Le cyberrisque est-il devenu un risque RSE comme un autre ?

Nos collègues chercheurs Charles CUVELLIEZ et Jean-Jacques QUISQUATER nous proposent un angle original pour traiter les risques de cyberattaques : celui des assureurs. A partir d’un rapport publié par la société d’assurance Allianz Global Corporate Services (AGCS), ils nous expliquent les évolutions, à la fois dans les attaques mais surtout dans leur prise en charge qui ne se réduit plus qu’à une question informatique mais qui rejoint la responsabilité sociétale des entreprises (RSE)Pascal Guitton et Thierry Viéville 

ll y a de la sophistication et de l’imagination dans l’air, si l’on en croit le rapport d’Allianz Global Corporate Services (AGCS) sur la menace cyber. Dans son rôle de vigie, un assureur a évidemment des choses à nous dire qu’il vaut mieux savoir….

On connaissait déjà les doubles extorsions dans le cas des rançongiciels. Les criminels demandent non seulement une rançon pour débloquer les données chiffrées par le rançongiciels mais aussi pour ne pas dévoiler les données qu’ils auront pris soin d’exfiltrer avant le chiffrement. Place à la triple extorsion ! Désormais, les criminels qui se trouvent en possession de données des clients ou de fournisseurs de la victime leur demandent aussi une rançon !  Les rançons sont maintenant calculées avec précision par les groupes de criminels, par rapport aux capacités de la victime à payer. En réalité, le volume de cibles faciles diminue car tout le monde fait désormais des efforts en cybersécurité. Les criminels essaient dès lors d’exploiter au maximum les attaques qui réussissent et font tout pour arriver à extorquer de l’argent en harcelant au maximum leurs victimes. Et cela marche : en 2021, les demandes de rançon ont augmenté de 144 % et le paiement moyen des rançons de 78 % d’après des chiffres récoltés auprès de Palo Alto Networks. Près de la moitié des victimes, 46 % pour être précis, ont payé la rançon. Ce sont les secteurs manufacturiers et les services publics qui sont les plus vulnérables : ils sont moins bien protégés et une interruption de service trop longue leur met la pression. C’est dans ces secteurs qu’on trouve les rançons moyennes les plus élevées, de l’ordre de 2 millions d’USD.

Législation rançongiciel

Plusieurs états sont occupés à construire des législations pour cadrer le paiement des rançons, à défaut de les interdire. Ces paiements doivent parfois être justifiés, rapportés ou connus. En 2021, seulement 1 % des états avait une législation en ce sens ;  AGCS prévoit qu’en 2025, ce pourcentage atteindra 30 %. Renforcer le cadre légal autour des rançons rendra les paiements moins faciles et plus transparents. Il forcera les entreprises à en faire plus pour se protéger mais en contrepartie, nul doute que les cybercriminels trouveront d’autres manières de monétiser les cyberattaques. Les petites et moyennes sociétés sont toujours les cibles de choix pour les rançongiciels, parce que la plupart d’entre elles ne gèrent pas (encore) les risques et ne mettent pas en place des contrôles cyber performants. Quand une grande entreprise (avec un chiffre d’affaires de plus de 100 millions de USD) est quand même frappée par un rançongiciel, la cause est très souvent un trou de sécurité laissé béant et passé inaperçu. C’est le cas de 80 % des sinistres déclarés à AGCS.

Business Email Compromise

Autre évolution, l’attrait croissant pour les Business Email Compromise : des boites email sont piratées et leur contenu, qui a fuité, sert à d’autres criminels pour récupérer les adresses des futures victimes, pour initier des paiements indus ou pour collecter de l’information sensible. Les données volées sont offertes, avec indexation, dans le dark web à d’autres criminels : il est alors facile de copier le format d’une facture ou de faire le suivi d’un courrier trouvé dans la messagerie (en le détournant à son avantage). Attention aussi à l’utilisation des plateformes de communication ou de réunion qui associent de plus en plus fournisseurs, clients et l’entreprise elle-même : elles sont d’autres vecteurs de collecte d’information ou de fraude à la présidence (qui consiste pour un criminel à se faire passer pour un dirigeant de la société pour solliciter en urgence un paiement à un tiers). Est-on toujours bien sûr que toutes les personnes qui sont connectées sur une plate-forme dans le cadre d’une réunion ont bien à s’y trouver ? Qui ne s’est jamais demandé quel était ce profil qui ne dit rien (au sens propre et figuré) présent lors d‘une téléconférence ?

Clause de guerre dans les cyberasssurances

La guerre en Ukraine  va amener une clarification des clauses des contrats qui excluent de la couverture des faits de guerre. Il est temps car les attaques cyber sont une composante clé des guerres hybrides. Tout devient alors fait de guerre. Il faudra faire bien attention aux renouvellements des contrats qui seront de plus en plus précis sur ce point.

Quant à l’impact des cyberattaques, on (ne) sera (pas trop) étonné d’apprendre qu’il se situe principalement au niveau de l’interruption du travail occasionné dans l’entreprise victime : 57 % des déclarations de sinistres et des dégâts associés ont trait à ce type de perte. Et ce ne sont pas que les attaques cyber qui en sont à l’origine : des simples problèmes informatiques (matériel ou logiciel), des erreurs humaines ou des soucis du même type chez les fournisseurs en sont à l’origine.

