La place de l’informatique dans la classification des sciences

Le questionnement sur la classification des sciences provient en partie du besoin d’organiser les institutions scientifiques : écoles, universités, laboratoires, etc. Ainsi, l’enseignement des sciences dans les écoles du Moyen Âge était-il organisé selon le quatrivium de Boèce : arithmétique, musique, géométrie et astronomie. Et avant sa récente réorganisation le Centre National de la Recherche Scientifique était-il organisé en suivant précisément la classification des sciences d’Auguste Comte : mathématiques (section 1), physique (sections 2 à 10), chimie (sections 11 à 16), astronomie (sections 17 à 19), biologie (sections 20 à 31), sciences humaines (sections 32 à 40), le seul écart étant la place de l’astronomie.


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Boece enseignant, dans manuscript de La Consolation de la Philosophie, 1385 (Wikipédia)
Mais ce questionnement provient aussi sans doute d’une interrogation plus fondamentale sur la nature des sciences, sur ce qui les unit et les sépare. Il y a ici une manière originale, car extensionnelle, de s’interroger sur la nature de la science, en s’interrogeant sur la nature des sciences.

Ces raisons, institutionnelle et épistémologique, expliquent que ce questionnement ressurgisse particulièrement quand une nouvelle science apparaît, la physique sociale à l’époque de Comte, l’informatique aujourd’hui.

Objets et méthodes

Selon une tradition qui remonte au moins à Kant, s’interroger sur la nature d’une science consiste à s’interroger d’une part sur les objets qu’elle étudie et d’autre par sur sa méthode, c’est-à-dire sur la manière dont nous jugeons, dans cette science là, de la vérité d’une proposition. Cela nous mène concevoir la classification des sciences comme un tableau à deux dimensions.

La première dimension concerne les objets étudiés. Ici, nous pouvons opposer les mathématiques, qui étudient des objets abstraits, ou du Logos, ou cognitifs, aux sciences de la nature, qui étudient des objets concrets, ou du Cosmos, ou objectifs. De manière équivalente, les connaissances peuvent être qualifiées de synthétiques dans les sciences de la nature et d’analytiques en mathématiques. Bien entendu, cette conception des connaissances mathématiques ne date que du programme de Frege et de la conception moderne, due à Hilbert et à Poincaré, des axiomes comme définitions, implicites ou déguisées, des objets étudiés par les mathématiques. Avant cela, les objets mathématiques étaient perçus comme réels bien qu’idéaux, le rôle des axiomes n’était que celui de décrire cette réalité idéale, et les connaissances mathématiques étaient perçues comme synthétiques. Cette transformation de la perception des mathématiques a mené à une évolution de la signification des mots « analytique » et « synthétique », qui, peu à peu, ont pris la même signification que les mots « nécessaire » et « contingent ».

Il est ensuite possible de distinguer le vivant au sein de la nature et l’humain au sein du vivant, ce qui mène à la distinction entre les sciences physiques, les sciences de la vie et les sciences humaines, même si la spécificité de ces dernières mène parfois à les distinguer, ce qui conduit, par exemple,Michel Serres à séparer les sciences du collectif des sciences de l’objectif. Cette progression du général au particulier, qui distingue le vivant au sein de la nature et l’humain au sein du vivant est le principe dominant dans la classification de Comte. Ce principe explique aussi que les mathématiques se trouvent avant les sciences physiques, dans cette classification, si l’on veut bien considérer qu’une proposition est nécessaire quand elle est vraie dans tous les mondes possibles et que la nature n’est qu’un monde possible parmi d’autres.

La seconde dimension concerne la méthode que chaque science utilise pour étudier ces objets. Ici encore, la distinction principale oppose les mathématiques, où juger qu’une proposition est vraie demande de la démontrer, aux sciences de la nature où juger qu’une proposition est vraie demande ou bien une observation, ou bien la construction d’une hypothèse qui n’est pas en contradiction avec les observations. Par exemple, nous savons que Jupiter a des satellites car nous les avons observés et nous tenons pour vrai que Mercure n’a pas de satellite, car nous n’en avons jamais observé. Dans les deux cas juger la proposition vraie demande une interaction avec la nature. Les jugements en mathématiques peuvent être qualifiés de a priori, et dans les sciences de la nature, d’a posteriori.

Nous aboutissons finalement à une classification relativement simple, avec les mathématiques analytiques a priori, les sciences de la nature synthétiques à posteriori et deux cases du tableau vides, ou presque, pour d’hypothétiques connaissances analytiques a posteriori et synthétiques a priori, ces dernières se limitant, après Frege, à la connaissance de sa propre existence et quelques connaissances de la même nature.

Quelle est la place de l’informatique dans une telle classification ?

Les objets de l’informatique

Commençons par nous demander de quels objets parle l’informatique.

L’informatique parle d’objets de différente nature : informations, langages, machines et algorithmes. Ces quatre classes d’objets sont très vastes : les langages comprennent les langages de programmation, mais aussi les langages de requête, les langages de spécification, etc., les machines comprennent les ordinateurs, mais aussi les robots, les réseaux, etc.

Il y a sans doute ici une originalité de l’informatique, que nous ne pouvons réduire à l’étude d’un seul type d’objets : nous amputons l’informatique en la définissant comme la science des algorithmes, ou comme celle des machines.

Chacun de ces quatre concepts est antérieur à l’informatique, mais ce qui ce que l’informatique apporte sans doute de nouveaux est leur organisation en une science cohérente. Le concept d’algorithme, par exemple, existe depuis plus de quatre mille ans, mais cela ne suffit pas pour considérer les scribes de l’Antiquité comme des informaticiens. L’informatique n’a débuté qu’au milieu du XXe siècle, quand nous avons commencé à utiliser des machines pour exécuter des algorithmes, ce qui a demandé de concevoir des langages de programmation et de représenter des données sur lesquelles ces algorithmes opèrent sous une forme accessible aux machines, c’est là l’origine de la théorie de l’information.

Ces quatre concepts sont d’égale dignité, mais ils ne jouent pas tous le même rôle dans la constitution de l’informatique. Illustrons cela par un exemple. Un programme de tri est un algorithme, exprimé dans un langage de programmation et exécuté sur une machine, qui transforme des informations. Par exemple, il transforme la liste 5,1,3 en la liste 1,3,5. Toute l’entreprise que constitue la conception d’un algorithme de tri, la définition d’un langage de programmation dans lequel l’exprimer, la construction d’une machine pour l’exécuter, etc. a comme but de savoir que le résultat du tri de la liste 5,1,3 est la liste 1,3,5. Il semble donc que le but ultime de l’informatique soit de transformer des informations et que les algorithmes, les langages et les machines soient des éléments de méthode pour atteindre ce but.

Nous pouvons ici faire un parallèle avec la physique. Le but de la mécanique 3 céleste est de faire des prédictions sur la position des astres à une date donnée. Et les concepts de force, de moment ou d’énergie sont des éléments de méthode pour parvenir à ce but.

Nous pourrions, à juste titre, objecter que l’informatique s’intéresse peu au résultat du tri de la liste 5,1,3 et davantage, par exemple, à l’algorithme de tri par fusion. Nous pourrions, de même, objecter que la physique s’intéressent davantage aux équations de Newton, qu’à la position de Jupiter lundi prochain. Il n’en reste pas moins que le but ultime de la physique est de produire des propositions sur la nature, et non sur les équations différentielles. Et que c’est ce ce but ultime qui définit la nature de la physique. De même, le but ultime de l’informatique est de transformer des informations, non de produire des résultats sur les algorithmes, les langages ou les machines. Et c’est ce but ultime qui définit la nature de l’informatique.

Ainsi, s’interroger sur la nature de l’objet d’étude de l’informatique, c’est s’interroger sur la nature des informations, et non sur celle des langages, des machines ou des algorithmes. Les informations sont des objets abstraits et le jugement que le résultat du tri de la liste 5,1,3 est la liste 1,3,5 est analytique.

Du point de vue des objets qu’elle étudie, l’informatique se place donc parmi les sciences analytiques, à coté des mathématiques.

La méthode de l’informatique

Il est possible de juger que le résultat du tri de la liste 5,1,3 est la liste 1,3,5 par une simple opération mentale. Ce jugement peut être alors qualifié de jugement a priori. Toutefois, le calcul mental n’appartient pas à l’informatique, car ce qui définit l’informatique n’est pas la simple application d’un algorithme à des informations, mais l’utilisation d’une machine, c’est-à-dire d’un système physique, pour cela.

Juger que le résultat du tri, par une machine, de la liste 5,1,3 est la liste 1,3,5 ne demande pas une simple opération mentale, mais tout d’abord une observation : le résultat du calcul est une configuration d’un système physique, que nous devons observer. Ce lien à la nature est essentiel en informatique : la possibilité ou non d’effectuer certains calculs avec une machine est conditionnée par les lois de la physique : que la vitesse de transmission de l’information cesse d’être bornée, et certaines fonctions impossibles à calculer avec une machine dans notre monde, pourraient alors être calculées.

Le jugement que le résultat du tri, par une machine, de la liste 5,1,3 est la liste 1,3,5 est donc un jugement a posteriori. Et du point de vue méthodologique, l’informatique appartient donc aux sciences a posteriori, à coté des sciences de la nature.

Nous pourrions, bien entendu, objecter que, si le jugement que le résultat du tri, par une machine, de la liste 5,1,3 est la liste 1,3,5 est a posteriori, d’autres jugements, en informatique, sont a priori. Par exemple le jugement que l’algorithme de tri par insertion est quadratique. De même, en physique, le jugement que les trajectoires solutions de l’équation de Newton sont des coniques est un jugement a priori. Toutefois cela ne fait pas de la physique une science a priori, car, comme nous l’avons dit, le but ultime de la physique n’est pas de produire des propositions sur les solutions des équations différentielles, mais sur la nature. De même l’existence de jugements a priori en informatique ne fait pas de l’informatique une science a priori, car le but ultime de l’informatique n’est pas de produire des propositions sur la complexité des algorithmes de tri, mais d’utiliser des machines, des systèmes physiques, pour exécuter ces algorithmes.


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Cathédrale de Chartres. Sont figurées les disciplines enseignées à l’Ecole de Chartres, celles du trivium (la grammaire, la rhétorique, la logique) et celles du quadrivium (l’arithmétique, la géométrie, la musique, l’astronomie) (Wikipédia)

L’informatique

Nous arrivons donc à la conclusion que l’informatique est une science à la fois analytique, ce qui la rapproche des mathématiques, et à posteriori, ce qui la rapproche des sciences de la nature.

Aux deux catégories, sciences analytiques à priori et synthétiques à posteriori, il convient donc d’en ajouter une troisième pour les sciences analytiques à posteriori, catégorie à laquelle l’informatique appartient.

Les classifications traditionnelles de l’informatique

De nombreuses Universités regroupent les mathématiques et l’informatique dans une Unité de Formation et de Recherche de mathématiques et informatique. À l’inverse, l’organisation du Centre National de la Recherche Scientifique faisait de l’informatique une partie de la physique, puisque la section 7, Sciences et technologies de l’information (informatique, automatique, signal et communication), était classée entre la section Matière condensée : structures et propriétés électroniques et la section Micro et nano-technologies, électronique, photonique, électromagnétisme, énergie électrique.

