Exit l’intelligence, vive l’éducabilité !

Max Dauchet nous parle d’une nouvelle théorie de la singularité humaine, d’après Leslie Valiant i. Il offre aux lecteurs de binaire l’occasion d’approcher une idée fondamentale : l’apprentissage Probablement Approximativement Correct (PAC). Le livre de Leslie Vaillant dont il nous parle est intéressant, pas si difficile à lire. Mais il n’est pas simple à résumer. Max y arrive. Serge Abiteboul et Thierry Viéville.

L’éducabilité, notre avantage darwinien

De la sélection darwinienne à l’émergence des civilisations, des proto-organismes aux humains, l’évolution de la vie n’est selon le récent ouvrage de Leslie Valiant qu’un immense apprentissage « Probablement Approximativement Correct´´ PAC (cf. infra) – notion due à l’auteur et couronnée en 2010 du prestigieux prix Turingii.

Dans les interactions entre individus, entre espèces, avec l’environnement, ce qui « apprend » le mieux prend le dessus. L’auteur explique comment l’évolution « PAC-darwinienne » a fait émerger notre aptitude à construire des Educable Learning Systems (Systèmes d’apprentissage éducable). Le maître mot est là, nous sommes la seule espèce devenue éducable. Dès lors nous n’avons guère le choix, nous devons tout miser sur une éducation à l’épreuve de la scienceiii, c’est notre meilleure chance de donner les bons coups de pagaie pour orienter notre destin dans le flot de l’évolution qui nous emporte. Et comme l’éducabilité tient en PAC une base solide, ce doit être là le pilote des recherches en éducation, qui sont encore trop empiriques, morcelées, voire idéologiques.

Si Charles Darwin avait été informaticien, il aurait pu écrire ce livreiv, qui en donnant une base calculatoire à l’évolution, en étend les règles du vivant aux idées. Valiant a l’habilité de nous amener progressivement à cette thèse au fil des pages. Je suggère néanmoins comme mise en appétit de commencer la lecture par le dernier chapitre, A Species Adriftv, que je viens de résumer.

L’intelligence, une mauvaise notion

Valiant règle en quelques lignes son sort à l’intelligence : c’est un mauvais concept, impossible à définirvi. Il argumente que notre aptitude à traiter de l’information fait sens au niveau de l’espèce et de son histoire plutôt qu’au niveau individuel. Peut-être que la notoriété de Leslie Vaillant et la consistance de ses propos aideront à réviser notre approche de l’intelligence, source de regrettables confusions quand elle touche à l’IA, et parfois de ravages sur les bancs de l’école.

Un texte ambitieux mais facile à aborder

Si le lecteur est informaticien, il a forcément entendu parler de l’apprentissage PACvii, a eu du mal à s’imprégner de la définition, a trouvé le formalisme lourd et les exemples laborieux. Les autres peuvent être rebutés par l’évocation de PAC à chaque page – une coquetterie d’auteur que l’on pardonnera. Dans les deux cas, que l’on se rassure. La lecture est aisée, elle ne demande aucune connaissance particulière. Le style est sobre et l’argumentation solide, digne du grand scientifique qu’est Valiant – qui fustige au passage les vendeurs de peur d’un « grand remplacement » de l’humain par la machine, comme hélas nous en connaissons tous.

PAC : Une vision computationnelleviii de l’évolution, des molécules aux civilisations

Plus en détail, il n’y a aucun formalisme mathématique dans cet ouvrage, PAC est présenté par sa « substantifique moelle ». L’idée est que l’évolution est un apprentissage, et qu’il ne peut y avoir d’apprentissage que Probablement Approximativement Correct (PAC). Approximativement, parce que retenir exactement est retenir par cœur, et cela ne dit rien d’une situation proche si l’on n’englobe pas les deux dans une même approximation ix. Probablement car il existera toujours de rares situations qui n’auront pas été échantillonnées lors de l’apprentissage et ne seront donc même pas approximées x. Enfin, dans un contexte darwinien de compétition, cet apprentissage ne doit pas prendre trop de tempsxi. Le deep learning (l’apprentissage profond, en français) qui fait l’actualité est un exemple d’apprentissage PAC.  