Il devient aussi de plus en plus difficile de souscrire une assurance pour couvrir les dommages liés aux cyberattaques: on observe un mouvement des entreprises vers des captives d’assurance (c’est-à-dire créer au sein de l’entreprise sa propre compagnie d’assurance pour s’auto-assurer) en y associant parfois d’autres entreprises. Elles auto-financent leurs propres assurances et peuvent alors faire appel à de la réassurance. Airbus, Michelin et BASF ont ainsi créé leur propre captive – Miris Insurance – dédiée au risque cyber qu’ils ont établie en Belgique (avec Veolia, Adeo, Sonepar et Solvay) . Publicis les a suivis.

Ce qui est certain, c’est que la cybersécurité est en train de migrer dans le domaine (vaste) des RSE : l’impact d’une cyberattaque devient tellement important sur le fonctionnement d’un pays et sa population, sur la vie d’un secteur d’activité, qu’il en va de la responsabilité sociétale de l’entreprise de l’éviter. Pensons aussi aux données de clients qui s’évanouissent dans la nature, aux hôpitaux ou aux transports publics paralysés.

Placer la cybersécurité dans les risques de gouvernance, de société et d’environnement va lui donner une autre dimension qui ne la réduira plus à un problème informatique auquel on s’habitue.

Charles Cuvelliez (Ecole Polytechnique de Bruxelles, Université de Bruxelles), Jean-Jacques Quisquater (Ecole Polytechnique de Louvain, Université de Louvain)

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Pour en savoir plus : Cyber: The changing threat landscape Risk trends, responses and the outlook for insurance, Allianz Global Corporate Services.

 

Quand les objets virtuels deviennent palpables

© Inria / Photo Kaksonen

Doté d’un casque de réalité virtuelle, un utilisateur peut manier des objets en 3D. Mais ces derniers sont le plus souvent intangibles. Comment ressentir leur forme, texture, poids ou température, ces informations essentielles pour les appréhender et faciliter leur manipulation ? Simuler ces sensations est l’enjeu des interfaces dites haptiques, des technologies qui stimulent le sens du toucher et du mouvement. Justine Saint-Aubert et Anatole Lécuyer nous en parlent ici. Thierry Vieville.

Cet article est repris d’un article de La Recherche avec l’aimable autorisation de la Direction de la Rédaction.

De multiples dispositifs haptiques cherchent à rendre toujours plus tangible le monde virtuel. Les premiers systèmes étaient des bras mécaniques munis de moteurs à leurs articulations. Ils étaient amarrés à une surface fixe, comme une table, d’un côté, et tenus de l’autre par l’utilisateur. En bougeant le bras, on déplaçait son avatar – sa représentation dans le monde virtuel – et les moteurs s’activaient pour produire des forces de résistance, par exemple dès qu’une collision intervenait entre son personnage et un mur virtuel. Ces dispositifs possédaient des espaces de ­travail limités et restreignaient donc fortement les sensations du toucher. Progressivement, d’autres technologies ont vu le jour. Des systèmes portables sont apparus, comme les gants « exosquelettes » dont la structure englobe la main et permet de simuler la saisie d’un objet. Différents types de mécanismes sont à l’essai avec, par exemple, des actionnements par câbles, attachés à des capuchons positionnés sur le bout des doigts et tirés en arrière, grâce à des poulies, par des moteurs sur le poignet. Lorsqu’un moteur est actionné, il génère un effort sur l’extrémité d’un doigt. Le nombre de moteurs peut être multiplié afin d’obtenir des sensations sur plusieurs doigts. De nombreuses autres pistes sont également étudiées, comme les technologies de retour haptique « à distance » fondées sur des émissions d’ultrasons, ou les retours haptiques « de surface » pour ajouter des sensations tactiles aux écrans de téléphones portables. Malgré ces efforts, les sensations restent souvent sommaires, et le « rendu haptique » en réalité virtuelle très loin du compte.

Préparation de crêpes virtuelles avec des interfaces haptiques à retour d’effort. L’utilisateur peut ressentir physiquement l’interaction avec des liquides comme la pâte à crêpes ou le caramel © Julien Pettré.

Le défi, exciter les capteurs de la main sans restreindre sa mobilité

Simuler une sensation haptique est complexe pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la main humaine possède une grande mobilité, avec pas moins de 27 os, poignet compris, qui permettent de manipuler une grande variété d’objets. Elle est également l’un des organes les plus sensibles du corps humain, avec de nombreux et minuscules récepteurs enfouis sous la peau et capables de détecter la pression, l’étirement ou encore les vibrations – des mécanorécepteurs. Réussir à exciter tous ces capteurs tactiles sans restreindre la mobilité de la main reste un défi pour la recherche actuelle. Avec la nécessité de concevoir des dispositifs portatifs, donc légers et peu encombrants, la conception mécanique est devenue encore plus complexe. Les gants haptiques doivent généralement utiliser l’avant-bras comme support, ce qui permet de simuler des objets préhensibles, mais pas des objets statiques. Par exemple, l’utilisateur sentira le contact des doigts saisissant une tasse virtuelle, mais il ne pourra pas poser cette tasse sur une table virtuelle : impossible de ressentir la surface et les forces de réaction exercées par cette dernière. Devant la complexité d’obtenir des sensations haptiques exhaustives, des technologies ­simplifiées ont été proposées. Les interfaces « tactiles », par exemple, ne cherchent pas à stopper le mouvement, mais simplement à stimuler certains mécanorécepteurs de la peau. La plupart des manettes de réalité virtuelle actuelles se concentrent sur ce type de retour et utilisent le plus souvent de petits actionneurs envoyant des vibrations dans la main. D’autres dispositifs tactiles vont simuler des sensations de pression, de température ou d’étirement de la peau des doigts. Notre équipe s’intéresse notamment à l’utilisation de légères stimulations électriques, transmises sur la peau par des électrodes, en vue de faire ressentir des informations de contact [1].