Apparaissent ici deux visions partielles de l’informatique, comme science analytique, à l’instar des mathématiques, et science a posteriori, à l’instar des sciences de la nature, qui, l’une et l’autre, occultent la spécificité de l’informatique, à la fois analytique et a posteriori, et donc différente à la fois des mathématiques et des sciences de la nature. Ces deux visions amputent, l’une et l’autre, l’informatique pour la faire entrer dans une classification qui lui est antérieure.

L’informatique est-elle la seule science analytique à posteriori ?

Avant de nous demander si l’informatique est la seule science de sa catégorie ou s’il y a de nombreuses sciences analytiques à posteriori, nous pouvons nous poser la même question pour les deux autres catégories évoquées ci-avant. Les mathématiques nous semblent bien être la seule science analytique a priori, alors que les sciences synthétiques a posteriori sont nombreuses : physique, biologie, etc.

Toutefois, cette différence semble purement conventionnelle. Nous aurions pu, comme Boèce, distinguer l’arithmétique de la géométrie, ou alors regrouper les sciences de la nature en une seule science : la philosophie naturelle.

Nous pouvons, de même, diviser l’informatique en diverses branches qui étudient les langages de programmation, les réseaux, la complexité des algorithmes, l’architecture de machines, la sûreté, la sécurité, etc. Et considérer ces branches comme des sciences distinctes ou comme les rameaux d’une même science est purement conventionnel.

De même, quand nous utilisons une machine analogique, ou même une soufflerie, pour résoudre une équation différentielle, nous produisons des connaissances analytique a posteriori. Et qu’un tel résultat soit considéré comme faisant partie de l’informatique ou non est purement conventionnel.

Une relativisation de la distinction entre à priori et à posteriori

L’informatique demande donc d’étendre la classification des sciences pour faire une place aux sciences analytiques à posteriori. Mais elle déstabilise également les classifications traditionnelles des sciences de deux manières.

D’abord elle mène à relativiser la distinction entre connaissances à priori et connaissance à posteriori. L’externalisation de la pensée et de la mémoire qui a commencé avec l’écriture et qui s’est accélérée avec l’informatique, l’utopie du transhumanisme, l’exploration et la simulation des mécanismes neuronaux, la perception de soi-même comme autre, et plus généralement tout ce qui nous mène à nous penser, non comme extérieurs à la nature, mais comme partie de la nature, nous mène à relativiser la différence entre à priori et a posteriori.

Nous considérons comme a priori un jugement établi par le seul recours du calcul mental, et comme a posteriori un jugement établi avec un objet matériel comme une calculatrice. Mais si nous parvenions à greffer à notre cerveau un circuit électronique permettant de faire des opérations arithmétiques, devrions nous considérer comme a priori ou a posteriori un jugement établi en ayant recours à ce dispositif ?

Cette distinction entre jugement a priori établi par un calcul mental et a posteriori établi par recours à une calculatrice est-elle due au fait que nos neurones sont à l’intérieur de notre boîte crânienne, alors que la calculatrice en est à l’extérieur ? qu’ils sont formé de carbone, d’oxygène et d’hydrogène, et non de silicium? ou que pour lire le résultat du calcul nous avons besoin d’utiliser un organe sensoriel dans un cas mais non dans l’autre ?

Donc, parce qu’elle renouvelle les méthodes permettant de juger une proposition vraie, l’informatique déstabilise la distinction entre connaissance a priori et connaissance a posteriori. Nous devons sans doute inventer des distinctions plus fines que la simple distinction entre a priori et a posteriori, qui prennent en compte la variété des outils qui permettent de juger la vérité d’une proposition : neurones, organes sensoriels, instruments de mesure, instruments de calculs, etc. en insistant à la fois sur le caractère faillible de chacun d’eux et sur leur complémentarité.

La place de la technique en informatique

Comme le mot « chimie », et contrairement au mot « physique », le mot « informatique » désigne à la fois une science et une technique, c’est-à-dire une activité qui vise à savoir et une autre qui vise à construire. Cependant, les liens entre ces deux activités semblent beaucoup plus forts en informatique que dans d’autres domaines du savoir. Par exemple, des branches entières de l’algorithmique, sont apparues pour répondre à des problèmes posés par le déploiement des réseaux.

Cependant, il est vraisemblable que les sciences et les techniques aient des liens forts dans tous les domaines et que notre perception de cette séparation soit une illusion. Par exemple au XIXe siècle encore, le texte fondateur de la thermodynamique s’intitulait Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance. Sadi Carnot n’opposait donc pas la thermodynamique à la construction de machines à vapeur. L’informatique nous rappelle la force de ce lien entre science et technique et nous mène à nous demander si nous devrions chercher à classer les sciences uniquement ou les sciences et les techniques ensemble.

Ainsi, l’informatique nous demande-t-elle non seulement d’étendre la classification des sciences pour faire une place aux sciences analytiques a posteriori, mais elle déstabilise aussi la distinction habituelle entre a priori et a posteriori, et les classifications habituelles qui ne classent que les sciences et non, ensemble, les sciences et les techniques.

Gilles Dowek

Athéna, Héphaïstos et la robotique (2)

Suite de l’entretien avec Jean-Paul Laumond

DANSE-HRP2.2Le robot humanoïde HRP2 danse avec le chorégraphe et danseur Tayeb Benamara au festival La Novela de Toulouse en 2011. Crédit Photo C. Stasse

B : Cette tension nous conduit au rôle que, dans ta leçon inaugurale au Collège de France, tu fais jouer à Héphaïstos. Peux-tu nous rappeler le mythe auquel tu t’es référé ?

JPL : Dans la mythologie grecque, Héphaïstos est le dieu forgeron. C’est le dieu du faire, de la technologie, le dieu naturel du roboticien. Mais si j’ai utilisé cette référence, c’est surtout pour un épisode de sa vie amoureuse et de sa relation avec Athéna. C’est une histoire rapportée par Apollodore, un journaliste du deuxième siècle après Jésus-Christ. Un jour Athéna, la magnifique déesse de la sagesse et de la connaissance, commande des armes à Héphaïstos. Après quelque temps, elle vient voir où il en est. Héphaïstos tente alors de la séduire. Mais pas de manière symbolique ! Athéna le repousse, et il éjacule en l’air. L’éjaculât tombe sur la cuisse d’Athéna. Dégoûtée, Athéna s’essuie avec un morceau de laine. Le sperme tombe à terre, et la féconde. Il en naît Érichtonios, un des premiers rois d’Athènes. Héphaïstos ne parvient pas à posséder Athéna, mais sa tentative n’est pas tout à fait stérile. Cette histoire illustre assez bien la fertilité de la tension entre science et technologie.

B : Je voudrais aborder la question de l’imitation. Il y a des informaticiens qui cherchent à ce que les ordinateurs, les robots, imitent les hommes. Et d’autres non. Par exemple quand on conçoit un algorithme d’inversion de matrices, on ne cherche pas nécessairement à ce que cet algorithme reproduise la manière dont nous inversons une matrice à la main. Quel rôle ce thème de l’imitation joue-t-il dans ta vision de la robotique et de l’informatique. Y a-t-il selon toi un intérêt à faire peindre des voitures par un robot humanoïde ?

JPL : Non, je n’en vois pas l’intérêt. On a trouvé des solutions beaucoup plus simples et économiques. Le biomimétisme ne peut pas être une fin en soi. Il serait idiot de priver un robot d’un laser omnidirectionnel, même si aucun être vivant ne possède ce type de capteur. En revanche, il y a bien une dualité fructueuse entre comprendre comment les êtres vivants ont résolu un certain nombre de questions pour gérer leurs rapports avec le monde physique, et étudier comment une machine peut entretenir des rapports analogues avec son environnement pour remplir une fonction donnée. Je vais prendre un exemple issu de mes travaux actuels. Les robots humanoïdes marchent aujourd’hui en s’appuyant sur le contrôle du point de pression qui doit se situer dans l’enveloppe convexe des pieds sur le sol. Ce point de pression est observé par deux capteurs de force situés sur les chevilles du robot. Or, le neurophysiologiste nous apprend que le processus régulateur de la locomotion repose sur une référence à la verticale observée par une coopération subtile entre le système vestibulaire et la vision. Il y a là deux approches radicalement différentes. La comparaison entre ces deux approches permet de sélectionner celle qui est la plus performante. Le dialogue entre le roboticien et le chercheur en sciences du vivant ne peut être que stimulant. Seulement il faut prendre garde à ne pas confondre leurs missions respectives. J’aime rappeler que le roboticien est condamné à « faire » et le chercheur à « comprendre » et à tendre au général. Il n’est pas sûr que comprendre permette de faire, de la même manière qu’il n’est pas certain que faire aide à comprendre. On peut considérer toutes les combinatoires entre faire et comprendre, on trouvera toujours des exemples et des contre-exemples. Par exemple, les progrès dans le traitement du signal ont permis de mettre au point des machines permettant d’explorer le corps humain en donnant à voir ce qui était complètement invisible. Réciproquement, maîtriser les lois de la dynamique des fluides permet d’optimiser la forme de la coque des bateaux. Mais il y a aussi des contre-exemples qui montrent qu’il ne faut pas confondre faire et comprendre. Et je vais prendre un exemple qui va vous intéresser puisqu’il concerne l’algorithmique. Il y a en robotique un problème emblématique, celui du déménageur de piano : il s’agit de déplacer un objet pour l’amener d’un endroit à un autre dans un espace encombré d’obstacles. Le problème est parfaitement formalisé. Il est décidable. C’est une simple conséquence du théorème de Tarski sur la décidabilité de l’algèbre élémentaire. On peut donc le résoudre sur un ordinateur. Très bien. Il reste à trouver un algorithme et à analyser sa complexité. Un premier algorithme paraît en 1983, doublement exponentiel. Il est prouvé en parallèle que le problème est NP-difficile. Quelques années plus tard, un autre algorithme, simplement exponentiel, est publié. Son implémentation en calcul formel ne marche pas en pratique : trop d’équations et des degrés trop élevés. Puis dans les années quatre-vingt-dix, apparaissent des méthodes dites probabilistes. Elles font appel à des descentes de gradients qui optimisent localement un coût de progression vers le but, et elles les couplent avec des marches aléatoires lorsque les premières stagnent dans un minimum local. Conceptuellement, ces méthodes sont beaucoup moins puissantes que les précédentes : s’il y a une solution et qu’on dispose d’un temps infini, on en trouve une presque sûrement. En revanche, s’il n’y a pas de solution, on ne peut rien dire. Alors que les méthodes algébriques sont complètes, les méthodes probabilistes sont seulement complètes en probabilité. Conceptuellement, les méthodes probabilistes sont très simples, pour ne pas dire simplistes. Leur valeur vient du fait qu’elles résolvent en quelques minutes des problèmes trop difficiles pour les méthodes antérieures. Mais il faut bien comprendre que leur valeur dépend de la rapidité des processeurs. Elles n’auraient pas pu être publiées dans les années soixante ou soixante-dix, car les processeurs de l’époque auraient pris un temps de calcul rédhibitoire. C’est ce que j’appelle des méthodes immorales. Il n’est pas difficile de les mettre en échec en créant une instance des données d’entrée avec un puits de potentiel très profond, duquel une marche aléatoire a peu de chances de sortir en une nuit de calcul. Seulement il faut se creuser la tête pour trouver ce type de contre-exemple.

