Le N°5 de Chanel, Angel de Thierry Mugler ou J'Adore de Christian Dior vont-ils pouvoir rester ces fragrances que l'on connaît et que l'on aime ? Les rumeurs vont bon train dans le monde de la parfumerie. En cause, la législation européenne : « La Commission européenne a identifié dans les parfums, vingt-six substances pouvant provoquer des allergies, précise Gérard Delcour, président du Syndicat français du parfum. Si leur proportion est supérieure à 0,01 %, le fabricant est obligé de signaler sur l'étiquette la présence de ces molécules. »

Chefs-d'oeuvre en péril

Mais la Commission européenne menace d'aller plus loin encore sur les recommandations du Comité pour la sécurité des consommateurs. Celui-ci estime en effet qu'à l'heure actuelle en Europe, 1 à 3 % de la population présente des réactions allergiques après utilisation de produits de beauté parfumés. « Cent vingt-neuf nouvelles molécules seraient sous haute surveillance, leur concentration étant très limitée, précise Céline Tinet, responsable des affaires réglementaires au sein de by Terry. Exemples : le citral, présent dans les huiles d'hespéridés (citron, mandarine), l'eugénol, le géraniol que l'on trouve dans l'essence de rose.... Ou le lyral qui apparaît dans quasiment tous les parfums. Les mousses de bois sont, elles aussi, dans l'oeil du cyclone. Pourtant, elles sont présentes dans la plupart des grands parfums cuirés et boisés. »

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« J'ai longtemps dirigé les parfums Azzaro, reprend Gérard Delcour. J'ai vendu des milliers de flacons. Et nous n'avons enregistré durant toutes ces années qu'une dizaine d'allergies déclarées, jamais graves. » Pourquoi, pendant qu'on y est, ne pas interdire les fraises pour risque d'allergie ? La Fédération de la parfumerie suit de très près l'évolution de la situation et son président doit très bientôt rencontrer les équipes de Marisol Touraine, ministre de la Santé.

Les allergologues dubitatifs

Pour le Dr Annick Pons-Guiraud, dermato-allergologue : « Il était légitime, il y a six ou sept ans, de limiter la concentration des vingt-six molécules potentiellement allergisantes. Mais mettre aujourd'hui sous haute surveillance une centaine d'autres actifs me semble excessif, pense-t-elle. Nous sommes une cinquantaine de spécialistes à nous réunir deux fois par an pour étudier la réaction à de nouvelles molécules de patients potentiellement allergiques (car souffrant d'eczéma, rougeurs, érythèmes...). Nos enquêtes montrent que, en moyenne, 4 % de ces personnes présentent une allergie à une ou plusieurs molécules parfumées. Le vrai principe de précaution pour elles, c'est de découvrir précisément ce à quoi elles sont allergiques ou bien, si c'est trop complexe, il ne leur reste plus qu'à supprimer purement et simplement tout parfum et même tout cosmétique parfumé. Ce qui n'est pas si simple, j'en conviens. »

Dans le service d'allergologie de l'hôpital de Grasse, les allergies aux parfums, on ne connaît pas. « Il n'y a pas de région à l'air plus saturé de molécules parfumées que ma ville de Grasse, précise Jean-Claude Ellena, parfumeur Hermès. Je me suis renseigné à l'hôpital... Pas un malade ! Même absence de réaction en ce qui concerne précisément la mousse de chêne qui entre dans la composition des fougères, chypres et orientaux. Des ouvriers manient à longueur de journée ces mousses de bois... et ils vont très bien, merci. S'ils avaient été malades, on aurait depuis longtemps abandonné ce végétal. D'ailleurs, il y a plusieurs sortes de mousse et on utilise surtout deux espèces dénuées de tout danger. »

Les parfumeurs exaspérés

« Je suis catastrophée, déclare Élisabeth de Feydeau*, experte en parfum. Je me suis replongée dans les archives de l'Académie de médecine, et il y a de quoi hurler... de rire. En 1880, le Dr Galopin prédisait qu'avec les molécules de synthèse, les femmes allaient devenir stériles. Un peu plus tôt, un psychanalyste affirmait que l'essence de rose rendait les femmes hystériques. Comme quoi, il faut se méfier de certaines mises en garde de médecins ! Si toutes les molécules désignées par la Commission européenne devaient être supprimées, la parfumerie française serait en grand danger, et la formule des plus grands parfums ­ donc leur fragrance ­ devrait être révisée pour un sillage bien entendu modifié. »

Pour Christine Benet, directrice des laboratoires Delarom (elle vient de formuler un parfum masculin et un féminin) et experte en huiles essentielles, ces menaces sont un non-sens. « La parfumerie, que je sache, n'a jamais eu à déplorer de crise sanitaire liée à la consommation de ces produits. Ils sont pourtant utilisés quotidiennement depuis des siècles. Et les concentrations d'huiles essentielles recommandées (0,01 %) sont bien inférieures à la concentration critique potentiellement allergisante qui est de 1 % environ. Il est évident qu'il faut surveiller la provenance des ingrédients. Moi-même, je refuse certains lots que je considère insuffisamment "secure" et contrôlés, c'est pour cela que nous produisons français. Mais il serait bon de se rappeler que la parfumerie est la quatrième industrie exportatrice française. Ce n'est peut-être pas le moment de la torpiller. »

Donner du temps au temps

L'un des plus talentueux nez actuels, qui préfère garder l'anonymat est, quant à lui, persuadé que, si la situation l'exige, les parfumeurs sauront rebondir. « Ils ont suffisamment de talent pour travailler différemment. On parvient toujours à découvrir des matières premières nettoyées. Il faut croire en notre capacité d'innover. Mais le problème est complexe. Si le consommateur doit être informé des risques potentiels d'allergie, on doit faire preuve de bon sens. Le principe de précaution ne doit pas amener à fusiller une industrie prestigieuse [Son chiffre d'affaires avoisine les 25 milliards de dollars]. Si certaines formules doivent être revisitées, faites-nous confiance, on y arrivera. Il faut juste laisser le temps au temps. »

Un silence assouridssant

Dans les grandes sociétés de parfum, on se refuse pour l'instant à tout commentaire. « En réalité, précise un informateur, on préfère attendre et voir. Le processus législatif risque d'être long. Mieux vaut ne pas prendre la Commission à rebrousse-poil... Georges Clémenceau ne disait-il pas que pour enterrer un problème, il fallait nommer une commission... »

*Auteur du Parfum (éd. Aubéron).