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Hagsploitation, l’érotisme de la «vieille peau»

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Les vieilles folles dévergondées inspirent un cinéma jouissif, mis à l’honneur par le festival du film fantastique de Neuchâtel, en Suisse. Analyse du genre du «mélodrame gériatrique» avec Pascal Françaix, spécialiste du camp.
publié le 6 juillet 2024 à 8h57

Abordant le thème de l’âge et des outrages, le festival du film fantastique de Neuchâtel (le Nifff, sous son acronyme anglais) fait un focus, du 5 au 13 juillet, sur ces films voyeurs qui mettent en scène des stars déchues aux allures de mères maquerelles, capables de commettre les actions les plus immorales sans la moindre ombre d’hésitation. Privilège de l’âge ? Un des longs-métrages programmés dans cette section – Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? réalisé par Robert Aldrich en 1962 – est le titre phare, pionnier du genre. Il met en scène deux sœurs rivales, autrefois célèbres, interprétées par les actrices vieillissantes Bette Davis et Joan Crawford. La scène la plus sidérante du film montre une paralytique (Blanche, jouée par Crawford) qui téléphone à son médecin pour l’appeler au secours, car sa sœur Jane (incarnée par Davis) lui fait subir les pires brimades. Pantelante, échevelée, elle se raccroche au combiné lorsqu’un bruit lui fait tourner la tête : derrière elle, Jane vient de surgir, accoutrée comme une poupée, fardée de céruse, un rictus de rage lui tordant les traits. Ce qui suit dépasse toute épouvante.

«Mémés psychotiques»

La scène est si dérangeante qu’elle en devient sensationnelle. Le film fait un triomphe dans les salles. Parmi les spectateurs, un garçon de 16-17 ans – Pascal Françaix, qui deviendra écrivain, cinéphile, auteur culte d’essais sur le torture porn, le teen horror et le camp (fleuron exubérant des cultures LGBT+) – le reçoit comme un électrochoc. «Abasourdi, euphorisé», ainsi qu’il le raconte à Libération, l’adolescent développe une véritable obsession pour le film. «Je n’avais jamais rien vu de comparable, à l’époque», se rappelle-t-il, frappé de voir «des personnes âgées, deux femmes qui plus est» impliquées dans une furie «sans retenue, d’une sauvagerie totale». Pascal Françaix, surtout, est frappé par l’aspect excessif de la mise en scène : «Le grimage outrancier de Jane/Bette Davis, vêtue d’une robe de fillette, arborant un maquillage clownesque et coiffée d’anglaises dignes de la petite Shirley Temple, ajoutait à la cruauté une touche de bouffonnerie.»

Ce «moment camp iconique, joignant l’absurde à l’outrance» scelle son sort. Pascal Françaix se prend de passion pour un «sous-genre fort particulier : les thrillers mettant en scène des femmes âgées et ravagées, gargouilles ou mégères que seule la camisole saurait apprivoiser. Aucun terme générique n’a jamais été appliqué en France à cette catégorie de films.» Aux États-Unis, on parle de Grande Dame Guignol, par allusion au Grand Guignol (version diva déviante), ou de Psycho biddy pour désigner ces films de «mémés psychotiques». Ils sont également classés dans la catégorie «hagsploitation», par en référence au mot anglais «hag» qui peut se traduire par «harpie», «démon femelle», «sorcière» ou tout simplement «vieille peau». Pascal Françaix, lui, préfère parler de «mélodrames gériatriques», car le mot mélodrame, dit-il, est le plus à même d’en traduire le pathos.

«Un glamour de la décrépitude»

Dans l’ouvrage majeur qu’il consacre à cette branche singulière du cinéma – Camp ! Volume I, Horreur & exploitation (il consacre deux autres volumes aux déclinaisons comédie musicale et films gays de l’esthétique camp) – Pascal Françaix insiste sur la dimension foncièrement macabre du camp, indissociable du sentiment poignant suscité par un désastre : «Un visage jadis harmonieux, aujourd’hui ravagé par les rides ; une silhouette fine et gracieuse métamorphosée en tas de graisse ; une somptueuse chevelure cédant la place à une perruque : voilà qui est remarquable, effarant, affligeant ; voilà qui est spectaculaire ; voilà qui est j’y reviens pathétique. Et le pathétique est particulièrement bien accordé au camp, en ce qu’il peut aisément se muer en pathos, lequel est un mode d’expression privilégié de l’exagération, de l’artifice ; il est une stylisation de la tristesse.»

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En préface du livre, l’essayiste et chroniqueur Christophe Bier résume : «Décadent, le camp construit un glamour de la décrépitude qui soulève le cœur de certains commentateurs. Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? fut jugé complaisant et vulgaire : “un monument d’agressive laideur”, selon [le critique Jean-Pierre] Coursodon et [le cinéaste Bertrand] Tavernier.» Rebondissant sur cette réflexion, Pascal Françaix raconte, lors de notre entretien, que le film de Robert Aldrich entretient effectivement des liens ambigus avec le bon goût : «On ne sait plus s’il faut en rire ou en être révulsé – ce fut d’ailleurs la grande question des critiques, qui conspuèrent le film dans leur grande majorité, incapables de comprendre que si le film était choquant, c’était aussi parce qu’il était drôle. Le réalisateur Robert Aldrich était très fort dans ce domaine, il savait comme nul autre mêler le ridicule et l’outrage.» Dans ce film en clair-obscur, l’humour affleure derrière l’horreur mais… derrière la turpitude aussi, car les images flattent volontiers des pulsions peu avouables. Peut-on parler de gérontophilie ?

Déchaînement libidineux

«Pour le spectateur, il y a le plaisir morbide de scruter les traces subsistantes de beauté dans des visages et des corps défraîchis, approuve Pascal Françaix. C’est le poème de Ronsard à l’envers. A “Mignonne, allons voir si la rose…” se substitue : “Vieillarde, voyons voir ce qui subsiste d’attraits en toi.” Il y a là quelque chose de titillant.» Beaucoup de mélodrames gériatriques montrent d’ailleurs de beaux jeunes hommes devenir les proies plus ou moins consentantes de «sublimes disjonctées de la ménopause» que leurs extravagances parent d’une aura magnétique. En vraies dominas, la plupart de ces héroïnes imposent des relations de pouvoir fortement chargées d’érotisme.

Dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, les «composantes sadomasochistes sont nombreuses, affirme Pascal Françaix. On peut même dire que le film repose sur elles. Je ne sais plus quel critique se plaignait que le scénario se bornait à un rituel répétitif : Jane invective Blanche, Jane entre dans la chambre de Blanche, Jane maltraite Blanche. En extrapolant légèrement, on peut y voir la mécanique du cinéma porno classique : fellation (les vexations orales/verbales de Jane), pénétration (l’irruption dans la chambre), orgasme (la jouissance du bourreau, la pâmoison de sa victime).»

Camp ! de Pascal Françaix, en 3 volumes, Marest éditeur, 2021.
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