B : Et dans les cas concrets, il marche bien ou il s’égare dans un puits de potentiel ?

JPL : Voilà, on est au cœur du problème. Pourquoi conçoit-on ces algorithmes ? Pour comprendre ou pour faire ? Si c’est pour comprendre, cet algorithme ne sert pas à grand-chose. Si c’est pour faire, il est formidable, et j’ai même créé une société pour les vendre et les exploiter dans le domaine du prototypage virtuel. En effet, les contre-exemples tordus ne se présentent pas dans les problèmes de CAO. Une anecdote illustre ce point. Nous voulions vendre notre logiciel à une grande entreprise. Notre solution est d’abord expertisée dans les laboratoires de recherche de cette entreprise, et bien sûr, un contre-exemple est trouvé. Heureusement, en parallèle, nous avions démarché les opérationnels : eux étaient très satisfaits du produit. S’en est suivie une réunion tripartie entre les chercheurs et les opérationnels de cette entreprise, et nous, jeune entreprise. Tout le dialogue s’est passé entre eux : le laboratoire de recherche rejetait notre solution qui était incomplète, tandis que les opérationnels voulaient l’adopter parce qu’elle résolvait le problème qui était le leur, et que les contre-exemples identifiés ne correspondaient en rien à leur pratique.

B : Je veux rebondir parce que ça rejoint complètement des expériences que j’ai et un questionnement. Les puissances de calcul vont croissantes avec l’évolution du matériel. On a un problème, et on cherche une méthode en adéquation avec ces performances. On trouve un algorithme et cet algorithme est d’une certaine façon, comme tu as dit (et j’aime bien le mot), « immoral ». Ce que j’aimerais savoir c’est s’il est par essence immoral ou si c’est uniquement parce que notre connaissance aujourd’hui nous empêche de comprendre les conditions dans lesquelles cet algorithme fonctionne. Est-ce qu’il y aurait une science qui nous permettrait d’expliquer de façon propre, de façon mathématique, pourquoi ça marche, quand ça marche et quand ça ne marche pas ? Et pas juste expérimentalement…

JPL : Ta question contient la réponse. En général l’algorithme marche très bien. Mais comprendre pourquoi cela marche si bien est un problème très difficile qui porte un vrai défi scientifique. Au début des années quatre-vingt-dix, j’avais lancé une thèse sur le sujet. Rapidement des modèles de physique statistique se sont imposés comme modélisant très bien le comportement de nos algorithmes. Au bout d’un an, j’ai été faire un exposé dans un laboratoire de physique statistique. Les collègues m’ont dit : « On ne pensait pas que les roboticiens s’intéressaient à ces problèmes ! Si vous voulez vraiment les résoudre, c’est-à-dire comprendre pourquoi vos algorithmes marchent si bien, et par exemple calculer leur comportement en moyenne en fonction d’une classe de données d’entrée, vous êtes le bienvenu pour conduire votre recherche dans notre laboratoire. Mais il ne faut pas croire que vous pourrez faire en même temps de la robotique… ». En conséquence de quoi j’ai arrêté cette ligne de recherche, extrêmement bien identifiée, mais qui sort du champ de la robotique.

HRP2-8.2Le robot humanoïde HRP-2 ramassant une balle.
Crédit photo S. Dalibard, (c) LAAS-CNRS

B : Mais quel est ton sentiment ? Penses-tu qu’on puisse parvenir à bien comprendre le comportement de ces méthodes ? Il y a un petit nombre de cas où on sait le faire. Il y a par exemple des algorithmes probabilistes pour factoriser des entiers. Et il y a clairement des cas où le problème est soit indécidable, soit d’une complexité tellement élevée qu’on ne sait pas faire.

JPL: Je crois qu’on doit pouvoir atteindre des résultats partiels. Par exemple, il serait intéressant d’équiper d’une mesure l’espace des entrées de l’algorithme, et de prouver que l’ensemble des problèmes non résolubles en temps borné est de mesure nulle. Ce serait un joli résultat formel. Il me semble atteignable. Ensuite, pour revenir à la robotique, on pourrait se poser la même question sur la classe des problèmes qu’on cherche à résoudre dans le monde réel.

B : Pour cet exemple, tu es parti du problème du déménageur de piano en robotique. Mais la problématique de recherche que tu évoques se retrouve dans d’autres pans de l’informatique.

JPL : Certainement. Cela étant, je voudrais souligner un effet pervers de ces algorithmes du point de vue de l’enseignement. Sur les trente heures de mon cours sur la planification de mouvement en robotique, je ne consacre qu’une demi-heure aux méthodes probabilistes. Pourquoi ? Parce que je n’ai rien à dire de plus sur le plan formel. J’exagère un peu, et je ne veux pas dénigrer les travaux dans ce domaine, d’autant qu’il s’est développé toute une ingénierie de ces méthodes-là. Mais du point de vue de la connaissance générale, il n’y a pas plus que ce que nous en avons dit dans cette conversation. Je préfère insister sur le fait qu’elles doivent être utilisées avec parcimonie. Elles ne doivent pas se substituer à l’analyse des problèmes au simple prétexte qu’elles marchent. Nous arrivons à des situations où, face à un problème particulier, on ne se pose même plus la question fondamentale de sa décidabilité, on passe tout de suite à sa résolution ! Il en va de même dans d’autres domaines du numérique. Il règne par exemple une certaine confusion entre des notions telles que « mouvement optimal » et « mouvement optimisé » (tu peux remplacer « mouvement » par « solution », mon développement tiendra). Je me rappelle un article que j’avais soumis au début des années quatre-vingt-dix dans une conférence. C’était le premier algorithme qui garait une voiture de manière générique. L’article a été rejeté du fait que la solution proposée n’était pas optimale. Or, il est connu qu’il n’y a pas de solution optimale ! L’article n’est donc pas passé par la case conférence. Il a été publié directement dans une revue quelques semaines plus tard. Très souvent, ce défaut d’analyse conduit à des abus de langage. On raffine une solution avec un algorithme numérique d’optimisation et on conclut à l’optimalité du résultat.

B : Tu peux quand même dire que ton algorithme prend une solution et calcule une solution meilleure ?

JPL : Meilleure, c’est la moindre des choses quand même ! Mais pas optimale. Tout à l’heure, je disais que ma découverte de l’informatique a été celle de l’impératif de construction d’objets dont les mathématiques avaient prouvé l’existence. Reste à ne pas tomber dans le paradoxe de construire des objets dont on ne sait même pas s’ils existent !

B : Cet angle-là est passionnant. Pourrais-tu nous en dire plus parce que, par exemple dans le rapport sur l’enseignement de l’informatique que nous t’avons passé, certains nous accusent d’être allés trop loin vers les mathématiques, d’autres trop loin vers la technique ; et là tu te situes véritablement dans le cœur du sujet, c’est-à-dire que tu refuses quelque chose qui serait complètement mathématique s’il n’y a pas de construction.

JPL : Athéna seule, sans Héphaïstos.

B : Et tu refuses quelque chose qui serait purement constructif, dans lequel on n’essaye même pas de comprendre ce qu’on fait.

JPL : Héphaïstos seul, sans Athéna.

B : Mais encore… C’est un compromis qu’on fait en permanence, non ?

JPL : Résoudre le compromis, ce serait faire en sorte qu’Héphaïstos puisse réellement, en toute quiétude, en tout bonheur, épouser Athéna.

B : Tu parles d’épouser ou de connaître au sens biblique du terme ?

JPL : Je me réfère effectivement à la connaissance au sens biblique du terme, à l’idée de possession. Et ce n’est pas une pirouette. Je pense qu’il ne faut pas résoudre cette tension. Il ne faut pas chercher à la résoudre, d’abord parce que je pense qu’elle est insoluble. C’est une intuition, il faudrait appeler des philosophes des sciences autour de la table. Mais surtout, je pense que cette tension est à l’origine de la passion commune qui fait que nous sommes ensemble autour de cette table. Le moteur de cette passion réside dans cette tension. C’est cette espèce d’écartèlement entre des prétentions à une connaissance universelle, à une science qui est mouvante, qui n’est pas encore stabilisée, et un devoir de faire — un devoir d’action — qui ne s’impose pas dans d’autres sciences. Dans les autres sciences, normalement, il n’y a qu’un devoir de production de connaissances. Je force sciemment le trait, la réalité est bien sûr plus nuancée.

B : Ça c’est une vision très récente de la science. Encore au XIXe Siècle, Quand on faisait de la thermodynamique, il y avait un but qui était de faire des machines à vapeur. On ne faisait pas de la thermodynamique pour le bonheur de faire de la thermodynamique exclusivement.

JPL : Bien sûr. Et le XXe siècle finissant a inventé le cadran Pasteur pour rationaliser la gestion de la recherche. Disons que mon propos est d’insister sur certains aspects fondamentaux de nos recherches, pour relaxer quelque peu l’impératif des impacts sociétaux auxquels nous sommes soumis. Il s’agit seulement de rappeler que nombre d’exemples pullulent de résultats de recherches dont on ne savait pas sur quoi ils allaient déboucher en pratique au moment où ils étaient produits.

B : La posture qui consiste à dire : « Je suis un savant, je m’intéresse à Athéna et pas à Héphaïstos » est relativement récente. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’était un peu le même métier qui à certaines occasions était plus Athéna, à d’autres était plus Héphaïstos. La distinction sociale et la posture du savant pur sont récentes. Avec l’informatique, on est à redécouvrir ce qu’était un savant à l’époque de Torricelli, où Torricelli à la fois s’intéressait à des questions de fabrication de fontaine, et d’ailleurs ça lui a donné pas mal d’intuitions sur la notion de pression, mais également à comprendre la physique.

JPL : C’est tant mieux. Et je suis persuadé que Torricelli vivait la même tension. Pour insister une dernière fois, je suis persuadé que cette tension a une origine épistémique profonde liée au concept d’action. L’action est impérative. Elle te force à faire des choix. Je vais prendre un exemple de la vie quotidienne. Tu dois garer ta voiture sur une place de parking un peu étroite. Tu essaies, tu n’y parviens pas, tu vas en chercher une autre. Tu ne sauras jamais si se garer à cet emplacement était possible ou non, alors même que nous avons des modèles formels prouvant la décidabilité de la question. Tu n’en as cure. Effectivement, le principe d’action porte en lui un principe de négligence. Convenons que ce principe de négligence est coupable dans le domaine de la recherche.

Informaticien, mathématicien, roboticien ?

JPL : Est-ce que toi, Jean-Paul Laumond, tu te considères comme un informaticien ?

