Lena fait ses adieux

© CNRS / Femmes & Sciences
Dans beaucoup de domaines de la recherche en informatique, il existe  des « objets » que l’on retrouve dans grand nombre d’articles pour illustrer des résultats. Ainsi des dialogues entre Alice et Bob pour la cryptographie, de l’affichage de « Hello world » pour les langages de programmation, de la théière pour la synthèse d’images, etc. Pour l’analyse et le traitement d’images, c’est l’image d’un mannequin suédois, Lena Forsén, qui ser[vai]t d’image de référence depuis les années 70’s. L’IEEE, association dédiée à l’avancement de la technologie au profit de l’humanité et qui  regroupe plusieurs centaines de milliers de membres  [1], vient de demander aux auteurs d’articles publiés dans ses revues et ses conférences de la remplacer par une autre image. Florence SEDES qui est professeure d’informatique (Université Paul Sabatier à Toulouse et présidente de ) nous explique pourquoi. Pascal Guitton

Il était une fois….

Recadrée à partir des épaules, la photo centrale de Playboy du mannequin suédois Lena Forsén regardant le photographe de dos fut l’étalon improbable des recherches en traitement d’image, et l’une des images les plus reproduites de tous les temps. « Miss November », playmate d’un jour, aura vu son unique cliché pour le magazine sublimé.

Peu après son impression dans le numéro de novembre 1972 du magazine PlayBoy, la photographie a été numérisée par Alexander Sawchuk, professeur assistant à l’université de Californie, à l’aide d’un scanner conçu pour les agences de presse. Sawchuk et son équipe cherchaient de nouvelles données pour tester leurs algorithmes de traitement d’images : la fameuse page centrale du magazine fut élue, et ce choix justifié par la présence d’un visage et d’un mélange de couleurs claires et foncées. Heureusement, les limites du scanner ont fait que seuls les cinq centimètres encadrant le visage ont été scannés, l’épaule nue de Forsén laissant deviner la nature de l’image originale, à une époque où la pornographie et la nudité étaient évaluées différemment de ce qu’elles le sont désormais.

Etalon d’une communauté, la madone ès image processing…

Dès lors, la photo est devenue une image de référence standard, utilisée un nombre incalculable de fois depuis plus de 50 ans dans des articles pour démontrer les progrès de la technologie de compression d’images, tester de nouveaux matériels et logiciels et expliquer les techniques de retouche d’images. L’image aurait même été une des premières à être téléchargée sur ARPANET, son modèle, Lena, ignorant tout de cette soudaine et durable célébrité.

Lena, vraie étudiante suédoise à New York, modèle d’un jour, a enfin droit à faire valoir sa retraite : l’IEEE a publié un avis à l’intention de ses membres mettant en garde contre l’utilisation continue de l’image de Lena dans des articles scientifiques.

« À partir du 1er avril, les nouveaux manuscrits soumis ne seront plus autorisés à inclure l’image de Lena », a écrit Terry BENZEL, vice-président de l’IEEE Computer Society. Citant une motion adoptée par le conseil d’édition du groupe : «La déclaration de l’IEEE sur la diversité et les politiques de soutien telles que le code d’éthique de l’IEEE témoignent de l’engagement de l’IEEE à promouvoir une culture inclusive et équitable qui accueille tout le monde. En accord avec cette culture et dans le respect des souhaits du sujet de l’image, Lena Forsén, l’IEEE n’acceptera plus les articles soumis qui incluent l’image de Lena».

L’IEEE n’est pas la première à « bannir » la photo de ses publications : en 2018, Nature Nanotechnology a publié une déclaration interdisant l’image dans toutes ses revues de recherche, écrivant dans un édito que «…l’histoire de l’image de Lena va à l’encontre des efforts considérables déployés pour promouvoir les femmes qui entreprennent des études supérieures en sciences et en ingénierie… ».

De multiples raisons scientifiques ont été invoquées pour expliquer cette constance dans l’utilisation de cette image-étalon, rare dans nos domaines : la gamme dynamique (nombre de couleurs ou de niveaux de gris utilisées dans une image), la place centrale du visage humain, la finesse des détails des cheveux de Lena et la plume du chapeau qu’elle porte.

Dès 1996, une note dans IEEE Trans on Image Processing déclarait, pour expliquer pourquoi le rédacteur n’avait pas pris de mesures à l’encontre de l’image, que «l’image de Lena est celle d’une femme attirante», ajoutant : «Il n’est pas surprenant que la communauté des chercheurs en traitement d’images [essentiellement masculine] ait gravité autour d’une image qu’elle trouvait attrayante».

Le magazine PlayBoy aurait pu lui-même mettre un terme à la diffusion de l’image de Lena : en 1992, le magazine avait menacé d’agir, mais n’a jamais donné suite. Quelques années plus tard, la société a changé d’avis : «nous avons décidé d’exploiter ce phénomène», a déclaré le vice-président des nouveaux médias de Playboy en 1997.

Lena Forsén elle-même, « sainte patronne des JPEG » a également suggéré que la photo soit retirée. Le documentaire Losing Lena a été le déclencheur pour encourager les chercheurs en informatique à passer à autre chose :  «il est temps que je prenne moi aussi ma retraite […] »[2].

“Fabio is the new Lena”

Fabio Lanzoni, top model italien, sera, le temps d’une publication, le « Lena masculin » : dans « Stable image reconstruction using total variation minimization », publié en 2013, Deanna Needell and Rachel Ward décident d’inverser la vision du gender gap (inégalités de genre) en choisissant un modèle masculin.

La légende a débordé du cadre purement académique : en 2016, « Search by Image, Live (Lena/Fabio) », de l’artiste berlinois Sebastian Schmieg, utilise le moteur de recherche d’images inversées de Google pour décortiquer les récits de plus en plus nombreux autour de l’image (tristement) célèbre de Lena [3] : l’installation est basée sur une requête lancée avec l’image de Lena vs. une lancée avec l’effigie du blond mâle Fabio. Son objectif est d’analyser la manière dont les technologies en réseau façonnent les réalités en ligne et hors ligne. Beau cas d’usage pour la story de notre couple !

De Matilda à Lena….

Alors qu’on parle d’effet Matilda et d’invisibilisation des scientifiques, pour le coup, voilà une femme très visible dans une communauté où les femmes sont sous-représentées !

Quel message envoie cet usage d’une photo « légère », indéniablement objectifiée, pour former des générations d’étudiant.e.s en informatique ? Comment expliquer l’usage par une communauté d’un matériel désincarné, alors que le sujet pouvait être considéré comme dégradant pour les femmes ?

Comment interpréter l’usage abusif, irrespecteux du droit d’auteur, du consentement et de l’éthique, par une communauté très masculinisée d’une seule et unique image féminine ? Effet de halo, biais de confirmation ou de représentativité ? L’ancrage du stéréotype est ici exemplaire.

Amélioration d’image avec le logiciel libre gimp © charmuzelle

Alors, conformément aux préconisations de l’IEEE, remercions Lena d’avoir permis les progrès des algorithmes de traitement d’images. Engageons-nous désormais à l’oublier, marquant ainsi  « un changement durable pour demain », et à accueillir toutes les futures générations de femmes scientifiques !

Florence SEDES, Professeur d’informatique (Université Paul Sabatier, Toulouse),

[1] https://ieeefrance.org/a-propos-de-ieee/

[2] https://vimeo.com/372265771

[3] https://thephotographersgallery.org.uk/whats-on/sebastian-schmieg-search-image-live-lenafabio

 

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