Gant haptique électro-tactile. Les stimulations électriques produites au niveau des phalanges via les électrodes simulent des sensations tactiles liées à l’exploration d’objets virtuels ©Projet TACTILITY.

Exploiter les failles de notre perception.

Pour pallier les limites actuelles des technologies, il est également possible d’exploiter les failles de notre perception et de jouer sur des « illusions haptiques ». Ainsi, lorsqu’on appuie sur un ressort et que l’on regarde en même temps, sur un écran d’ordinateur, un piston virtuel se déformer sous cet effet, si ce dernier se modifie grandement et rapidement, on aura la sensation d’effectuer une pression sur un ressort très mou. À l’inverse, si ce même piston virtuel se déforme peu ou lentement à l’écran, on aura alors l’impression que le ressort devient particulièrement dur. En réalité, pendant tout ce temps, notre doigt comprimait le ressort avec une raideur constante ! Cette technique, baptisée « pseudo-haptique », est peu coûteuse, car elle est basée sur de simples effets visuels. Elle a pu être testée à de nombreuses reprises et a notamment fait ses preuves pour simuler la ­texture d’une image, le poids d’un objet ou encore la viscosité d’un liquide [2]. Dans certains cas, ce type d’approche représente donc une alternative très intéressante aux technologies haptiques traditionnelles et plus complexes, ou en attendant que celles-ci deviennent plus accessibles. L’objectif restant toujours de réussir à berner notre cerveau et lui faire croire à une autre réalité. Car, si généralement on « ne croit que ce que l’on voit », en réalité virtuelle, pouvoir toucher augmente d’autant la crédibilité.

Effets visuels pour simuler des sensations tactiles sur une tablette. En jouant sur des déformations du curseur qui entoure le doigt il devient possible de simuler artificiellement le côté collant ou texturé d’une image ©Antoine Costes. Voir aussi la présentation vidéo.

[1] S. Vizcay et al., ICAT-EGVE 2021, hal-03350039, 2021.
[2] A. Lécuyer, Presence: Teleoperators and Virtual Environments, 18, 39, 2009.

Justine Saint-Aubert est mécatronicienne, chercheuse postdoctorante dans l’équipe Hybrid.
Anatole Lécuyer est informaticien, Directeur de recherche Inria, responsable de l’équipe Hybrid (Inria, université de Rennes, Insa Rennes, Irisa, CNRS).

Pour aller plus loin:  The Kinesthetic HMD (vidéo).

Interfaces numériques : mille nuances de liberté

Devant notre écran de smartphone ou d’ordinateur, nous avons souvent l’impression de nous faire influencer, embarquer, accrocher, balader, manipuler, enfermer, empapaouter peut-être,… Où est passée notre liberté de choix ? Cet article de Mehdi Khamassi nous aide à nous y retrouver. Mais attention, il ne se contente pas d’aligner quelques formules simplistes. Il fait appel à notre liberté de réfléchir. Saisissons-là ! Serge Abiteboul & Thierry Viéville.

Toute une série de rapports et de propositions de régulations des interfaces numériques (notamment les réseaux sociaux) est parue ces derniers mois, aux niveaux français, européen et international. Un des objectifs importants est de limiter les mécanismes de captation de l’attention des utilisateurs, qui réduisent la liberté des individus en les maintenant engagés le plus longtemps possible, en les orientant subrepticement vers des publicités, ou en les incitant malgré eux à partager leurs données.

Le rapport de la Commission Bronner considère que « ce que nous pourrions penser relever de notre liberté de choix se révèle ainsi, parfois, le produit d’architectures numériques influençant nos conduites […] se jou[ant] des régularités de notre système cognitif, jusqu’à nous faire prendre des décisions malgré nous »[1]. Le rapport du Conseil National du Numérique stipule que « par certains aspects, l’économie de l’attention limite donc notre capacité à diriger notre propre attention, et in fine, notre liberté de décider et d’agir en pleine conscience »[2]. Pour le Conseil de l’Europe « les outils d’apprentissage automatique (machine learning) actuels sont de plus en plus capables non seulement de prédire les choix, mais aussi d’influencer les émotions et les pensées et de modifier le déroulement d’une action » ce qui peut avoir des effets significatifs sur « l’autonomie cognitive des citoyens et leur droit à se forger une opinion et à prendre des décisions indépendantes »[3]. Enfin, l’OCDE considère que ces influences relèvent parfois d’une véritable « manipulation », en particulier dans le cas de ce qu’on appelle les « dark patterns », qui désignent toute configuration manipulatrice des interfaces de façon à orienter nos choix malgré nous[4]. Certains auteurs parlent même de design de produits « addictifs »[5], qui de façon similaire aux machines à sous des casinos, « enferment les gens dans un flux d’incitation et de récompense »[6], « ne laissant plus aucune place au libre arbitre individuel »[7].