Jan-Paul Laumond : Non.

B : Comme un mathématicien ?

JPL : Non, ce n’est parce que j’ai eu une formation en mathématiques, ou que j’utilise des mathématiques dans mes travaux que je suis un mathématicien. Je n’ai pas produit d’abstraction nouvelle, ni prouvé de nouveaux théorèmes. J’ai fait quelques travaux en algorithmique, donné par exemple une condition linéaire et suffisante (mais malheureusement pas nécessaire) d’hamiltonicité pour un graphe planaire…

B : On ne peut pas faire plus informatique que ça ! Donc, nous te revendiquons comme informaticien !

JPL : Eh bien, très bien ! Je suis très heureux d’appartenir au club. Mais je préfère me définir comme un roboticien, car ce qui m’intéresse c’est le rapport que peut entretenir la machine avec le monde physique, pas seulement le traitement de l’information. Il y a bien sûr de l’informatique en robotique, mais aussi des mathématiques qui ne sont pas de l’informatique. Et puisque maintenant je suis un informaticien, dois-je aussi me considérer comme un automaticien et un traiteur du signal ? À moins que ces disciplines ne fassent partie de l’informatique, comme l’a suggéré la récente réorganisation des instituts au CNRS.

Par ailleurs, je ne veux pas préjuger du futur de la robotique. On assiste aujourd’hui à un développement des liens entre la robotique et les neurosciences. Je crois en ces liens. Certes, les modèles qui autorisent le dialogue restent « calculatoires » au sens de l’informatique. Mais la robotique ne se réduit pas au calcul. Elle dépend aussi de la physique et de la conception de nouveaux matériaux. Un collègue de Pise vient de mettre au point une nouvelle main articulée. Elle est souple, tu peux la frapper avec un marteau, lui tordre les doigts. Elle intègre un nouveau moteur qui permet de programmer des modes de contrôle agonistes et antagonistes, suivant les mêmes principes de synergie motrice qu’on trouve en biomécanique. Ces nouveaux moteurs posent de nouveaux problèmes d’automatique. C’est pourquoi, quand tu me demandes si je suis informaticien, je préfère te répondre que je suis roboticien. La robotique est une discipline qui n’a que cinquante ans, beaucoup plus jeune que l’informatique. Il va falloir encore quelques années avant qu’elle soit reconnue autrement que comme une discipline d’intégration de disciplines diverses.

Athéna, Héphaïstos et la robotique (1)

 

Entretien avec Jean-Paul Laumond

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réalisé par Serge Abiteboul et Gilles Dowek

Jean-Paul Laumond est directeur de recherche au LAAS-CNRS à Toulouse. Il a occupé une Chaire du Collège de France de 2011 à 2012, « Robotique : champs scientifiques et diffusions technologiques ». Il raconte son parcours et sa découverte de la robotique. Il montre les liens et les tensions entre la démarche scientifique, où la généralité des solutions prime, et la démarche technique, où toutes les solutions sont bonnes. Il nous montre comment la conquête de l’autonomie s’accompagne de l’émergence de description abstraite des tâches effectuées par le robot : des signes. Il évoque enfin la similarité des problèmes en robotique et en neurophysiologie. La robotique, territoire en pleine mutation, est aussi un lieu privilégié pour interroger les liens de l’informatique avec les mathématiques, la physique et la mécanique. La richesse de l’informatique, sa beauté, est aussi dans dans la complexité de ces rapports avec les autres sciences.

Serge Abiteboul, directeur de Recherche à Inria, à l’ENS Cachan, membre du Conseil national du numérique et du Conseil scientifique de la SIF.
Gilles Dowek chercheur à Inria dans l’équipe Deducteam et dans le Mooc Lab, membre de la Commission de réflexion sur l’éthique de la recherche en sciences et technologies du numérique d’Allistene (CERNA), et du Conseil scientifique de la SIF.

Binaire : Comment es-tu devenu chercheur en robotique ?

Jean-Paul Laumond : Mon histoire est révélatrice de la manière dont la recherche en robotique s’est construite. À la fin des années soixante-dix, elle en était à ses débuts et réunissait des étudiants et des chercheurs d’horizons divers. J’ai fait les classes préparatoires, mais je n’avais pas envie d’être ingénieur. De fait, je ne comprenais pas ce que recouvrait le terme, et j’étais attiré par des formes de connaissance que je supposais plus abstraites. J’ai fait des mathématiques, sans être suffisamment bon pour décrocher une école normale. J’ai donc passé une maîtrise, puis le Capes, et j’ai enseigné quelques années. Mais, même si je garde de très bons souvenirs de cette époque, je n’étais pas pleinement satisfait par le métier. Il s’agissait de transmettre, mais pas d’apprendre et encore moins de créer. J’avais, à cette époque, des amis qui, eux, avaient fait une école d’ingénieur et qui m’ont fait découvrir un nouveau mot : la robotique. J’ignorais totalement ce que c’était. Une équipe de recherche était en train de se monter au LAAS sur ce thème. C’est à ce moment-là que je provoque une rencontre décisive : Georges Giralt accepte de recevoir un jeune professeur de mathématique désireux de pénétrer le monde de la recherche. Sur ses conseils, je décide de faire un DEA, puis une thèse, tout en poursuivant mon activité d’enseignant. Parmi les cours que j’ai alors suivis dans le cadre de mon DEA, il y avait un cours d’analyse d’algorithmes. Pour mon stage, je devais analyser un algorithme de Hopcroft et Tarjan sur la décomposition de graphes en composantes 3-connexes. J’ai eu beaucoup de difficultés, et c’est seulement des années plus tard que j’ai compris qu’il y avait de quoi ! C’est un algorithme assez difficile. C’est en lisant cet article que j’ai vu pour la première fois l’instruction « i := i + 1 » écrite en Algol libre. Pour moi les deux points étaient une erreur de typographie et je lisais « i = i + 1 ». Je ne comprenais pas, c’était absurde. J’ai l’air de caricaturer, mais, à cette époque, un étudiant en mathématique pouvait faire tout son cursus sans rencontrer d’algorithmes, ni cette notion étrange « d’affectation de variable ». C’était, par rapport à la formation générale d’un professeur de mathématique, une véritable révolution galiléenne qui se produisait dans ma tête. Pour moi, la découverte de l’informatique a été cette introduction du temps, base de toute construction. Et cela a commencé à me plaire. Je me suis ensuite intéressé au dessin de graphes sur une surface. Il y avait un théorème (le théorème de Fary) qui disait que tout graphe planaire pouvait se représenter par des segments de droites, sur une surface plane. Il y avait ce théorème d’existence, mais pas d’algorithme. Là j’ai senti s’ouvrir un champ de connaissance que je ne soupçonnais pas : l’informatique consistait à construire des objets dont les mathématiques avaient prouvé l’existence ! C’est une manière de voir l’informatique que j’ai gardée tout au long de ma carrière.

HILARE.2Le robot Hilare a été un des tout premiers robots mobiles autonomes développé au LAAS-CNRS à la fin des années 1970. On peut le voir maintenant au Musée des Arts et Métiers de Paris. Crédit : Photo Matthieu Herrb (c) LAAS-CNRS

B : Donc tu as commencé ta carrière de chercheur en faisant de la théorie algorithmique des graphes. Comment es-tu passé à la robotique ?

JPL : En fait, si Malik Gallab (mon directeur de thèse) m’avait orienté vers la théorie des graphes, c’était dans le cadre des travaux précurseurs de Georges Giralt sur l’autonomie des machines : la robotique avait, dès cette époque, l’ambition de doter les machines physiques d’autonomie de comportement. Pour cela il fallait qu’elles comprennent l’univers dans lequel elles évoluaient. On partait de l’idée qu’il fallait doter les machines d’organes de perception leur permettant de dresser une carte géométrique de leur environnement, par exemple de l’appartement dans lequel elles étaient. Mais comment comprendre cette carte, comment dire : ceci est une pièce, ceci est une porte ? L’idée a été de trianguler l’espace et d’abstraire cette carte géométrique sous la forme d’un graphe. Dans un graphe, une porte c’est un point qui, si on le supprime, déconnecte la pièce dans laquelle la porte permet d’entrer : c’est un nœud d’articulation dans le graphe. D’où l’approche, que l’on doit à Malik Gallab, de décomposer le graphe pour faire émerger la structure du lieu. L’idée qui nous animait, à l’époque, et qui va être au cœur de mes travaux ultérieurs, était de traiter la puissance du continu de l’espace par des structures de données combinatoires. Le titre de ma thèse était « Utilisation de graphes planaires pour l’apprentissage de la structure de l’espace d’évolution d’un robot mobile ». C’était les débuts de l’apprentissage automatique. La robotique autonome était dominée par l’idée d’appliquer des techniques issues de l’intelligence artificielle. D’un côté, on avait la robotique industrielle représentée par exemple par tous les travaux sur la téléopération conduits au commissariat à l’énergie atomique. C’est elle qui a donné la robotique chirurgicale. D’un autre coté, il y avait cette ambition de la robotique autonome, qui venait des chercheurs en intelligence artificielle, principalement du Stanford Research Institute, qui voyaient dans les robots une concrétisation de systèmes d’intelligence artificielle. De ce point de vue la robotique était une partie de l’intelligence artificielle, et donc de l’informatique pure si on peut dire. C’est un point de vue que j’ai pu être amené à critiquer par la suite, mais à cette époque, c’était la vision qui prédominait. Au travers de ma thèse, l’idée émergeait que la logique des prédicats n’était pas le seul outil permettant de concevoir des machines intelligentes, et qu’il fallait traiter aussi symboliquement d’autres champs de la connaissance, en particulier la géométrie. À la fin des années quatre-vingt, j’établis un pont entre la géométrie algorithmique et la géométrie algébrique réelle (c’est-à-dire des géométries de structures statiques), et la géométrie différentielle qui introduit la notion du temps avec ses dérivées : il s’agissait de garer une voiture. Or le mouvement de roulement sans glissement est une liaison différentielle non intégrable. La robotique autonome convoquait les notions de distributions non intégrables et de crochets de Lie de champs de vecteurs ! Cette passerelle entre géométrie différentielle et géométrie algorithmique posait des problèmes tout à fait originaux et, ce qui est intéressant de noter, des problèmes nouveaux pour les mathématiciens eux-mêmes. En effet la robotique exigeait des algorithmes, là où les mathématiciens ne voyaient que des problèmes d’existence. En 1987, un grand colloque, intitulé « Mathématiques à venir », s’est tenu à l’École polytechnique. J’y étais invité à exposer mes travaux dans une session qui s’appelait non pas « mathématiques appliquées », mais plus subtilement « applications des mathématiques pures ». Les questions que l’on se posait à l’époque, et que l’on se pose toujours, étaient des questions de géométrie algébrique réelle et de géométrie sous-riemannienne. Des questions difficiles, en particulier parce que d’ordre combinatoire.