L’apprentissage PAC est d’abord un apprentissage par des exemples ; il lie par l’expérience des comportements à des stimuli dans les espèces rudimentaires – Valiant cite les escargots de mer. Au fil de l’évolution, de tels apprentissages peuvent se chaîner en comportements plus complexes, mais ce processus évolutif trouve vite ses limites car si une chaîne se rallonge, les incertitudes se cumulent. La plupart des espèces en sont là, limitées au chaînage de quelques règles élémentaires, qui s’inscrivent par sélection dans leur patrimoine biologique. Pour les espèces plus évoluées, cet inné peut se compléter par l’expérience individuelle, comme pour le chien de Pavlov. Mais seuls les humains ont une capacité corticale suffisante pour transmettre par l’éducation, condition nécessaire à la constitution des civilisations et des cultures. Pour éduquer, il faut nommer les choses ce qui permet d’apprendre sur des mots (plus exactement des tokens – des occurrences) et non seulement sur des stimuli. Valiant nomme de tels corpus de règles sur des tokens des Integrative Learning Systems, qui, combinés à nos capacités individuelles d’apprentissage par l’expérience et de communication, constituent des Educable Learning Systems. L’apport de Valiant est de décrire comment ces capacités sont apparues lors de l’évolution du vivant, par une conjonction fortuite de contingences, et surtout de montrer qu’elles devaient apparaître, d’une façon ou d’une autre, tôt ou tard, tant elles procurent un avantage considérablexii.

Un monde redevenu intelligible

Au fil des pages, on comprend que le monde vivant est structuré, et qu’il ne pouvait pas en être autrement. Il était en effet fort peu probable de passer d’un seul coup des amibes aux humains ! Les mutations et le hasard créent au fil du temps une diversité d’entités apprenantes, les plus adaptées survivent, puis rentrent à nouveau en compétition d’apprentissage. Le neurone est à cet égard une formidable trouvaille. La vie aurait pu évoluer tout autrement, mais forcément en se structurant par assemblage avantageux du plus simple au plus complexe. On peut ainsi relire la boutade des spécialistes du deep learning étonnés par les succès de leurs techniques : « Soit Dieu existe, soit le monde est structuré »xiii. La réponse de Valiant est que le monde est structuré parce qu’il est né du PAC learning, ce qui est une façon de dire que le monde est intelligible, comme le rêvaient les encyclopédistes et les Lumières.

L’apprentissage PAC, conçu il y a un demi-siècle, est au cœur des développements récents des sciences du calcul et des données,au carrefour des statistiques, de l’informatique et des mathématiques, jalonné par le triangle Régularité-Approximation-Parcimoniexiv. On peut regretter l’absence dans l’ouvrage de considérations sur le troisième sommet de ce triangle, le principe de parcimonie xv, alors qu’y faire référence renforcerait les arguments du livre. On peut aussi regretter qu’il ne soit fait aucune allusion aux progrès considérables dans le traitement du signalxvi réalisés ces dernières décennies, et qui sont une des clés du succès de l’apprentissage profond.

Au-delà, le premier mérite de l’ouvrage est de faire réfléchir, de mettre en débats des idées en bonne partie nouvelles. Fussent-elles encore fragiles, celles-ci sont les bienvenues à une époque en manque de perspectives intellectuelles.

Max Dauchet, Université de Lille.