On voit donc que la préservation de l’autonomie et de la liberté de choix en conscience des utilisateurs est un des enjeux majeurs de la régulation des interfaces numériques.

Toutefois ces discussions sont minées par le très vieux débat sur le « libre arbitre » (entendu comme « libre décret », selon les termes de Descartes). Pour certains dont la position est dite « réductionniste », celui-ci n’existe pas, car tout se réduit aux interactions matérielles à l’échelle atomique. Il n’y a donc pas de problème de réduction de liberté par les interfaces numériques puisque nous ne sommes déjà pas libres au départ, du fait du déterminisme qui résulte du principe de causalité, épine dorsale de la science[8]. Ceci conduit à un fatalisme et à une déresponsabilisation. Circulez, il n’y a rien à voir !

A l’opposé, pour les tenants d’une position dite « libertarianiste », nous restons toujours libres puisqu’une entité immatérielle, notre âme, elle-même totalement « libre » en cela qu’elle ne subirait aucune influence externe, déterminerait causalement notre corps à agir selon notre propre volonté. Nous restons donc toujours entièrement libres et responsables de nos actes sur les interfaces numériques, et il n’y a pas lieu de les réguler. Continuez de circuler !

Une troisième voie est possible

Il existe pourtant une troisième voie, naturaliste[9] et ancrée dans la science, dans laquelle le déterminisme n’empêche pas une autre forme de liberté que le dit « libre arbitre ». Une forme qui préserve la responsabilité de l’humain pour ses actes et son aptitude au questionnement éthique. Il s’agit d’une liberté de penser et d’agir par nous-mêmes, selon nos déterminismes internes et moins selon les déterminismes externes. Pour simplifier, le ratio entre nos déterminismes internes et externes dans nos prises de décision pourrait ainsi définir une sorte de quantification de notre degré de liberté. Par exemple, si un stimulus externe comme la perception d’une publicité pour un produit sur Internet me pousse à cliquer dessus sans réfléchir (type de comportement qualifié de stimulus-réponse en psychologie, et que je mets dans la catégorie déterminisme externe pour simplifier), je suis moins libre que lorsque je décide sans voir de publicité qu’il est l’heure d’aller sur un site commercial car j’ai besoin d’acheter un produit en particulier (dit comportement orienté vers un but en psychologie). Je suis davantage libre dans le deuxième cas puisque ma décision est guidée par mon intention, même si des mécanismes déterministes internes à mon système nerveux m’ont conduit à formuler cette intention et à prévoir un plan d’actions en conséquence. Pourtant, il n’est pas si simple de définir ce qui est interne et qui reflèterait notre nature, et ce qui est externe. Toute chose qui nous affecte dépend à la fois de celle-ci et de ce que nous sommes (l’influence sur moi d’un stimulus tel que la photo d’un produit va dépendre de mon expérience antérieure d’interaction avec des stimuli de ce type, et de nombreux autres facteurs).

Les dialogues les plus récents entre philosophie et science cognitives[10] montrent comment il est possible de concilier déterminisme, liberté et responsabilité. Ceci est vrai notamment dans la philosophie de Spinoza, qui considère tout d’abord que le corps et l’esprit sont deux modes d’une même substance, deux manières de décrire la même chose dans deux espaces de description différents. Autrement dit, à tout état mental correspond un état cérébral, et il n’y a pas de causalité croisée entre les deux, mais seulement des causalités à l’intérieur de chaque espace : les états mentaux causent d’autres états mentaux, et les états physiques causent d’autres états physiques. Par exemple, la sensation d’avoir faim cause la décision d’aller manger ; ce qui correspond, en parallèle, à une causalité entre une activité neurophysiologique représentant un manque d’énergie pour le corps et une autre activité neurophysiologique qui déclenche une impulsion vers les muscles.

D’un point de vue scientifique, cela implique qu’il faut éviter de faire de la psychologie une province des neurosciences, en cherchant toutes les explications à l’échelle de l’activité des neurones. De même, toutes les propriétés du vivant ne peuvent pas être réduites aux propriétés des éléments physiques (ni même atomiques) qui le composent. D’une part, les recherches en neurosciences cognitives ont besoin de termes se référant au comportement et aux phénomènes psychologiques pour concevoir des expériences et faire sens des activités cérébrales mesurées[11]. D’autre part, si le naturalisme considère que le déterminisme causal est incontournable, cela n’implique pas nécessairement un réductionnisme. Les sciences actuelles s’inscrivent en effet dans la complexité. Les composantes d’un système complexe, les interactions entre celles-ci, ainsi que leur organisation, font émerger de nouvelles propriétés globales (causalité ascendantes) qui en retour exercent des contraintes sur l’ensemble des parties (causalités descendantes)[12]. Ainsi, il n’est pas possible de réduire les propriétés d’un système complexe aux propriétés des éléments qui le composent. C’est la notion d’émergence. Par exemple, dans un certain contexte et dans un certain état physiologique, je peux ressentir une émotion. Puis, par l’interaction avec la société, je peux mettre un mot sur cette émotion, donc mieux la catégoriser, mieux la comprendre. En retour, ma connaissance et ma compréhension du mot pourront elles-mêmes moduler l’émotion que je ressens.