« Des robots des chaînes de montage aux robots humanoïdes »

B : Tu as évoqué la diversité des robots, avec d’un côté le bras robot des chaînes de montages automatisées, et de l’autre les robots qui cherchent l’autonomie, voire les robots humanoïdes. Est-ce qu’il existe, malgré tout, une unité de la robotique ? Ou la diversité des robots est-elle telle que les problèmes qui se posent n’ont rien à voir les uns avec les autres ?

JPL : Mes travaux de recherche tendent à dégager une unité. La robotique se définit de manière synthétique comme l’étude des rapports que peut entretenir une machine avec le monde réel, une machine qui agit, et qui agit par le mouvement. Le mouvement est absolument central. Un robot est une machine qui bouge et qui est commandée par un ordinateur. Ce qui distingue le robot de l’automate, c’est qu’un robot n’est pas commandé par des cames, aussi subtiles soient-elles. Il y a une transformation, un traitement de l’information, qui met en rapport l’espace sensoriel et l’espace moteur. La fonction sensorimotrice — la rétroaction diraient les automaticiens — est fondamentale. Elle est d’ailleurs l’apanage du vivant : une laitue bouge et croît par photosynthèse ; un guépard repère sa proie et la poursuit en la maintenant dans son champ de vision. En robotique, cette boucle sensorimotrice est plus ou moins complexe : elle va de la simple fonction réflexe, où un signal produit directement une commande, à des architectures complexes, comme celles que j’évoquais plus tôt, qui incluent une modélisation et un raisonnement sur l’espace. Ce point de vue n’est bien sûr pas nouveau. Il a déjà été exploré, par exemple, par Poincaré qui établit une forme de triangulation entre l’espace physique, l’espace sensoriel et l’espace moteur. Nous, êtres humains, n’avons accès qu’à l’espace sensoriel et à l’espace moteur. Avec ces deux espaces nous devons reconstruire le réel. La géométrie est l’outil privilégié de cette construction. La question pour le roboticien est de conduire cette construction de manière effective, en utilisant un ordinateur. Ainsi posé, on sent bien poindre une unité.

B : Pourquoi appelle-t-on un robot aspirateur « robot aspirateur » et non « aspirateur à roulette » ?

JPL : Parce que le « robot aspirateur » a des capacités d’autonomie. Il est capable de s’adapter à des environnements pour lesquels il n’a pas été programmé explicitement. Il y a de nombreuses choses qui bougent dans nos maisons, mais vous n’avez jamais vu une machine à laver venir toute seule à coté de vous dans le salon. Je dois ici préciser la notion de mouvement. Il y a deux grands types de mouvements. D’un coté le mouvement d’une machine à laver qui tourne autour d’un axe fixe, d’une plante qui ne peut pas se déplacer, d’un robot-peintre sur une chaîne de montage automobile. Ces mouvements sont locaux, en quelque sorte, enracinés. Ils ne mettent en jeu que les variables internes du système. De l’autre, et c’est ce qui distingue l’animal du vég��tal, il y a les mouvements de déplacement : le guépard doit se déplacer pour se nourrir. Ce n’est pas le cas de la laitue. Pour le moment les seules machines qui bougent automatiquement dans notre quotidien sont sur des rails, horizontaux, comme les trains, verticaux, comme les ascenseurs… Mais qu’un robot se déplace, de manière autonome, c’est-à-dire sans que sa trajectoire ait été explicitement programmée, c’est nouveau. C’est en ce sens que les aspirateurs à roulettes que tu évoques sont bien des robots.

B : Une voiture sans chauffeur ?

JPL : Oui, c’est un robot.

B : Et un avion de ligne, avec un pilote automatique ? Est-ce un robot ou un système embarqué ?

JPL : On arrive aux limites de ma définition. Mais je vais essayer de défendre qu’un avion de ligne avec un pilote automatique n’est pas un robot. Pourquoi ? Parce qu’un pilote automatique conduit l’avion sur des rails. Ces rails sont virtuels ; ils sont constitués de points de passage obligés. Le pilote automatique consiste seulement à maintenir un cap entre ces points de navigation. Un pilote automatique ne peut pas être à l’origine d’un looping pour éviter un missile.

B : Et les missiles justement ? Les drones ?

JPL : Oui, ce sont des robots dans la mesure où ils ont une beaucoup plus grande capacité d’adaptation de leurs mouvements dans l’espace.

LAMALe robot LAMA a été la plateforme de recherche du programme RISP de robotique d’exploration planétaire dans les années 1990.
Crédit Photo Matthieu Herrb (c) LAAS-CNRS

Pourquoi n’a-t-on pas encore de robots à la maison, comme dans les films ?

B : Quels sont les verrous qui résistent ? Pourquoi n’a-t-on pas encore de robots à la maison, comme dans les films ?

JPL : Les principaux succès de la robotique sont en robotique manufacturière : les robots des chaînes de montage, par exemple dans l’industrie automobile, ont profondément modifié les moyens de production. Avant de parler des robots à la maison, il faut noter que même dans le cas de la robotique manufacturière, il y a encore beaucoup de progrès à faire. Par exemple, assembler un ordinateur portable demande aux ouvriers plus de deux cents manipulations élémentaires de pièces diverses qu’il faut prendre, poser, retourner ou déplacer. Aujourd’hui, les chaînes de montage d’ordinateurs ou de téléphones ressemblent à s’y méprendre aux chaînes de montage de l’industrie manufacturière des années vingt. Il y a ici un énorme marché à conquérir pour la robotique. Il ne s’agit pas nécessairement de remplacer tous les opérateurs humains qui travaillent sur ces chaînes de montage, mais par exemple un sur deux. C’est la stratégie que met en place la société japonaise Kawada avec son robot HiroNX, composé de deux bras et d’une tête portant des caméras.

B : Et pourquoi n’est-ce pas encore fait ?

JPL : Parce que le problème de la sécurité n’est pas encore résolu. On ne peut pas s’approcher d’un robot qui fabrique une voiture, c’est trop dangereux. Le défi aujourd’hui est de concevoir un robot qui travaille avec des humains. Le problème est en voie de résolution grâce à l’introduction d’actionneurs flexibles qui permettent souplesse et sécurité dans les échanges d’énergie mécanique entre l’opérateur et la machine. On assiste à des démonstrations très impressionnantes : par exemple, au DLR en Allemagne, j’ai fait l’expérience d’arrêter instantanément avec ma main un bras manipulateur lancé à pleine vitesse. Le doctorant dont c’est le sujet de thèse l’arrête avec sa tête ! Ce type d’expérience s’appuie à la fois sur des progrès théoriques en automatique et sur des progrès technologiques en matière de calcul qui autorisent des temps de réponse extrêmement rapides. Cette question de la sécurité est essentielle dans le développement de la robotique de service. Si un robot vous accueille dans un supermarché pour vous guider vers le paquet de café que vous voulez acheter — au lieu de vous perdre dans le dédale des rayons — le robot va partager un espace avec vous et avec beaucoup d’autres personnes, et il ne faut pas qu’il mette ces personnes en danger.

B : C’est donc cet impératif de sécurité qui fait que nous n’avons pas encore de robots autonomes autour de nous.

JPL : La sécurité est un impératif critique. Ce n’est pas le seul. L’environnement d’un robot de service est beaucoup moins structuré que dans une usine. Un robot domestique devra être capable de s’adapter à un appartement ou à un autre (comme le font d’ores et déjà les robots aspirateurs). On ne veut pas programmer explicitement chaque robot individuellement. Il faut donc des robots avec un très haut degré d’autonomie, les degrés d’autonomie se définissant par les niveaux d’abstraction plus ou moins élevés de programmation.

B : Et un tel robot — nous ne sommes pas ici pour éviter les questions — sera-t-il capable de simuler un comportement intelligent ? Quelles connections aujourd’hui entre la robotique autonome et l’intelligence artificielle ?

JPL : J’aurais envie de dire que je ne sais pas ce qu’est l’intelligence artificielle. Mais c’est très difficile quand tu viens d’un groupe de recherche qui s’est longtemps appelé « Robotique et Intelligence Artificielle » ! On fait souvent référence, à juste titre, à l’analogie suivante. Si tu as un gamin qui joue très bien aux échecs, sa grand-mère va te dire « Qu’est-ce qu’il est intelligent, ton fils ! ». Mais, pour autant, on ne qualifie pas d’intelligent l’ordinateur qui bat le champion du monde aux échecs. Le terme « intelligence » est beaucoup trop connoté et, de ce fait, l’expression « intelligence artificielle » est souvent mal comprise, et inconsidérément utilisée vis-à-vis du grand public. Si on se réfère aux défis du fameux colloque de Dartmouth en 1956, on constate qu’il y a eu certes des grands progrès en matière de traitement symbolique de l’information, mais toujours pas de machine de traduction universelle comme cela avait été imprudemment annoncé. Et on peut se poser la question de la décidabilité du problème de traduction. Je ne parle pas de la traduction de bulletins météo (on y parvient d’ores et déjà), mais de la traduction qui consiste à rendre accessible « Ulysses » de Joyce aux lecteurs français. Est-ce vraiment du ressort de l’informatique ? La réponse ne me semble pas claire du tout.

strip-hrp2Le robot humanoïde HRP2 sait comment saisir un objet au sol.
Crédit photo S. Dalibard, (c) LAAS-CNRS

B : Souvent, pour les être humains, on oppose intelligence et habileté manuelle. La robotique est-elle l’habileté manuelle artificielle ?

JPL : Je suis assez d’accord avec cette vision. L’intelligence artificielle a toujours été abordée au niveau des fonctions cognitives visant des capacités de raisonnement et de prise de décision d’un haut niveau d’abstraction. On ne considère pas un mouvement réflexe comme un mouvement intelligent ou issu d’un processus intelligent. C’est une simple boucle de rétroaction combinant, au niveau du signal, une information sensorielle et une commande motrice. Le niveau d’abstraction est faible. Un thème de recherche passionnant est celui de l’émergence du symbole dans la représentation de l’action : à quel niveau faut-il le situer dans un processus dit « cognitif » qui a trait à la réalisation d’une tâche ? Prenons un exemple : la tâche « prendre un stylo » exprimée en langage naturel. Pour une machine, comme pour un être humain, réaliser cette tâche peut-être simple ou complexe. L’organe de la préhension est la main. Si le stylo est à portée, il me suffit de tendre le bras et de le saisir. Mais si le stylo est dans la pièce d’à côté, il faut que j’utilise mes jambes pour m’y rendre et donc faire appel à une fonction locomotrice, et peut-être même à un plan pour savoir par où passer. Si le stylo est à portée de main, je n’ai pas besoin d’utiliser mes jambes. En revanche, si le stylo est situé par terre entre mes pieds, je vais devoir me baisser, et donc utiliser mes jambes, sans pour autant faire appel à une fonction locomotrice. Les mouvements peuvent donc être très différents d’un cas à l’autre. Ils correspondent pourtant à une même tâche exprimée par seulement trois mots « Prends un stylo ». Comment ces trois mots, qui qualifient une même action et qui correspondent à un niveau élevé de programmation pour un robot humanoïde, vont-ils s’ancrer dans une architecture logicielle qui va combiner ou non une fonction locomotrice et une fonction de saisie ? Comment une simple fonction de saisie peut-elle être encorporée (« embodied » en anglais) dans le robot ? Quelle place donner au symbole ? Voilà des questions, spécifiques à la recherche en robotique, qui tendent à explorer les liens entre « intelligence » et « habileté manuelle » pour reprendre tes deux expressions.