Pour aller un peu plus loin, Max nous propose un complément plus technique pour nous faire partager l’évolution scientifique d’une approche purement statistique à une vision scientifique de l’apprentissage : ici.

i The Importance of Being Educable. A new theory of human uniqueness. Leslie Valiant, Princeton University Press, 2024.

ii Équivalent du prix Nobel pour les sciences informatiques, créé en 1966. Deux Français en ont été lauréats, Joseph Sifakis en 2007 et Yann Le Cun en 2018.

iii Pour Valiant, la science est une croyance qui se distingue des autres par la robustesse de sa méthode : la communauté scientifique internationale la teste, la conteste, la réfute ou la conforte à l’épreuve des expérimentations, alors que les complotismes ne font que se renforcer dans des bulles.

iv Comme chez Darwin, il n’y a aucun finalisme chez Valiant, aucune « main invisible » ne guide l’émergence d’une vie de plus en plus complexe, nous sommes dans le cadre strict de la science.

v Une espèce à la dérive, au sens de soumise aux flots de l’évolution.

vi Cette attitude pourrait paraître désinvolte au regard de la démarche d’un cogniticien comme Daniel Andler, auteur du récent et épais ouvrage Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme (collection NRF Essais, Gallimard, 2023). C’est que les buts différents. Valiant s’intéresse aux principes et D. Andler décortique les détails d’une comparaison. S’il s’agissait du vol, le premier étudierait l’aérodynamique et le second comparerait la texture des plumes d’oiseaux à la courbure des ailes d’avions.

vii A Theory of the Learnable CACM, 1984, volume 27, numéro 11, pages 1134-1142. C’est dans cet article fondateur que l’on trouve l’exposé le plus clair des motivations, qui sont déjà dans la perspective du présent ouvrage.

Entre temps, L. Vaillant avait publié en 2013 Probably Approximately Correct: Nature’s Algorithms for Learning and Prospering in a Complex World, traduit en français en 2018 avec une préface de Cédric Villani (Editions Vuibert Cassini). Dans cet ouvrage comme dans son exposé de remise du prix Turing (https://amturing.acm.org/ ), Valiant met l’accent sur l’apprentissage computationnel du vivant, notamment au niveau génétique.

viii Valiant précise que pour lui, l’évolution n’est pas comme un calcul informatique, c’est un calcul.

ix Ainsi apprendre par cœur des mots de passe ne dit rien sur les autres mots de passe ni sur la cryptographie.

x PAC capte précisément cette notion en termes d’outillage statistique.

xi Le cadre théorique est l’apprentissage en temps polynomial, ce qui représente une classe d’algorithmes excluant les explosions combinatoires.

xii L’auteur introduit finalement le Mind’s Eye comme intégrateur des fonctions précédentes. Cet « œil de l’esprit » s’apparente à la capacité cognitive d’un individu de lier les acquis de l’histoire – la condition humaine – à sa propre expérience. Cette notion reste vague, elle est décrite en termes de métaphores informatiques, ce que l’on peut admettre sachant que l’auteur ne considère que des fonctionnalités et non la façon de les réaliser.

xiii Anecdote rapportée par Yann Le Cun.

xiv Cours de Stéphane Mallat, Chaire de Science des Données, Collège de France.

xv Principe qui privilégie les causes simples.

xvi Le traitement du signal permet d’éliminer le bruit d’un signal, et là aussi le principe de parcimonie est un guide.

De l’apprentissage à l’éducabilité, de Vapnik à Valiant

Max Dauchet nous a parlé ici d’une nouvelle théorie de l’apprentissage Probablement Approximativement Correct (PAC) en présentant le dernier livre de Leslie Vaillant. Ici, pour nous permettre d’aller un peu plus loin, il nous fait partager l’évolution scientifique d’une approche purement statistique à la vision scientifique de l’apprentissage. Max y arrive, sans alourdir son propos d’aucune équation. Serge Abiteboul et Thierry Viéville.

Pour mieux situer les travaux de Leslie Valiant, il faut évoquer ceux conduits antérieurement en URSS par Vladimir Vapniki.

La dimension de Vapnik-Chervonenkis (VC-dimension). 

La motivation de Vapnik et ses collègues est purement statistique : comment assurer qu’un modèle minimise à la fois l’erreur sur les données d’apprentissage (erreur empirique) et l’erreur de généralisation sur l’ensemble des données ? Comme lors des sondages électoraux, par exemple : s’assurer que ce qui est approximativement vrai sur un échantillon, l’est toujours à peu près sur toute la population visée.