Une liberté par degrés en philosophie comme en psychologie et en neurosciences

À partir de là, un des apports des dialogues entre philosophie et sciences cognitives consiste à souligner ce qui peut moduler ces différents degrés de liberté possibles à l’humain. Ceci nous donne des indications sur comment réguler les interfaces numériques pour favoriser la liberté plutôt que la réduire, comme c’est le cas actuellement.

Du côté de la philosophie, Spinoza considère que la connaissance adéquate des causes qui nous déterminent augmente notre liberté. Ce n’est qu’une fois que nous savons qu’un stimulus nous influence que nous pouvons y réfléchir et décider de lutter contre cette influence, ou au contraire de l’accepter lorsqu’elle nous convient. Cela veut dire qu’il faut imposer aux interfaces numériques une transparence sur les stimuli qu’elles utilisent, les algorithmes qui les déclenchent, et les données personnelles sur lesquelles ils s’appuient. Cette transparence permettrait de favoriser notre réflexivité sur nos interactions avec l’interface. Célia Zolynski, professeur de droit à La Sorbonne Paris 1, propose même de consacrer un droit au paramétrage, que la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme a soutenu[13]. Ce droit permettrait à l’utilisateur de construire son propre espace informationnel afin d’y trier les influences qui lui semblent acceptables pour lui.

On pourrait y ajouter la possibilité de trier nos automatismes comportementaux sur les interfaces numériques. Du côté de la psychologie, on sait en effet depuis longtemps que toutes nos décisions ne sont pas toujours réfléchies ni guidées par une intention explicite, mais peuvent souvent être automatiques et du coup sujettes à davantage d’influence par les stimuli externes[14]. Par exemple, quand notre esprit critique se relâche, nous avons plus de risques de cliquer sur les publicités qui apparaissent à l’écran. Les connaissances les plus récentes en neurosciences[15] nous permettent de mieux comprendre les mécanismes neuraux par lesquels la perception de stimuli conditionnés (qui ont été associés de façon répétée avec une récompense, comme de la nourriture, du plaisir, ou une reconnaissance sociale) peuvent venir court-circuiter les réseaux cérébraux sous-tendant nos processus délibératifs, et ainsi favoriser la bascule vers des réseaux liés à un mode de contrôle plus implicite et automatique (donc souvent inconscient) de l’action.

Nous pouvons augmenter notre liberté par le tri de nos automatismes comportementaux, pour choisir ceux que nous gardons. Par exemple, je décide d’accepter l’automatisme de mon comportement quand je trie rapidement mes messages, car c’est ce qui me permet d’être efficace et d’économiser du temps. Mais je décide de combattre mon comportement consistant à automatiquement faire dérouler le fil sans fin d’actualités sur les réseaux sociaux. Car ceci m’amène à être encore connecté sur l’interface une demi-heure plus tard, alors que je voulais n’y passer que 5 minutes.

Enfin, il faut imposer aux interfaces de mettre en visibilité nos possibilités alternatives d’agir. En effet, la modélisation mathématique en sciences cognitives nous permet dorénavant de mieux comprendre les mécanismes cérébraux qui sous-tendent notre capacité à simuler mentalement les possibilités d’actions alternatives avant de décider. Malgré le déterminisme, grâce à la simulation mentale[16], il est possible de réduire l’influence relative des causes externes (stimuli) au profit de causes internes (notre mémoire, nos intentions ou buts, nos valeurs, notre connaissance d’actions alternatives), ces éléments internes ayant eux-mêmes des causes. C’est ce qui permet au mode intentionnel de prise de décision de s’exercer[17], par opposition aux automatismes comportementaux, et ainsi de nous rendre « libres de l’immédiateté » de l’influence des stimuli externes[18]. Une hypothèse consiste à considérer qu’en augmentant le temps de réflexion, nous augmentons la longueur et la complexité de la chaîne causale qui détermine notre choix d’action, nous pouvons par la réflexion moduler le poids relatif de chaque cause dans l’équation, et ainsi réduire l’influence relative des stimuli externes, donc être plus libres[19].

On comprend ainsi mieux pourquoi tout ce qui, sur les interfaces numériques, opacifie ou court-circuite notre réflexivité, nous empêche d’évaluer par la simulation mentale les conséquences à long-terme de nos actions. Comme il a été souligné récemment, « ce n’est pas tant que les gens accordent peu d’importance à leur vie privée, ou qu’ils sont stupides ou incapables de se protéger, mais le fait que les environnements [numériques], comme dans le cas des dark patterns, ne nous aident pas à faire des choix qui soient cohérents avec nos préoccupations et préférences vis-à-vis de la personnalisation [des services digitaux] et de la confidentialité des données. »[20]

Paradoxe d’une société de consommation qui exagère la promotion du libre-arbitre

Mais la liberté ne dépend pas que de l’individu et de ses efforts cognitifs. Il est important de prendre en compte les travaux en sciences humaines et sociales (SHS), notamment en sociologie, pour comprendre les autres dimensions qui influencent nos choix, comme les interactions avec les autres utilisateurs sur Internet et le rôle de la société. C’est pourquoi il faut ouvrir davantage les données des interfaces numériques aux recherches en SHS.

