Un président « modéré » pour l’Iran : le plan machiavélique de l’ayatollah Khamenei

En laissant le réformateur Massoud Pezeshkian participer à la présidentielle et l’emporter, le guide suprême espère relégitimer son régime sans rien lâcher du pouvoir.

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La République islamique a encore réservé un scénario dont elle garde le secret, avec la victoire surprise du réformateur Massoud Pezeshkian à l'élection présidentielle iranienne. Peu de gens, en effet, auraient tablé sur la victoire de ce député modéré de Tabriz (nord-ouest), ancien ministre de la Santé lors du second mandat (2001-2005) du président réformateur Mohammad Khatami, relativement inconnu du grand public il y a à peine cinquante jours. Mais le décès inattendu le 20 mai dernier du président ultraconservateur Ebrahim Raïssi dans un accident d'hélicoptère a rebattu les cartes politiques en Iran, et contraint les autorités islamiques à organiser à la hâte un scrutin pour élire le nouveau chef de l'exécutif.

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À LIRE AUSSI Présidentielle en Iran : le redoutable piège tendu par l'ayatollah Khamenei La participation même du réformateur Massoud Pezeshkian à la présidentielle était inattendue, tant le guide suprême, l'ayatollah Khamenei, véritable chef de l'État en Iran, s'est employé au cours de la dernière décennie à éliminer de la scène politique iranienne les tenants de l'aide « modérée » de la République islamique.

Mais face à la crise de légitimité qui frappe le régime, qui a enregistré un taux de participation historiquement bas aux dernières élections législatives de mars dernier (40,6 %), un an et demi après la répression sanglante du mouvement « Femme, vie, liberté », le Conseil des gardiens de la Constitution, un organe de filtrage des scrutins sous l'influence directe du guide suprême, a consenti à valider la candidature du réformateur, dans l'espoir de favoriser une participation accrue d'une population désabusée.

Débats enflammés

Pour ce faire, la télévision d'État a multiplié durant trois semaines les débats enflammés durant lesquels ont été traités des sujets « concernants » tels que la situation économique catastrophique, le poids des sanctions américaines ou le rôle de la police des mœurs. À ce jeu-là, Massoud Pezeshkian a sorti son épingle du jeu en appelant à un réchauffement diplomatique avec l'Occident pour obtenir une levée des mesures punitives, et à un règlement de la loi sur le port obligatoire du voile pour éviter que ne se reproduisent des drames, comme la mort en septembre 2022 de Mahsa Amini pour un foulard mal porté. C'est oublier que ces deux domaines sont du ressort exclusif de l'ayatollah Khamenei, « représentant de Dieu sur terre » et nommé à vie en 1989.

À LIRE AUSSI EXCLUSIF. Hossein Ronaghi : « En Iran, le peuple ne tombe plus dans le piège de la République islamique » Ces promesses creuses, étant donné le rôle limité du président en République islamique, n'ont pas suffi à mobiliser l'électorat qui, au premier tour, a infligé au pouvoir un véritable camouflet avec le taux de participation le plus bas de l'histoire (39,9 %). Mais le soutien de l'ensemble de l'appareil réformateur à son candidat, pourtant considéré comme un « second couteau » par les caciques du parti, couplé à la division du camp conservateur, a toutefois permis à Massoud Pezeshkian de se qualifier au second tour face à l'ultraconservateur Saïd Jalili, un ancien négociateur sur le nucléaire iranien très proche de l'ayatollah Khamenei.

Participation accrue

Dès lors, l'offre présentée aux électeurs se résumait en un choix entre deux partisans de la République islamique : un candidat « modéré », sans grande marge de manœuvre, favorable à des réformes sociétales et diplomatiques limitées pour éviter l'effondrement du régime, et un ultraconservateur chargé de poursuivre la politique fondamentaliste et isolationniste entreprise par son prédécesseur, afin d'assurer la survie du régime. Avec pour troisième voie le boycott du scrutin, qu'ont appelé de leurs vœux de nombreux opposants au régime à l'intérieur et à l'extérieur du pays, afin de signifier au pouvoir qu'il n'est pas soutenu par la population et de ne pas permettre à la République islamique de se relégitimer en revendiquant un taux de participation élevé.

À LIRE AUSSI EXCLUSIF. Bashir Biazar : l'affaire explosive qui envenime les relations entre la France et l'Iran Finalement, moins d'un électeur sur deux (49,8 %) s'est officiellement déplacé au second tour, même si de nombreux témoignages ont fait état de bureaux de vote vides à travers le pays. Cette participation accrue, par rapport au premier tour, a néanmoins suffi pour permettre l'élection à la surprise générale du réformateur Massoud Pezeshkian avec 54,8 % des voix (soit 6 millions de voix de plus qu'au premier tour), considéré comme un « moindre mal » face à l'épouvantail ultraconservateur Saïd Jalili (45,2 %, soit 4 millions de plus qu'au premier tour). Une courte majorité d'électeurs n'a donc pas participé au scrutin dont le taux de participation reste toutefois extrêmement bas (un point de plus que lors de la présidentielle de 2021).