B : Cette remarque est très intéressante parce que, pour un non-initié, un robot dans un environnement humain effectue des tâches compliquées et interagit pour effectuer des tâches cognitives de plus en plus complexes. Or, tu viens de nous expliquer que, pour un robot seul dans une pièce, ramasser un objet est déjà, d’un point de vue cognitif, une tâche extrêmement complexe.

JPL : Oui, et c’est aussi très compliqué pour un être humain : encore une fois, comment se fait-il qu’une tâche de saisie soit amenée à stimuler les muscles des jambes ? Par quel processus ? Ces questions que pose le roboticien sont les mêmes que celles que pose le neurophysiologiste. On arrive ici à des questions interdisciplinaires absolument passionnantes.

B : Si on reprend l’exemple du stylo, on pourrait dire que tous les moyens sont bons, du moment qu’à la fin tu as le stylo en main. Donc un robot beaucoup plus simple — par exemple un treuil — conviendrait.

JPL : Oui, mais ce qui intéresse le roboticien, c’est un robot un peu plus universel qu’un simple treuil automatisé. Si on doit faire une machine qui doit seulement ramasser des stylos, on fait une machine qui ramasse des stylos. Tu as raison. Et si cette machine ne peut pas monter un escalier, ce n’est pas grave, si on a juste besoin d’une machine à ramasser des stylos, sans exiger d’elle d’en chercher un qui se trouve à l’étage. Ta question illustre de fait la tension que vit le roboticien entre sa volonté de généralité — il n’y a de science que générale — et son devoir de fabriquer des robots qui répondent à une certaine fonction. Par exemple, quel est l’intérêt de fabriquer un robot humanoïde ? On peut en discuter. En revanche, ce que je sais en tant que chercheur, c’est que jamais on n’a eu autant de bonheur qu’en travaillant sur une machine aussi « générale » et complexe. Cette complexité est avant tout mécanique. Elle est rendue possible par les progrès de la mécatronique (miniaturisation des composants électroniques, des moteurs, des capteurs, etc.). Qu’il soit possible aujourd’hui de construire des machines anthropomorphes capables de marcher toutes seules, c’est assez magique. Coordonner leurs trente degrés de liberté — on est loin de nos six cent muscles — pour effectuer une tâche particulière, c’est un défi pour le chercheur. Après, que fera-t-on de ces robots humanoïdes ? C’est un autre débat.

Suite de l’entretien à venir….

 

L’informatique : la science au cœur du numérique (5)

Innovation et créativité

Les mathématiques sont beauté, esthétique de l’absolu, du zéro et de l’infini. Elles définissent la pensée, posent des lois. Elles participent de la vérité. La physique et la chimie proposent des lectures de la nature, depuis les structures de l’infiniment petit jusqu’aux espaces galactiques. De l’explosion du Big Bang au magma plasmatique, elles révèlent les équations qui régissent le monde. La biologie est le royaume de la complexité. De la plus petite bactérie au cerveau le plus élaboré, la vie se multiplie, se compose, se combine, se reproduit dans des mystères insondés. Avec la médecine, il s’agit de repousser les limites de la maladie et de la mort. Les sciences humaines brillent dans leur diversité. Elles sont miroirs et mémoires de nos combats, reflets de nos illusions. Elles révèlent le mystère de l’humain. Peut-être un jour nous aideront-elles à comprendre nos folies.

Et l’informatique ? Science et technique, l’informatique bouscule les frontières. Avec les mathématiques, elle tient du rêve ; elle se marie à la physique et la chimie dans des expériences prodigieuses ; elle est peut-être la clef pour décrypter les intrications de la biologie. Ses algorithmes disent pourquoi ; ils disent comment. Et de l’informatique, donc, quelle est l’essence ? Si les mathématiques définissent la vérité, si physique et chimie expliquent les merveilles du monde et si la biologie donne les clés de la vie, l’informatique est, quant à elle, le pouvoir de créer. Elle nous permet d’inventer notre propre monde.

L’informatique fait chaque jour preuve de son inépuisable créativité. Elle ne cesse d’inventer de nouvelles applications, de nouvelles manières de communiquer, Si de nouveaux moyens de diffuser l’information. Grâce à l’informatique et aux télécommunications, on peut rêver dans un garage (Steve Jobs pour Apple), depuis un laboratoire universitaire (Sergueï Brin et Larry Page pour Google) ou même dans son dortoir (Mark Zuckerberg pour Facebook) d’un nouveau logiciel et poser ainsi les bases d’un empire industriel. On peut aussi être un dingue de liberté comme Richard Stallman et devenir l’artisan principal d’une des suites logicielles les plus utilisées au monde, le logiciel libre GNU/Linux.

L’informatique étend le champ du possible.

Par le Conseil scientifique de la SIF, composé : Serge Abiteboul (président), Gérard Berry, François Bourdoncle, Max Dauchet, Colin de la Higuera, Gilles Dowek, Anne-Marie Kermarrec, Claire Mathieu, Anca Muscholl, Laurence Nigay, Maurice Nivat, Jean-Marc Petit, Catherine Rivière, Gérard Roucairol, Marie-France Sagot, Florence Sèdes, Pascale Vicat-Blanc.

 

Lettre ouverte à Monsieur François Hollande, Président de la République

Lettre ouverte à Monsieur François Hollande, Président de la République, concernant l’enseignement de l’informatique

Monsieur le Président,

L’informatique a donné naissance à une industrie du même nom, puis à une culture qui a pris une place considérable dans notre société, le numérique. La politique volontariste, la formation au numérique et par le numérique, que vous avez voulue, a pour but d’accompagner l’entrée de notre pays dans le monde du numérique. Cette politique n’a une chance de réussir que si elle s’accompagne d’un développement massif de l’enseignement de l’informatique qui est la clé de la compréhension du monde numérique en construction.

Mais, au-delà de cette nécessaire compréhension par chaque citoyen du monde dans lequel nous vivons, la France doit aussi former des ingénieurs et des scientifiques qui ne sachent pas seulement utiliser des outils numériques mais qui sachent aussi en développer. Il en va de la compétitivité de nos entreprises. Il en va de notre capacité à rester à la pointe de l’innovation. Il en va du combat essentiel que vous menez pour l’emploi.

Vos homologues chefs d’état et de gouvernement Barack Obama et David Cameron se sont exprimés publiquement pour inciter leurs jeunes compatriotes à apprendre à programmer, à apprendre l’informatique. Ce mouvement se renforce dans de nombreux pays, en Finlande, en Israël, en Corée, etc. La France ne peut pas rester à la traine.

Un enseignement a été créé à la rentrée 2012 en Terminale S et des initiatives importantes ont été prises récemment par le Ministre de l’Education Nationale, notamment pour les Classes préparatoires aux grandes écoles. Mais cet effort ne suffira pas à placer notre pays dans le peloton de tête des nations qui décideront de l’innovation. Cet enseignement est notoirement fragilisé par la pénurie d’enseignants bien formés en informatique. Cela ne peut surprendre, il s’agit là d’un effort considérable à réaliser dans des temps de contraintes budgétaires. C’est bien pourquoi seule une parole publique forte peut permettre de donner sa dimension nécessaire à un tel programme.

Monsieur le Président, nous comptons sur vous. Vous pouvez décider

  • d’accorder à l’informatique sa place dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture de l’éducation nationale,
  • de faire entrer l’informatique en tant que discipline à part entière dans le système éducatif français, avec des initiations à l’école
    primaire et une entrée dès le collège,
  • de créer un Capes et une Agrégation d’informatique, et ainsi un corps
    enseignant de jeunes diplômés en informatique issus de nos Universités et de
    nos Écoles.

L’enseignement de l’informatique peut et doit devenir le fleuron de l’éducation nationale, l’étendard de votre action de modernisation de notre pays.

La Soci��té informatique de France vous invite à découvrir les premiers signataires, à signer et à faire signer cette lettre dans cette page.

 

L’informatique : la science au cœur du numérique (4)

Savoir et savoir-faire

Les apprentissages combinent une phase d’acquisition de savoir avec une phase d’expérimentation des connaissances acquises, pour aller vers le savoir-faire. En informatique, ces deux notions se répondent. L’informatique donne des réponses à la question «comment faire», qui se conjuguent dans de nombreux contextes. On peut expliquer l’organisation des tâches dans un hôpital ou la logistique d’un grand groupe de distribution avec le même langage de workflow. Et pour ce qui est des logiciels, par exemple, un système de gestion de données est générique, le système ignore la nature des données, qu’importe qu’elles soient biologiques ou commerciales, un même langage (la logique du premier ordre) et de mêmes algorithmes sont utilisés. On retrouve la place prépondérante du savoir-faire dans l’enseignement de l’informatique, qui laisse une place très importante aux travaux pratiques individuels ou en groupe.

Science et technique

Cette dichotomie entre savoir et savoir-faire se retrouve dans un constat : l’informatique est à la fois science et technique. Comme technique, elle nous permet de créer. L’informatique est essentielle au développement de nombreux objets. Par exemple, le logiciel entre aujourd’hui pour une grande part du coût de conception d’une voiture. L’utilisation de logiciels est indispensable dans les industries du transport, du nucléaire, chimique, etc. Pour ce qui est de l’industrie informatique, il faut savoir la complexité des logiciels développés aujourd’hui. Certains contiennent des millions, voire des centaines de millions de lignes de code par exemple pour des distributions de Linux. (En comparaison, le roman «Madame Bovary» n’était composé que de 4 500 feuillets manuscrits, soit de l’ordre de mille fois moins de lignes.) Cela place ces logiciels parmi les objets les plus complexes jamais construits par des humains.

L’industrie s’est transformée dans un premier temps par l’automatisation des processus de fabrication. Elle a ensuite été transformée par l’informatique pour ce qui concerne notamment les services comptables, la gestion des ressources humaines, la logistique des achats et des livraisons. Toutes les tâches de l’industrie s’automatisaient. Dans un deuxième temps, la technique informatique avec internet, le web, les réseaux sociaux, les téléphones intelligents, a transformé la vie de chacun. On a pu constater à quel point l’informatique était par essence porteuse de créativité.

Concluons cette partie par une illustration. Considérons la production de logiciel. On fait appel à des méthodes comme la programmation agile ou la redondance des matériels pour garantir la qualité et la sûreté des applications. Mais on réalise vite les limites de ces développements. Au-delà d’un certain niveau de complexité, il faut des logiciels complexes pour vérifier que les logiciels sont corrects, pour prédire leurs performances et les taux d’erreur. Leur réalisation demande des bases théoriques poussées. Pour se réaliser, la technique informatique doit trouver ses inspirations dans la science informatique.

L’informatique est science et technique et oublier l’une de ces facettes est violemment réducteur.

