La politique du trilobite

La proposition de loi du RN qui pourrait interdire les emplois publics aux binationaux.
La Une de Science annonçant l’article d’El Albani et al.

Ce matin, la revue scientifique Science tacle les âneries du Rassemblement National de Bardella sur les binationaux. Vous savez, ces Français à moitié dont il faudrait se méfier et à qui il faudrait « interdire l’accès » à des postes publics comme l’indique cette proposition de loi du RN présentée par Marine Le Pen (image ci-contre). 

Soyons honnêtes, ce n’est pas vraiment l’intention de cette revue scientifique en consacrant sa Une à une découverte franco-internationale dont le principal auteur, Abderrazak El Albani, est un professeur d’Université, à Poitiers, franco-marocain par sa double nationalité. Mais le hasard de l’avancée des sciences fait que, survenant juste à la fin de cette étrange campagne électorale où l’extrême droite avance masquée, mais pas tant que cela, cette publication scientifique prend un relief particulier.

Pour les géologues et les biologistes de l’évolution, le sel de cette recherche est bien sûr ailleurs. L’équipe internationale dirigée par le professeur El Albani (France, Maroc, Etats-Unis et Royaume Uni), leur apporte un document paléontologique tout simplement extraordinaire sur un objet paléontologique tout à fait ordinaire. L’objet ? Des trilobites. Deux espèces parmi les plus de 22 000 connues par des millions d’exemples de fossiles de trilobites documentés pour l’ensemble du Paléozoïque – autrefois nommée ère primaire qui s’étend de – 542 à – 251 millions d’années et découpée en cambrien, ordovicien, silurien, dévonien, carbonifère et permien. Des bestioles vivant dans l’eau, recouvertes d’un solide exosquelette fabriqué à partir de calcium.

C’est cet exosquelette, souvent une partie seulement car lors des mues successives de l’animal il se séparait en deux, qui fournit l’essentiel de la documentation car il se fossilise facilement. En revanche, les parties molles de l’animal, donc ses organes, ses tissus conjonctifs, ses muscles, échappaient pour l’essentiel aux processus de fossilisation. D’où de fréquentes dissensions entre paléontologues sur les reconstructions que les uns et les autres proposaient, à base d’hypothèses plus ou moins osées, seuls quelques sites offrant une vue, souvent partielle, sur ces parties molles de quelques espèces.

C’est au Maroc que l’équipe d’El Albani a découvert une sorte de « Pompéï » des trilobites. Déniché dans la formation géologique Tatelt, située dans le Haut Atlas marocain. Des montagnes aujourd’hui, mais dans ce passé très lointain, des territoires alternativement marins et terrestres, où d’intenses activités volcaniques se sont produites. Et ce sont ces volcans qui, comme le Vésuve a enseveli Pompéï pour en faire cadeau aux archéologues, ont concocté cette offrande aux paléontologues. Lors d’éruptions pyroclastiques, les cendres basaltiques éjectées ont « saisi » sur le vif des faunes entières, dont les fameux trilobites. Un ensevelissement si rapide qu’il a conservé d’une manière incroyablement précise les parties molles des animaux, ensuite fossilisées et ainsi préservées des atteintes du temps.

Vue de la formation Tatelt le long de la rivière Lemdad. Photo © Abderrazak El Albani | University of Poitiers

Les images de l’article scientifique montrent avec un détail inédit et précieux ces parties molles et permettent de résoudre nombre de mystères et de dissensions entre paléontologues. Des détails… pour spécialistes. Reste la beauté de ces images, qui offrent une vertigineuse plongée dans ces temps anciens.

Vue ventrale de Gigoutella mauretanica. © Arnaud Mazurier | University of Poitiers
Vues ventrales de Protolenus (Hupeolenus) and Gigoutella mauretanica 3D © Arnaud Mazurier | University of Poitiers
Vue dorsale de Protolenus (Hupeolenus) sp. 3D reconstruction montrant le système digestif en fleu, l’hypostome en vert et le labrum en rouge. © Arnaud Mazurier | University of Poitiers
En 2010, Abderrazak El Albani faisait la couverture de la revue Nature avec sa découverte d’une vie multicellulaire il y a 2,1 milliards d’années.

Si cette découverte scientifique envoie un message pas du tout subliminal sur l’apport des bi-nationaux à la science et la culture française, et disqualifie le RN comme porteur de cette science et de cette culture, c’est toute la carrière d’Abderrazak El Albani qui s’élève contre une bonne part des politiques scientifiques et universitaires conduites depuis les réformes sarkozystes et continués par François Hollande et Emmanuel Macron. Ces politiques veulent nous faire croire que seules les « grandes » universités, dites aussi « intensives » en recherche doivent recevoir l’attention et les crédits des pouvoirs politiques nationaux. Or, c’est de sa petite université de province, à Poitiers (rions un peu… un Arabe à Poitiers, au secours le Charles Martel idolatré par le RN !) que ce géologue a déjà révolutionné l’histoire de la vie en démontrant une première invention, beaucoup plus ancienne de la vie multicellulaire, il y a environ 2,1 milliards d’années, que ce que disaient les manuels, dénichée dans une carrière du Gabon. Puis apporté une pierre décisive à l’explication de cette excursion de 200 millions d’années environ dans la complexité de la vie, avec une équipe internationale de premier rang, en précisant l’histoire de la teneur en oxygène de l’atmosphère terrestre.

Les initiés de la vie scientifique internationale apprécieront : les articles d’El Albani ont déjà fait la couverture de Nature et de Science… un graal que 99% des chercheurs ne décrocheront jamais de toute leur carrière. Bref, la science du plus haut niveau n’est pas réservée à quelques grandes universités, et la concentration des crédits sur quelques sites n’est pas une bonne politique. 

Lire sur les découvertes d’Abderrazak El Albani :

Il y a 2,1 milliards d’années, la vie complexe

Preuves de la mobilité animale, il y a 2,1 milliards d’années

Comment tout à commencé, un livre pour tous sur l’histoire de l’origine de la vie et de sa complexification