Cette propriété, appelée convergence uniforme, n’est évidemment pas satisfaite en général. En fait, si un modèle possède tellement de paramètres à ajuster, qu’il puisse coller très précisément et de manière spécifique aux données d’apprentissage, il ne saura pas bien prédire des données plus générales.

La VC-dimension est un indicateur de ces classes de modèles – souvent désignées par le terme de classes de concepts – qui conditionne la convergence uniforme. 

Pour définir la VC-dimension, considérons un ensemble de données et une classe de modèles. Pour chaque modèle, une donnée satisfait ou ne satisfait pas ce modèle. Par exemple, si l’on considère comme données les points d’un carré de taille 1 du plan, et comme modèles les portions de demi-plans inférieuresii, alors pour tout demi-plan, une donnée appartient ou non à ce demi-plan.
La suite de la définition repose sur la possibilité pour les modèles de prédire si les données correspondent ou pas au modèle. On parle de pulvériser (shatter) des échantillons finis de données pour une classe C de modèles et un échantillon D de données, si pour tout sous-échantillon D’ de D, il existe un modèle de C tel que D’ est la partie de D satisfaisant ce modèle.

Figure 1 : tout échantillon de deux données est pulvérisé par un demi-plan  : que A ou B lui appartiennent ou ne lui appartiennent pas , il y a toujours un demi plan qui satisfait ce résultat.

La Figure 1 illustre que tout couple de points peut être pulvérisé par des demi-plansiii. Par contre un échantillon de 3 points n’est pas pulvériséiv. La VC-dimension d’une classe de modèles C est alors le plus grand nombre d’échantillons d tel que tous les échantillons D de cette taille soient pulvérisables.

Dans notre exemple, la classe des fonctions affines (ces droites qui définissent des demi-plan) est donc de VC-dimension 2, puisqu’elles pulvérisent tous les couples de 2 points, mais pas de 3.

Figure 2 : approximer par une classe de modèles ni trop simple ni trop large, les données correspondant aux 5 points, en noir par une droite, en pointillé rouge par une parabole, en violet par une courbe qui passe par tous les points.

 

La Figure 2 illustre l’influence de la VC-dimension. Une parabole (que l’on ignore) définit la fonction à approximer à partir d’échantillons bruités. La classe des fonctions affines (VC-dimension 2) est trop pauvre, l’erreur empirique est grande. La classe des polynômes de degré 5 (VC-dimension 6) est trop riche, elle permet un sur-apprentissage (erreur empirique faible ou nulle mais erreur de généralisation forte).

Dans leur papier fondateur, Vapnik et Chervonenkis établissent que la convergence est uniforme si et seulement si la VC-dimension est finie, et ils bornent en fonction de cette dimension la taille des échantillons nécessaires pour obtenir un résultat d’une précision donnée.

 Du cadre de pensée de Vapnik à l’ingénierie algorithmique de Valiant

En un mot : un algorithme ne rase pas gratisvi . Les travaux de Vapnik et Chervonenkis sur la VC-dimension sont publiés en anglais en 1971 dans une revue soviétique renommée. Lorsqu’il introduit l’apprentissage PAC treize ans plus tard, Valiant ne cite pas Vapnik. Pourtant dans la foulée du papier de Valiant il est vite démontré  qu’un concept est PAC apprenable si et seulement si sa VC-dimension est finie.

Il y a donc une concordance entre l’approche statistique et l’approche algorithmique,  résultat remarquable qui ancre la problématique de l’apprentissagevii. Et c’est la notion de complexité algorithmique promue par Valiant qui a depuis inspiré l’essentiel des recherches en informatique, parce qu’en général la VC-dimension ne dit pas grand-chose du fait qu’il puisse exister un algorithmique d’apprentissage.