Pragmatisme politique

Sans préjuger de possibles irrégularités, ces résultats indiquent que les Iraniens qui se sont déplacés aux urnes ont une nouvelle fois fait preuve de pragmatisme politique, malgré les déceptions des précédentes mandatures des présidents réformateur (Mohammad Khatami, 1997-2005) et « modéré » (Hassan Rohani, 2013-2021). En l'absence, pour l'heure, d'alternative politique à l'intérieur ou à l'extérieur du pays, et face au rouleau compresseur de la répression gouvernementale, le choix privilégié semble être celui de la raison. Pourtant, le président Massoud Pezeshkian ne devrait pas agir différemment de ses prédécesseurs. Lui-même a d'ores et déjà annoncé durant les débats présidentiels qu'il n'entraverait pas la politique définie par le guide suprême, alors que les forces ultraconservatrices dominent déjà l'autorité judiciaire, le Parlement et les forces de sécurité en Iran.

À LIRE AUSSI Ebrahim Raïssi, la fin tragique du « boucher de Téhéran » Ainsi, la politique étrangère de la République islamique, appliquée sans retenue par les Gardiens de la révolution en Irak, en Syrie, au Liban, au Yémen, contre Israël et dans les territoires palestiniens, ne risque-t-elle pas d'être infléchie malgré le changement de ton de Massoud Pezeshkian à l'international. Toutefois, l'arrivée du réformateur à la présidence iranienne devrait être accompagnée par un renouvellement de son équipe diplomatique, composée d'anciens du gouvernement Rohani, beaucoup plus enclins à négocier avec leurs homologues de l'administration Biden, avant le possible cataclysme que constituerait un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en novembre prochain. Sur le plan intérieur, des profils plus techniques, entraperçus sous Rohani, pourraient faire leur retour dans la gestion de l'économie, et le nouveau président pourrait faire preuve de moins de zèle dans la stricte application de la loi sur le voile obligatoire.

Pas de révolution

En à peine cinquante jours, l'ayatollah Khamenei a déjoué tous les pronostics en laissant un réformateur inconnu se présenter à l'élection présidentielle et gagner contre toute attente le scrutin grâce à une participation accrue des électeurs au second tour. L'arrivée à la tête de l'exécutif d'un civil dépourvu de turban, partisan affirmé de réformes de la République islamique, pourrait contribuer à apaiser dans l'immédiat une partie de la colère populaire, avant le prochain défi qui attend le régime : la succession du guide suprême, âgé de 85 ans et malade.

À LIRE AUSSI EXCLUSIF. « Des crimes contre l'humanité ont été commis en Iran » Mais en se cantonnant à un changement de ton, sans aucune révolution sur le fond, ce stratagème ne suffira certainement pas à réduire le fossé déjà irrémédiable entre la République islamique et la majorité de la population iranienne. Celle-ci, à force de promesses non tenues, tant sur le plan de l'économie, des libertés individuelles ou de la place de l'Iran dans le monde, et de protestations légitimes matées dans le sang, a d'ores et déjà compris depuis longtemps que la République islamique n'était pas réformable.

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Commentaires (21)

  • Timéo Danaos

    Massoud Pezeshkian est la soupape de sûreté des mollahs ; ils n'ont rien cédé sur l'essentiel de leur dictature : ils ont sorti leur miroir aux alouettes.

    Or, le peuple iranien est intelligent, il a très bien compris la manoeuvre et il se gardera de donner quitus à ses torionnaires religieux.

    Tout pouvoir s'use mais combien de générations devront-ils attendre les Iraniens démocrates pour voir enfin restaurée une vraie démocartie ? Oui, à l'occidentale, puisque tous les peuples de ce bas monde y aspirent, dès qu'on leur laisse la parole.

    Heureusement, le pouvoir iranien n'est pas (pas encore) héréditaire mais qui sait ?

  • geogringo

    Selon la forte parole d'un de mes adjudants, grand philosophe à ses heures "A partir de dorénavant ce sera comme d'habitude".

  • numisph

    Serait ce un semblant de verni démocratique pour adoucir les occidentaux dans un pays où l’administration de l’intérieur reste largement de l’initiative de l’ayatollah Khamenei, dont les iraniens n’ont rien de bon à attendre, d’où leur abstention massive à ce scrutin.