demandé, par affinité spontanée, M.I.A et Snoop se sont appropriés sa parka réfléchissante et Rihanna a choisi son trench transparent pour le clip de Bitch Better Have My Money. La raison d’être des nombreuses capuches sur son dernier défilé ? « Tu ne peux pas arriver à un entretien d’embauche avec une capuche, il y a un côté ‘je t’emmerde’. C’est irrévérencieux, comme mâcher un chewing gum quand on te parle. » 

La nouvelle rebellion

Depuis la mort par massification du perfecto, le streetwear a supplanté l’esthétique rock comme vecteur graphique de la rébellion. La capuche en particulier, celle du gamin dansant devant une rangée de policiers dans le clip Formation de Beyoncé, en soutien au mouvement Black Lives Matter. C’est par cet hymne que commence le défilé automne-hiver 2016-2017 de Hood By Air, griffe de l’américain street-goth-queer Shayne Oliver, dont les hoodies à typo géantes s’arrachent. Les mannequins sont cette fois flanqués de codes-barres d’enregistrement pour bagages, évoquant la crise des réfugiés en Europe.

« La mode est devenu plus politique. Tant mieux, parce qu’on s’ennuyait un peu, salue Alexandra Jubé du cabinet de tendance Nelly Rodi. Dans un climat si compliqué, c’est difficile de se taire quand on a le pouvoir de se faire entendre : Beyoncé ou Kendrick Lamar s’engagent. Les Gosha et Demna s’inspirent, eux, de la rudesse du réel et renouvellent le discours dans une situation politique tendue. Emerge un territoire esthétique qui n’était pas encore remonté : la culture de la rue, des supporters.

Comme le montre la vidéo d’i-D France, ‘Go Zone’ (en réponse aux no-go-zones inventées par Fox News après les attentats de janvier 2015, ndlr), c’est au sein de cette jeunesse qui breake et joue au basket que fourmille la créativité brute, non marketée. »

La déferlante streetwear, devenu un genre à part entière, poursuit son ascension vers les grandes maisons. Outre Balenciaga qui pour le premier défilé de Demna Gvasalia en mars s’est ouvert aux parkas et doudounes, Chanel suggère la casquette à l’envers pour l’été, et la capuche en cuir pour l’hiver, quand Chloé voit l’été en survêtement seventies. A l’heure où les casquettes font encore sursauter, notamment dans les quartiers où résident les principaux clients du luxe, que penser de l’ambiguïté nouvelle des atours de la street culture ?

« Les codes ont changé, les gens de la street sont les nouveaux modeux, constate Amel Mainich alias Ugly Mely,blogueuse sneakers (2). Il y a dix ans, j’ai fait un stage chez Vuitton. J’avais pris un avertissement parce que j’étais en baskets. Des Stan Smith noires, je m’en souviens encore. Aujourd’hui toutes les marques ont sorti leur sweat. Avant on regardait Emmanuelle Alt et les actrices pour être à la mode, aujourd’hui c’est Cara Delevingne qui copie les gamins qui s’habillent chez Supreme (la marque de skateurs culte, ndlr).»

Un renversement des paradigmes qui enchante cette passionnée de street culture : « Avec la rue sur les podiums, on ne me traite plus de racaille. Enfin se concrétise l’idée que l’habit ne fait pas le moine.» A voir l’enthousiasme que suscite sur Instagram le Gucci Gang, une bande de cinq ados au style imbattable qui mélangent esprit couture et codes très sport, nous prévoyons à la romance luxe-rue un avenir du meilleur cru.

1. Coauteure, avec Renée Pumon, de Modes du xxe siècle : le streetwear, éd. Falbalas.

2. Auteure de Sneakers, éd. du Chêne.

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