 L’ingénierie algorithmique de Valiant appliquée au réseaux de neurones

 On peut voir également les réseaux d’apprentissage profond avec des neurones artificiels comme des classes de concepts. Une architecture constitue une classe dans laquelle l’apprentissage consiste à trouver un concept en ajustant les coefficients synaptiques. Il est difficile d’en estimer la VC-dimension mais celle-ci est considérable et n’aide pas à expliquer l’efficacité. Comme l’évoquait Yann le Cun déjà cité, l’efficacité d’un réseau profond de neurones et l’importance de bien le dimensionner sont à rechercher dans son adéquation aux structures cachées du monde où il apprend, ce qui rejoint à très grande échelle la problématique sommairement illustrée par la Figure 1. On perçoit bien que disposer d’un cadre théorique solide, ici la notion d’apprenabilité, fournit un cadre de pensée mais ne fournit pas l’ingénierie nécessaire pour le traitement d’une question particulière. Les recherches ont de beaux jours devant elles. Pour en savoir beaucoup plus sur l’apprentissage en sciences informatiques et statistiques, les cours, articles et ouvrages accessibles sur le net ne manquent pas. Le panorama précis de Shai Shalev-Shwartz et Shai Ben-Davidviii peut être combiné avec les vidéos des cours de Stéphane Mallat, titulaire de la chaire de sciences des données au Collège de France.

Max Dauchet, Université de Lille.

i Vapnik, V. N., & Chervonenkis, A. Y. (1971). « On the Uniform Convergence of Relative Frequencies of Events to Their Probabilities. » Theory of Probability and its Applications, 16(2), 264-280.

ii Ensemble des points sous la droite frontière. Il faut en effet considérer les demi-plans et non les droites pour appliquer rigoureusement la définition en termes d’appartenance d’une donnée à un concept.

iii Sauf si les deux points ont même abscisse, ce qui a une probabilité nulle. Pour un échantillon de deux données, il y a 4 cas à étudier, et il y en a 2dpourddonnées.

iv A delà des fonctions affines, qui sont des poylynômes de degré 1, on établit sans peine que la classe des polynômes de degré n est de VC-dimension n+1. La classe de l’ensemble des polynômes est donc de VC-dimension infinie.

v Soit A le point de plus faible ordonnée. Pour aucun demi-plan inférieur A n’est au dessus et les deux autres points en dessous de la droite frontière.

vi En référence au No-Free-Lunch -Theorem qui stipule qu’il n’y a pas d’algorithme universel d’apprentissage.

vii Valiant passera toujours les travaux de Vapnik sous silence, on peut se demander pourquoi, alors qu’il aurait pu faire de la VC-dimension un argument en faveur de la pertinence de sa propre démarche sans prendre ombrage de Vapnik. C’est qu’en général la VC-dimension ne dit pas grand-chose de la praticabilité algorithmique. En effet, pour de nombreuses classes d’intérêt, le nombre n de paramètres définit une sous classe Cn : c’est le cas pour le degré n des polynômes, la dimension n d’un espace ou le nombre n de variables d’une expression booléenne. Or, c’est la complexité relative à cet qu’adresse l’algorithmique et la VC-dimension de Cn ne permet pas de la calculer, même si elle est parfois de l’ordre de n comme c’est le cas pour les polynômes. Ainsi, selon les concepts considérés sur les expressions booléennes à n variables ( les structures syntaxiques comme CNF, 3-CNF, DNF ou 3-terms DNF sont des classes de concepts), il existe ou il n’existe pas d’algorithme d’apprentissage en temps polynomial relativement à n, même si la VC-dimension est polynomiale en n.

viii Shai Shalev-Shwartz and Shai Ben-David, Understanding Machine Learning :From Theory to Algorithms, Cambridge University Press, 2014.

Blocage de Tik Tok en Nouvelle Calédonie : Respectons nos principes !