Ces réflexions à l’interface entre sciences et philosophie viennent en tout cas appuyer le constat qu’une société qui met en avant des influenceurs commerciaux et politiques, des discours simplistes, des publicités mettant en scène des stéréotypes, contribue à nous habituer à ne pas faire l’effort de sortir de nos automatismes de pensée. Cela contribue même à en créer de nouveaux, donc à nous rendre moins libres et à nous éloigner de l’idéal démocratique.

Nous sommes face à un paradoxe : celui d’une société de consommation qui acclame le libre arbitre, célèbre notre liberté de rouler plus vite à bord de notre véhicule privatif ou d’accéder à une quantité quasi-infinie de connaissances et d’information sur Internet, et pourtant gonfle notre illusion de liberté absolue tout en orientant nos choix et en nous proposant de choisir entre des produits plus ou moins équivalents. Le business model ancré sur la publicité et la surveillance des données[21] contribue à nous rendre moins libres par ses injonctions, par la manipulation de nos émotions, par le détournement de nos données et la captation de notre attention à nos dépens. Cette année le comité du prix Nobel de la paix a observé que « la vaste machinerie de surveillance des entreprises non seulement abuse de notre droit à la vie privée, mais permet également que nos données soient utilisées contre nous, sapant nos libertés et permettant la discrimination. »[22]

Conclusion

Vous l’aurez compris : le déterminisme n’empêche pas l’humain de disposer d’une certaine marge de liberté dans ses décisions. Il est la cause dernière de ses choix d’actions, garde la capacité de la réflexion éthique et ne peut donc être exempté d’une responsabilité sociétale et juridique[1]. Vous avez lu cet article jusqu’au bout. (Merci !) Il y avait des causes à cela. Et votre décision d’y re-réfléchir ou pas aura elle-même des causes internes et externes. Néanmoins, chercher à mieux comprendre ces causes contribue à nous rendre plus libres. Ceci peut nous aider à entrevoir les possibilités qui s’offrent à nous pour réguler les interfaces numériques de façon à ce qu’elles favorisent la liberté de penser par soi-même plutôt qu’elles ne la réduisent.

Mehdi Khamassi, directeur de recherche en sciences cognitives au CNRS

Remerciements

L’auteur souhaite remercier Stefana Broadbent, Florian Forestier, Camille Lakhlifi, Jean Lorenceau, Cyril Monier, Albert Moukheiber, Mathias Pessiglione et Célia Zolynski pour les nombreux échanges qui ont nourri ce texte

[1] Bigenwald, A., & Chambon, V. (2019). Criminal responsibility and neuroscience: no revolution yet. Frontiers in psychology10, 1406.

[1] Rapport de la Commision Bronner, janvier 2022.

[2] Rapport du Conseil National du Numérique, octobre 2022.

[3] Conseil de l’Europe (2019), Déclaration du Comité des ministres sur les capacités de manipulation des processus algorithmiques.

[4] OECD (2022), « Dark commercial patterns », OECD Digital Economy Papers, No. 336, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/44f5e846-en.

[5] Eyal, N. (2014). Hooked: How to build habit-forming products. Penguin.

[6] Natasha Schüll (2012) Addiction by design: Machine gambling in Las Vegas. Princeton Univ Press.

[7] Yuval Noah Harari, Homo Deus, Une brève histoire de l’avenir, Paris, Albin Michel, 2017.

[8] Dans le paradigme scientifique, tout ce qui constitue la nature obéit à des lois. Pour que la science existe nous devons considérer que les mêmes causes produiront les mêmes effets, si toutes choses sont équivalentes par ailleurs (ce qui est forcément une approximation et une simplification car il ne peut pas y avoir deux situations strictement identiques en tout point). Ce qui signifie que nous considérons qu’il existe un déterminisme causal et que ce positionnement métaphysique n’est en aucun cas démontrable, c’est une posture. Le fait que cette posture permette d’expliquer de plus en plus de phénomènes et de comportements plaide en sa faveur sans pour autant constituer une démonstration.

[9] C’est à dire que la nature est une, qu’elle est intelligible, et que nous pouvons l’étudier à l’aide d’une approche scientifique.

[10] Atlan, H. (2018). Cours de philosophie biologique et cognitiviste : Spinoza et la biologie actuelle. Éditions Odile Jacob. Voir aussi Monier, C. & Khamassi, M. (Eds.) (2021). Liberté et cognition. Intellectica, 2021/2(75), https://intellectica.org/fr/numeros/liberte-et-cognition.

[11] Krakauer, J. W., Ghazanfar, A. A., Gomez-Marin, A., MacIver, M. A., & Poeppel, D. (2017). Neuroscience needs behavior: correcting a reductionist bias. Neuron93(3), 480-490.

[12] Feltz, B. (2021). Liberté, déterminisme et neurosciences. Intellectica, 75.