À suivre…

L’informatique : la science au cœur du numérique (3)

Sciences et informatique

Nous utilisons ici le mot science dans un sens très large désignant un domaine où le critère de vérité d’un énoncé est objectif, parce qu’il s’appuie sur l’observation, l’expérience, la démonstration, le calcul, etc. Ce terme inclut donc les sciences de la nature ou de la vie (qui correspondent plutôt au terme «science» en anglais) ; mais aussi, par exemple, les mathématiques.

La science informatique

L’informatique est une science. Elle permet comme les mathématiques, la physique, la biologie et les autres sciences d’expliquer le monde. Elle se fonde sur des critères objectifs, par exemple «le résultat du tri de la liste [3;1;2] est [1;2;3]». Elle aide les autres sciences à expliquer les phénomènes naturels, par exemple la simulation en climatologie. Et comme le monde qui nous entoure est maintenant numérique, l’informatique est essentielle pour expliquer ce monde.

L’informatique est entrée de manière fracassante dans l’univers des sciences avec des travaux de mathématiciens comme Kurt Gödel, Alan Turing ou Claude Shannon. Par exemple, Turing introduisit un modèle abstrait de machine capable de réaliser n’importe quel calcul mathématique représentable par un algorithme. Il s’en servit pour résoudre un problème ouvert de mathématiques, le problème de décision de Hilbert. Il démontra aussi «en passant» qu’on ne peut pas décider en général si un programme termine pour une entrée donnée ou s’il va continuer à calculer pour toujours. C’est l’ancrage de l’informatique dès sa naissance dans les sciences. Mais, pour construire les premiers ordinateurs tels l’ENIAC ou les premières machines à architecture von Neumann, il va falloir des efforts considérables en ingénierie. C’est l’ancrage du domaine dans la technique.

L’informatique et les autres sciences

Dès ses débuts, l’informatique affirme des liens étroits avec les autres sciences. L’informatique, avec l’automatisation du calcul, fournit un nouvel angle pour des problèmes auxquels s’attaquaient déjà d’autres sciences. Elle s’intéresse aux mêmes phénomènes que d’autres sciences mais différemment. Prenons l’exemple des images. Un physicien peut étudier la propagation des rayons lumineux et la transformation des images quand ces rayons traversent des milieux transparents ou changent de direction en rencontrant divers types de miroirs. L’optique conduit à la construction de verres qui corrigent la vue ou de lentilles pour les appareils photo. Avec la photo argentique, la chimie permet la reproduction d’images sur une surface par dépôt de pigments colorés qui se fixent sur la surface. Les géomètres mathématiciens s’intéressent aux formes qui peuvent être dessinées dans le plan ou exister dans l’espace euclidien et à leur représentation sous forme d’images visibles dans le plan. Les médecins soignent les problèmes de l’œil et des nerfs optiques qui nous permettent de voir les images. Les neurophysiologistes s’intéressent à la perception des images par notre cerveau. De son côté, l’informatique propose une autre manière d’appréhender les images. En les «pixélisant», on obtient une représentation de l’image qui permet de la transmettre, la reproduire, la compresser, la transformer, la comparer à une autre. Les appareils photo numériques apparus il y a une vingtaine d’années sont le fruit des efforts conjoints de physiciens, d’opticiens et d’informaticiens. Il est d’ailleurs fréquent que des ruptures technologiques ou scientifiques soient pluridisciplinaires comme c’est le cas ici.

Science de l’artificiel et science de la nature

Des algorithmes existaient avant l’ordinateur. Quand on enseigne les quatre opérations à des enfants, on leur apprend des algorithmes. On fait des mathématiques mais aussi de l’informatique sans le savoir. L’informatique a peut-être moins révolutionné qu’on ne le dit : des machines programmables comme les métiers à tisser de Jacquard existaient ; on utilisait déjà des langages de programmation par exemple dans les partitions musicales. Mais en moins de cent ans, l’informatique a modifié nos façons de penser.

On a vite accepté l’informatique comme une science de l’artificiel, quelque part à coté des mathématiques. Comme les mathématiques, l’informatique permettait d’énoncer des vérités absolues. De même que les médiatrices d’un triangle continueraient à être concourantes si la constante de la gravitation était différente, le résultat du tri de la liste [a3; a1; a2] continuerait à être [a1; a2; a3] quels que soient les objets a1, a2, et a3 avec un ordre entre eux tel que ai< aj si i< j.

L’informatique permettait de résoudre des problèmes comme de mieux concevoir des ailes d’avion ou organiser son carnet d’adresses et ses rendez-vous. L’informatique bouleversait aussi les sciences par la simulation et l’analyse des données. Et puis, on a réalisé que l’informatique était aussi une science de la nature. Avec l’ADN, le codage et la transformation de l’information se retrouvaient au cœur de l’étude des organismes biologiques. Beaucoup d’informaticiens commençaient également à se pencher sur les questions fascinantes de la cognition cérébrale et de la dynamique de la pensée. Et dans les sciences humaines, l’informatique faisait également une entrée remarquée. Les lois qu’imaginaient les sociologues, les linguistes, les économistes, etc., pouvaient, grâce aux simulations, être confrontées à l’expérience. Avec l’informatique, les sciences humaines s’arrimaient un peu plus au sein des autres sciences.

Non seulement l’informatique est une science, mais un peu à la manière des mathématiques qui se marient avec tout le spectre des autres sciences, l’informatique se marie aux autres sciences dans de riches combinaisons.

À suivre…

Jacques Arsac, astronome et informaticien

Jacques Arsac vient de mourir. Un texte écrit pour ses obsèques:

Jacques Arsac était avant tout un homme généreux. Astronome, ayant découvert l’informatique et ce qu’elle pouvait apporter à l’astronomie et aux astronomes il n’a eu de cesse d’en répandre l’usage d’abord auprès de ses collègues astronomes puis auprès de tous ceux, nombreux, qui avaient besoin de calculs. C’est René de Possel qui a créé l’institut de Programmation mais, au vu et au su de tout le monde, c’est Jacques Arsac qui en était l’âme, le moteur, l’homme orchestre qui faisait tout car il y avait tout à faire pour savoir un peu ce qu’était la programmation avant d’en diffuser l’enseignement, pour délimiter un peu le champ de la nouvelle discipline qui en France a pris le nom d’Informatique alors qu’aux Etats-Unis, son pays natal, elle est restée science des calculateurs (computers)
Comme il n’y avait rien, Jacques Arsac se battait toute la journée et je pense une partie de la nuit, pour écrire des compilateurs, faciliter le travail de tous ceux qui voulaient utiliser ce que nous appelions une machine à calculer, pour jeter les bases d’un enseignement de la programmation, pour recruter et former des gens qui puissent l’enseigner, pour attirer des étudiants vers cette nouvelle discipline, pour que les autres disciplines se poussent un peu pour faire de la place à cette nouvelle venue. Il ne cherchait rien pour lui-même, il négligeait de publier beaucoup des travaux qu’il faisait, il voulait seulement que ça marche et que l’informatique se développe, il faisait tout pour et il a réussi.
Je ne peux m’empêcher de penser quand je pense à Jacques Arsac aux moines défricheurs du onzième ou du douzième siècle. A vrai dire il en avait la foi chrétienne, ardente et exigeante, qui a accompagné toute sa vie d’homme et de scientifique.
Jacques Arsac croyait tellement à ce qu’il faisait, à l’avenir de sa discipline qu’il s’est investi pendant dix ans pour en transporter l’enseignement au lycée, payant là aussi beaucoup de sa personne pour adapter les enseignements, les matériels et les logiciels et pour recruter et former des professeurs capables d’enseigner l’informatique quelque soit leur discipline d’origine (c’était un point sur lequel il insistait beaucoup, que tous devaient être capables d’apprendre et d’enseigner l’informatique). Jacques Arsac a mis dans cette expérience lycéenne tout son énergie, sa force de travail, sa foi en l’avenir et il a perdu : en 1995, je crois un décret est venu mettre fin à dix ans d’expérience de l’enseignement de l’informatique au lycée, à vrai dire on n’a jamais su pourquoi. Jacques Arsac en a été profondément meurtri.
Les dernières années de sa vie ont été essentiellement occupées à une réflexion sur la science et sa foi chrétienne qui l’ont amené à écrire plusieurs livres et à fonder une association des scientifiques chrétiens aujourd’hui bien vivante.
Jacques Arsac a été avant tout un homme d’action, surtout soucieux de faire partager son savoir, dont l’action a permis à l’informatique de se développer rapidement à l’université de Paris, et un homme de foi, foi en la science, foi dans le progrès que pouvait apporter ces insupportables machines à calculer qui jusqu’en 1981 et l’avènement des PCs étaient vraiment délicates à manier pour des performances ridicules à côté de la moindre tablette d’aujourd’hui. Un des tous premiers en France il a cru en ces machines qu’il manipulait en virtuose, si imparfaites fussent-elle, et il a annoncé la place qu’elles allaient prendre dans nos vies. Tous les informaticiens et utilisateurs de machines actuelles lui sont redevables de sa vision prophétique.

Maurice Nivat, Conseil scientifique de la SIF

L’informatique : la science au cœur du numérique (2)

Le numérique

Les mots s’usent, et on en invente de nouveaux pour dire presque les mêmes choses. Par exemple, surprise-partie est devenue surboum, passée en boum, pour devenir soirée. Le langage scientifique est censé échapper à ce principe. On n’est pas censé se lasser du mot triangle et le remplacer par un mot plus à la mode comme tricôté. Des mots mathématiques comme géométrie, physique ou chimie sont relativement imperméables aux modes. Le mot informatique est une exception à l’exception. Comme les ados qui ne veulent pas utiliser le même mot que leur parents pour parler de surprise-partie, les informaticiens changent (ou laissent les autres changer) le nom de leur discipline régulièrement. Par exemple, le CNRS invente régulièrement des néologismes pour désigner l’informatique : STIC pour sciences et techniques de l’information et de la communication» a eu un temps le vent en poupe. Ce qui gêne sans doute, et conduit à changer de mot, ce sont les multiples facettes de l’informatique. Nous avons revendiqué ici que l’informatique soit à la fois une science et une technique. Oui on peut être un scientifique en informatique, comme on peut être ingénieur en informatique ! Oui on peut faire de l’informatique en amateur et trouver son bonheur dans un livre sur PhP mySQL du rayon d’informatique de la FNAC. La Lisbeth Salander de Millenium elle aussi fait de l’informatique. Ce sont autant de facettes de l’informatique. Et il n’est pas nécessaire de trouver un nouveau mot pour chacune d’entre elles.