La Nouvelle Calédonie traverse une période de troubles ; récemment, le gouvernement a interdit pendant 2 semaines le réseau social TikTok qu’il accusait de servir de contact entre les manifestants.  Cette mesure qu’il a « justifiée » par l’état d’urgence pose plusieurs questions. En tout premier lieu, son efficacité, puisque de nombreuses personnes ont continué à l’utiliser en passant par des VPN. Ensuite, et surtout, a-t-elle respecté des principes juridiques fondamentaux ? Saisi par des opposants à cette mesure, dont la Ligue des Droits de l’Homme, le Conseil d’Etat a rejeté ces saisines parce que le caractère d’urgence n’était pas démontré, ce qui a évité de se prononcer sur le fond.  Nous avons donné la parole à Karine Favro (Professeure de droit public, Université de Haute Alsace) et à Célia Zolynski (Professeure de droit privé, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) pour qu’elles nous expliquent ces questions. Pascal Guitton

La gravité des affrontements qui ont meurtri la Nouvelle Calédonie ces dernières semaines a conduit à la déclaration de l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire par décret du 15 mai dernier en application de la loi du 3 avril 1955. Dans le même temps, le Premier ministre y annonçait, par voie de presse, l’interdiction de l’accès à TikTok.

Image générée par ChatGPT

Cette mesure était historique pour le gouvernement français car portant pour la première fois sur un réseau social alors que le 17 mai, dans sa décision relative à la loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, le Conseil Constitutionnel rappelait  qu’ “ En l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l���importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit [à la liberté d’expression] implique la liberté d’accéder à ces services et de s’y exprimer”.

Nombreux ont critiqué la légalité de cette décision de blocage. Pour pouvoir se fonder sur l’article 11 de la loi de 1955, un temps envisagé, il aurait fallu que la plateforme ait été utilisée pour provoquer à la “commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie”. Quant aux ingérences étrangères, annoncées comme étant ici en cause, celles-ci ne justifient pas à elles seules que soient prononcées ce type de mesure sur le fondement de ce texte. Restaient alors les circonstances exceptionnelles en application de la jurisprudence administrative conférant au Premier ministre des “pouvoirs propres” comme cela a été reconnu lors de la pandémie pour prononcer le confinement avant l’adoption de la loi relative à l’état d’urgence sanitaire. La brutalité de la mesure était également discutée, celle-ci ayant été prise en l’absence de sollicitation de retrait de contenus des autorités auprès de la plateforme.

Le 23 mai, le Conseil d’Etat a rejeté les trois recours en référé-liberté déposé par des opposants à cette décision et contestant la mesure de blocage pour atteinte à la liberté d’expression. Il retient que l’urgence du juge à intervenir n’est pas établie alors qu’il s’agissait de la condition préalable pour accueillir ces demandes. Ne pouvant se déduire de la seule atteinte à la liberté d’expression, l’ordonnance de référé relève que l’urgence n’était pas justifiée en raison du caractère limité de la mesure (il restait possible de s’exprimer sur d’autres réseaux sociaux et médias) et de sa nature temporaire. Le Conseil d’Etat ayant rejeté les recours parce qu’il considérait que la condition d’urgence n’était pas remplie, il ne s’est pas prononcé sur la proportionnalité de l’atteinte à la liberté d’expression qui pouvait résulter de la mesure d’interdiction. Au même motif, le juge administratif n’a pas eu à transmettre la question prioritaire de constitutionnalité déposée par ces mêmes requérants, visant à contester la conformité à la Constitution de l’article 11 de la loi de 1955.  La procédure initiée conduit donc à une impasse.