[13] Avis de la CNCDH relatif à la lutte contre la haine en ligne du 8 juil. 2021, JORF 21 juil. 2021, proposition dont le CNNum s’est ensuite fait l’écho : CNNum, Votre attention s’il vous plaît, 2022.

[14] Houdé, O. (2020). L’inhibition au service de l’intelligence : penser contre soi-même. Paris, Presses universitaires de France-Humensis.

[15] Khamassi, M. (Ed.) (2021). Neurosciences cognitives. Grandes fonctions, psychologie expérimentale, neuro-imagerie, modélisation computationnelle. Éditions De Boeck Supérieur.

[16] Exemple de simulation mentale : si je me simule mentalement réalisant une action, je peux mieux estimer dans quelle situation je vais probablement me retrouver après avoir agi. Je peux alors estimer si c’est en adéquation avec mes buts et mes valeurs, et non plus être simplement en mode stimulus-réponse.

[17] Patrick Haggard (2008). Human volition: towards a neuroscience of will. Nature Neuroscience Reviews.

[18] Shadlen, M. N., & Gold, J. I. (2004). The neurophysiology of decision-making as a window on cognition. The cognitive neurosciences, 3, 1229-1441.

[19] Khamassi, M. & Lorenceau, J. (2021). Inscription corporelle des dynamiques cognitives et leur impact sur la liberté de lhumain en société. Intellectica, 2021/2(75), pages 33-72.

[20] Kozyreva, A., Lorenz-Spreen, P., Hertwig, R. et al. Public attitudes towards algorithmic personalization and use of personal data online: evidence from Germany, Great Britain, and the United States. Humanit Soc Sci Commun 8, 117 (2021). https://doi.org/10.1057/s41599-021-00787-w

[21] Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.

[22] Cités par le rapport forum info démocratie, sept 2022.

[23] Bigenwald, A., & Chambon, V. (2019). Criminal responsibility and neuroscience: no revolution yet. Frontiers in psychology10, 1406.

Si binaire m’était conté

©Catherine Créhange pour la SIF

Le blog Binaire est un blog invité du journal Le Monde depuis 2014. Il est intéressant de raconter comment cela a démarré, parce qu’en fait, ça a démarré avec la Société Informatique de France, la SIF. À l’époque, je venais d’être nommé président du conseil scientifique de la SIF, et un copain, David Larousserie, journaliste au Monde, est venu me voir en me disant : « On ne parle pas assez de la science informatique au Monde : est-ce que tu n’as pas envie de faire un blog invité sur ce thème ? » J’ai eu envie de répondre : « Non, merci, j’ai déjà trop de choses à faire, je ne peux pas ». Mais, je me suis dit :  « Moi non, mais peut-être que le conseil scientifique de la SIF, oui ? ». En fait, cela ne s’est pas fait avec le conseil scientifique de la SIF, mais avec un groupe d’amis. Vous en connaissez sûrement certains, comme Thierry Viéville, Marie-Agnès Enard, Pierre Paradinas, Charlotte Truchet, qui étaient là hier, et d’autres. Je vais rater des gens si j’essaie de lister tout le monde, donc je vais m’arrêter au noyau initial. Donc, une bande de copains décide de réaliser ce blog ; on assume : on n’a pas d’organisation, on est assez bordéliques, mais on fonctionne.

Nos rapports avec Le Monde étaient très bons avec les journalistes, moins avec l’administration, parce qu’on a décidé de manière autoritaire que le journal serait en licence Creative Commons. Tous les articles peuvent donc être reproduits par qui veut à condition de nous citer. Le Monde est gentiment venu me dire : « On vous donne 50% des royalties sur la publicité, signez, en bas de cette page ! » Mais, dans le contrat, il était marqué que j’abandonnais la propriété des articles au Monde, alors j’ai dit : « Je ne peux pas vous abandonner quelque chose que je ne possède pas, c’est en Creative Commons ». Ils m’ont dit : « C’est quoi ça? On va voir avec le service juridique ». Au bout de quatre ans, ils sont revenus me voir en me disant : « Mais comment ça se fait que vous n’ayez toujours pas signé le contrat ? ». J’ai proposé de signer le contrat sauf quelques articles que je ne pouvais pas signer. Ils m’ont dit : « On va voir avec les services juridiques ». On en est là. Le bon côté, c’est qu’on est toujours en Creative Commons, le côté négatif, c’est qu’on n’a jamais touché un centime.

Notre sujet, c’est l’informatique. Je vais vous la lire notre mission : «  L’informatique participe au changement profond du monde dans lequel nous vivons, mais qu’est-ce que l’informatique, quels sont ses progrès, ses dangers, ses questionnements, ses impacts, ses enjeux, ses métiers et son enseignement ? » C’est à cela qu’on répond. On a créé des liens. Avec )I(nterstices  (on est des fans d’Interstices), de temps en temps, on partage des articles avec eux. Avec 1024 évidemment, et avec la médiation dans la fondation Blaise Pascal… Il existe tout un écosystème sur la médiation
en France dont on tient à être partie avec notre particularité qui est d’être un blog grand public. Notre but dans la vie, c’est que les lecteurs du Monde nous lisent régulièrement, tous les lecteurs du Monde.