« Autrement, les mots s’usent. Et parfois, il est trop tard pour les sauver. »
Erik Orsenna

Le dernier mot à la mode est numérique («digital» en anglais). Attention ! Il ne faut surtout pas le voir comme un synonyme d’informatique. L’adjectif «numérique» qualifie toutes les activités qui s’appuient sur la numérisation de l’information comme le livre, l’image ou le son numérique, la commande numérique de voiture ou d’avion, le commerce numérique (e-commerce), l’administration numérique, l’édition numérique, l’art numérique, etc. On parle de «monde numérique». La recherche dans le domaine du numérique touche ainsi, juste pour les sciences humaines, à des sujets aussi distincts que la fiscalité de l’internet en économie, ou la nature des liens sociaux induits par des systèmes de réseaux sociaux en sociologie. On observera d’ailleurs le dynamisme du numérique, en s’autorisant à penser qu’il tient au moins en partie de la créativité de l’informatique. Si on numérise l’information, c’est pour la possibilité de la traiter avec toutes les méthodes de l’informatique. En ce sens, l’informatique est au cœur du numérique. Malgré cela, étant donné la variété des thèmes en jeu, on est clairement hors de la sphère de l’informatique. Par exemple, pour véritablement participer à l’art numérique, il est utile de bien maîtriser la pensée informatique, ainsi sans doute que la technique informatique, au-delà d’une simple expérience de logiciels comme Photoshop. Reste que l’objectif essentiel reste la réalisation d’œuvres d’art.

La frontière entre informatique et numérique est mouvante. Certains limitent les sciences du numérique à une liste plus ou moins exhaustive de domaines comme la robotique, l’automatique, les télécoms, les mathématiques appliquées, le traitement du signal, les circuits électroniques. On notera que, dans leurs incarnations modernes, ces domaines accordent une place essentielle à l’informatique. On n’imaginerait par exemple pas de robotique sans l’utilisation de techniques fondamentales de l’informatique comme la géométrie algorithmique ou l’apprentissage automatique. Mais le même robot aura une main avec peut-être une perception haptique faisant intervenir des mécanismes compliqués de retour de force ; nous sommes aussi dans la mécanique et l’automatique. La robotique inclut beaucoup d’informatique mais pas uniquement. Rien n’empêche un roboticien de se déclarer informaticien, ou mécanicien, voire les deux s’il le souhaite.

Ne confondons pas numérique et informatique, même si l’informatique est effectivement la science fondamentale de notre monde numérique.

À suivre…

L’informatique : la science au cœur du numérique (1)

Pourquoi ce texte Nous sommes régulièrement confrontés à la question de définir notre domaine. La question est complexe, les réponses parfois passionnelles. Le Conseil scientifique de la Société informatique de France a réfléchi collectivement sur ce sujet.

Informatique — quèsaco ?

L’informatique est la science et la technique de la représentation de l’information d’origine artificielle ou naturelle, ainsi que des processus algorithmiques de collecte, stockage, analyse, transformation, communication et exploitation de cette information, exprimés dans des langages formels ou des langues naturelles et effectués par des machines ou des êtres humains, seuls ou collectivement.

L’informatique est la science et la technique des interactions entre divers processus qui coopèrent dans la poursuite d’un but commun, souvent en coopérant avec des opérateurs humains. Cette coopération nécessite des échanges d’informations que la science informatique nous apprend à collecter, stocker, protéger, transmettre et transformer et que les techniques informatiques, puces et machines électroniques, permettent de manipuler en quantité avec rapidité et fiabilité. L’universalité de la représentation des informations, qu’elles soient textuelles, chiffrées, visuelles, sonores, rend possible le traitement simultané de toutes les informations liées à une activité donnée, à une entreprise, à une administration, à un chantier, à une chaîne de fabrication, et l’automatisation de tout ce qui peut être automatisé, c’est-à-dire entièrement confié à des machines. Réseaux informatiques et bases de données permettent à des milliards d’individus de partager et conserver les informations lorsqu’ils le jugent nécessaire, utile ou agréable. Les utilisations de l’informatique vont des actions les plus simples dans la vie de tous les jours aux plus sophistiquées, calculs des mathématiciens, simulations des physiciens, séquençage et décryptage du génome en biologie, exploitation de gigantesques quantités de données.

L’informatique décompose des opérations complexes en opérations simples, que ces opérations soient destinées à être effectuées par une seule machine ou un seul opérateur humain, ou un ensemble de machines et d’opérateurs humains. L’informatique permet de faire réaliser efficacement des tâches par des machines. La conception, l’écriture, la mise au point des programmes et des circuits qui spécifient ces séquences d’opérations constituent des aspects essentiels de l’informatique. La programmation est proche du raisonnement logique par sa précision et sa rigueur. Elle peut être, notamment pour le programmeur néophyte, source d’émerveillement quand le raisonnement par le biais du programme devient réalisation concrète, en prise avec le monde réel.

Il faut apprendre à nos enfants à raisonner/programmer comme on leur apprend à lire, écrire et compter. (Quand nous parlons ici d’apprendre à programmer, il ne s’agit pas juste d’apprendre un langage de programmation, de la même façon qu’apprendre à lire ne se limite à savoir épeler des mots. Au cœur de l’activité de programmation, il y a le raisonnement que l’on conçoit et qu’on demande à la machine.)

La construction d’ordinateurs fait intervenir d’autres sciences, comme la physique du silicium, et des techniques très poussées pour la miniaturisation des circuits des processeurs et des mémoires. L’utilisation d’ordinateurs conduit à des disciplines très concrètes comme la compilation de programme ou le génie logiciel, avec des défis comme de concevoir, analyser, contrôler, optimiser, vérifier les systèmes informatiques. Pourtant, l’informatique n’est pas que la science des ordinateurs (même si le terme anglais est « computer science ») : son outil ne peut pas être seul objet d’étude. Indépendamment d’ailleurs de toute machine particulière, l’informatique s’attaque à des problèmes fondamentaux comme de comprendre les frontières entre ce qui calculable ou non, ce qui réalisable avec des ressources en temps et espace raisonnables. À leurs débuts, les ordinateurs tenaient plus de la prouesse technique que d’une science informatique encore balbutiante. Avec le temps, l’informatique nous a permis de mieux comprendre ce que font les ordinateurs, de mieux les concevoir et les utiliser. Les liens entre la science informatique et les ordinateurs se sont intensifiés avec la complexité des logiciels et des matériels qui composent ces machines. On peut donc dire aujourd’hui que si l’informatique n’est pas la science des ordinateurs, elle est la science qui rend véritablement possible et efficace les ordinateurs. Elle rend également possible des objets comme des téléphones ou des capteurs intelligents, et permet de développer des systèmes complexes mettant en jeu de grands nombres de machines comme par exemple des moteurs de recherche du Web. Elle est également au cœur des disciplines qui cherchent à définir de nouveaux principes et de nouvelles architectures de machines pour le traitement de l’information, par exemple en relation avec les neurosciences computationnelles ou la physique quantique. Les supports matériels de l’informatique évoluent en permanence.

« La science informatique n’est pas plus la science des ordinateurs que l’astronomie n’est celle des télescopes, »
souvent attribuée à Edsger Dijkstra

L’informatique a une place cruciale dans notre société. Nombre des plus grandes sociétés qui se sont imposées pendant ces cinquante dernières années ont l’informatique au cœur de leur métier (IBM, Microsoft, Oracle, Apple, Google, Facebook, etc.). L’informatique participe aux menaces sur l’environnement (pollutions par les fermes de serveurs) mais aussi aux solutions (informatique durable). L’informatique bouleverse la vie de chacun avec la transformation de notre monde en « monde numérique ».

À suivre…

Par le Conseil scientifique de la SIF, composé : Serge Abiteboul (président), Gérard Berry, François Bourdoncle, Max Dauchet, Colin de la Higuera, Gilles Dowek, Anne-Marie Kermarrec, Claire Mathieu, Anca Muscholl, Laurence Nigay, Maurice Nivat, Jean-Marc Petit, Catherine Rivière, Gérard Roucairol, Marie-France Sagot, Florence Sèdes, Pascale Vicat-Blanc.

 

L’informatique, quèsako ?

C’est une question existentielle pour la Société informatique de France. Son conseil scientifique a essayé d’y répondre..
Le résultat est un texte que nous allons partager ici. Il a déjà circulé. Certains trouvent qu’il fait la part trop belle à la science, d’autres à la technique, d’autres enfin pensent  qu’il est faux d’autant mêler les deux ; ceux-ci considèrent que les frontières de l’informatique que nous proposons, empiétant sur des domaines comme l’automatique, les communications, la robotique, le traitement du signal, etc. sont trop larges.
Nous sommes pourtant nombreux à voir ces différentes facettes comme indissociables. C’est un choix délibéré, réfléchi, qui nous a semblé s’imposer à l’heure du « computational thinking ». Nous sommes heureux de voir que ce texte soulève des controverses. Il nous paraît important que d’autres s’expriment, que la réflexion sur notre domaine s’enrichisse, que nous avancions dans sa compréhension, et que nous apprenions ainsi à mieux expliquer et à partager la “pensée informatique”.

 

A suivre donc: L’informatique : la science au cœur du numérique en cinq partie
1. Informatique — quèsaco ?
2. Le numérique

 

Serge Abiteboul, Conseil scientifique de la SIF

 

Pourquoi binaire ?

Pour parler d’informatique !

L’informatique a envahi progressivement tous les domaines de la connaissance, de la communication, de la recherche scientifique, de la médecine, des processus industriels et de plus en plus l’administration et la gouvernance des entreprises voire de la société toute entière. L’informatique a ainsi joué un rôle essentiel dans chacune des grandes innovations des dernières décennies.

L’informatique participe ainsi aux changements profonds du monde dans lequel nous vivons. Mais le grand public, comme d’ailleurs tout le monde (y compris les scientifiques et souvent les informaticiens eux-mêmes), a du mal à saisir comment définir ce domaine. La question est complexe et les réponses sont parfois multiples, voir passionnelles. Le but de ce blog est de communiquer sur ce qu’est vraiment l’informatique en tant que science et technique intermélées, donc ses définitions, ses progrès, ses dangers, ses questionnements, ses succès et impacts, ses enjeux, ses métiers et son enseignement.

Le but est d’écrire ici pour des gens qui aiment lire, qui ont envie de réfléchir, et qui, même s’ils ne comprennent rien à l’informatique, aimeraient que cela change. Nous allons donc essayer d’expliquer les fondements scientifiques de l’informatique. Ainsi, vous ne trouverez pas dans binaire comment réparer votre imprimante ou choisir votre prochain ordinateur personnel. Nous essaierons, en revanche, de partager avec vous des trucs comme ce qui change avec le vote électronique, ou ce que signifie l’informatique dans les nuages (le « cloud »), ou encore la datamasse (le « big data »). Nous vous montrerons aussi combien c’est fun et comment cela donne un vrai pouvoir sur le numérique que de savoir le programmer.

Nous sommes des scientifiques ou des professionnels du monde de la recherche qui partageons une vision résolument optimiste de la science et de la technique. Mais nous sommes tout sauf naïvement béats. Nous sommes parfaitement conscients des effets potentiellement dévastateurs des nouvelles technologies nées de l’informatique. Mais nous pensons que la société doit mieux comprendre l’informatique pour se saisir pleinement des problématiques nouvelles qui en découlent. Nous pensons aussi que si l’informatique est la cause de nouveaux problèmes, c’est souvent aussi l’élément clé de nouvelles solutions. Nous parlerons de tout cela.

Bref, nous vous ferons partager notre passion de l’informatique.

Les éditeurs de binaire,