En l’état, la légalité de la décision prise par le Premier ministre reste ainsi incertaine compte tenu de la nature des recours formés, d’autant que le blocage de Tik Tok a été levé le 29 mai. Pourtant, le débat reste entier concernant la légitimité d’une pareille mesure dont la proportionnalité constitue un enjeu fondamental. Cette dernière impose de déterminer si la solution retenue était la plus efficace pour atteindre le but poursuivi et de vérifier qu’elle était accompagnée de toutes les garanties nécessaires. Sa légitimité est également exigée ; or, la question devient éminemment complexe lorsqu’une mesure de police, par nature préventive, est prononcée dans le cadre d’un mouvement populaire sur lequel elle conduit à se positionner. Un recours a d’ailleurs été depuis déposé par la Quadrature du Net afin que le Conseil d’Etat se prononce au fond sur la légalité du blocage, ce qui l’invitera à considérer, dans son principe même, son bien-fondé. Il conteste en particulier le fait que le Premier ministre puisse prendre une telle décision particulièrement attentatoire à la liberté d’expression, sans publication d’aucun décret soit de manière non formalisée et non motivée, en la portant simplement à la connaissance du public par voie de presse ; les requérants soutiennent que cela revenait à “décider de son propre chef, sur des critères flous et sans l’intervention préalable d’un juge, [de] censurer un service de communication au public en ligne”.

Ce point est essentiel car c’est bien le nécessaire respect de nos procédures, consubstantielles à nos libertés, dont il s’agit. Si nous décidons qu’un service met nos principes en difficulté, c’est en respectant nos procédures et nos principes qu’il nous revient de l’interdire. Il aurait été utile de pouvoir appliquer le Règlement sur les services numériques (DSA) que vient d’adopter l’Union européenne, même si le statut particulier de la Nouvelle Calédonie l’exonère de toute obligation de respecter ce texte. En effet, les mécanismes prévus par le DSA visent à garantir le respect du principe de proportionnalité afin d’assurer tout à la fois la protection des libertés et droits fondamentaux et la préservation de l’ordre public, en particulier lors de situations de crise en précisant le cadre des mesures d’urgence à adopter. Il y est bien prévu le blocage temporaire d’une plateforme sur le territoire de l’Union. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une mesure immédiate mais de dernier recours. Elle vise les cas de non-coopération répétée avec le régulateur et de non-respect du règlement lorsque sont concernées des infractions graves menaçant la vie et la sécurité des personnes. Le DSA encadre par ailleurs cette décision d’importantes garanties procédurales. Ainsi, le blocage temporaire doit être prononcé après l’intervention de diverses autorités (la Commission européenne, le régulateur national soit en France l’ARCOM) et sous le contrôle d’une autorité judiciaire indépendante.

La situation appelle alors les pouvoirs publics à conduire d’autres actions déterminantes qui dépassent la seule mesure de police. Tout d’abord, mieux garantir une exigence de transparence pour assurer le respect de nos principes démocratiques, mais également pour ne pas altérer la confiance des citoyens dans nos institutions. On perçoit ici l’intérêt du rapport publié dès le 17 mai par Viginum pour documenter l’influence de l’Azerbaïdjan dans la situation de la Nouvelle Calédonie, qui relève d’ailleurs le rôle joué par d’autres réseaux sociaux comme X et Facebook dans le cadre de manœuvres informationnelles. Compte tenu des enjeux, il convient d’aller plus loin et d’organiser des procédures transparentes et indépendantes à des fins de communication au public. Ensuite, mener un examen approfondi de l’ensemble de la sphère médiatique, ce qui est actuellement réalisé dans le cadre des Etats généraux de l’Information. Plus généralement, promouvoir des mesures de régulation des plateformes pour prôner d’autres approches plus respectueuses de nos libertés, en associant l’ensemble des parties prenantes. A ce titre, il est essentiel de mieux comprendre le rôle joué par les réseaux sociaux et d’agir sur les risques systémiques qu’ils comportent pour l’exercice des droits fondamentaux, en particulier la liberté d’expression et d’information. Cela commande de mettre pleinement en œuvre, et au plus vite, l’ensemble des dispositifs issus du DSA dont l’efficacité paraît déjà ressortir des enquêtes formelles lancées par la Commission européenne comme en atteste la suspension de Tik Tok Lite quelques jours après son lancement en Europe.

Karine Favro (Professeure de droit public, Université de Haute Alsace) et Célia Zolynski (Professeure de droit privé, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)