Vous allez me demander : « Combien de lecteurs du Monde vous lisent ? » Pas tous. Ça se compte en quelques milliers pour l’article de base. Pour un article plus flashy comme « Les algorithmes et la sexualité », vous passez à plusieurs dizaines de milliers. C’est un très bel article de Christos Papadimitriou. On est aussi repris ; le fait d’être Creative Commons, ça a un avantage, c’est que les gens peuvent vous reprendre. Il y a des journaux avec qui on a des affinités, comme The Conversation, que vous connaissez, qui nous reprennent régulièrement, et puis il y en a d’autres qui, des fois, nous reprennent sans nous le dire. De temps en temps, vous découvrez que vous avez été repris dans un journal X ou Y. Bon, nous, on aime ça, parce que le but, ce n’est pas notre ego, c’est qu’on parle d’informatique.

Alors, de quoi parle-t-on ? Notre sujet fétiche, ce n’est pas surprenant, c’est la science et les techniques informatiques. Et puis, la médiation, notre but, c’est de faire comprendre ce que c’est qu’un vote électronique, ce que c’est que l’IA, ce que c’est que la 5G… Tous ces trucs-là, les expliquer dans des termes que tout le monde comprend. Régulièrement, Marie-Agnès Enard revient en nous disant : « Cet article, tu n’y es pas du tout, personne ne va comprendre ». Elle nous engueule mais c’est comme ça qu’on fonctionne. On a des rubriques culte, comme « Il était une fois ma thèse », qui reprend en particulier les prix de thèses de Gilles Kahn où on demande aux étudiants d’écrire ; « les Entretiens de Binaire », dont je vais reparler…

Et je veux finir cette première partie sur Binaire en disant qu’essentiellement, on est une émanation de la SIF donc n’hésitez pas à nous aider. Le conseil scientifique fait beaucoup ; on a des gens qui publient régulièrement dans Binaire : Claire Mathieu, Anne-Marie Kermarrec… Nous sommes aussi des éditeurs, les petites mains. Quand on n’écrit pas, on prend les articles des autres et on les met sur le logiciel du Monde… Un logiciel qui n’est pas terrible. Il y a le travail de réécriture, de discussion avec les auteurs. Si vous avez des idées d’articles, allez-y, écrivez-nous, proposez-nous des sujets, écrivez des articles. Une autre façon de contribuer qu’on aime bien, c’est de dénoncer vos collègues : « Je partage le bureau avec Machine et elle a fait un truc super, elle aimerait bien en parler mais elle n’ose pas, elle hésite. » Balancez-la !

On aimerait bien toucher plus de monde… Alors, je vais faire des vœux pieux : on aimerait bien avoir un public plus jeune, on ne sait pas comment faire, donc on n’hésite pas à inviter des étudiants, des lycéens à écrire. C’est rare, on ne sait pas comment les toucher. Si vous avez un moyen de nous faire rajeunir, venez. On aimerait bien aussi toucher plus de profs de collège et de lycée, une manne de personnes au contact avec beaucoup de monde, en contact avec la vraie vie. On est déçus qu’ils n’écrivent pas plus. Donc si vous pouvez nous relayer…

Et puis, il y a des choses qu’on aimerait bien faire depuis longtemps et qu’on fait de façon homéopathique comme des podcasts. Si vous avez envie de faire un podcast régulier, venez, rejoignez-nous, lâchez-vous. Si vous voulez faire des vidéos, pourquoi pas ?

Ça, c’était le premier sujet, Binaire, j’espère que vous avez tous compris qu’on est extrêmement demandeurs du soutien franc et massif de la communauté SIF pour écrire dans Binaire et, évidemment, pour nous lire, pour nous relayer sur les réseaux sociaux, nous faire connaître. Allez-y, faites ça, on a besoin de votre soutien !

©Catherine Créhange pour la SIF

Les entretiens de Binaire…

Les Entretiens de Binaire ont commencé pratiquement au tout début de Binaire. Le conseil scientifique a écrit un texte qui était « L’informatique : la science au cœur du numérique ». On était contents de notre texte, on l’a publié sur Binaire et on aurait pu s’arrêter là. Mais, en relisant le texte, on s’est aperçus que ce n’était pas que cela, l’informatique. C’était super bien, mais c’était l’informatique décrite de l’intérieur, comme les informaticiens la voient. C’était très large, très général, avec des frontières qui englobaient la robotique, le traitement du signal… On dirait aujourd’hui : la « science du numérique », pour faire moderne, même si je préfère le mot informatique. Et puis on s’est dit : « L’informatique, c’est aussi ses liens avec les autres  disciplines », ce dont a parlé Antoine Petit. On s’est demandé comment raconter ce lien avec les autres disciplines. Et on a lancé les Entretiens autour de l’informatique. Cela consiste à s’entretenir avec des gens qui travaillent avec l’informatique mais qui ne sont pas forcément des informaticiens : une chimiste, un biologiste, un physicien, une philosophe, des gens qui connaissent bien l’informatique mais qui ne sont pas informaticiens. On les interviewe et on leur demande de raconter les liens entre ce qu’ils font et l’informatique. Donc c’est une description un peu impressionniste de l’informatique, au lieu d’être de l’intérieur, on est un peu loin, on fait ça par petites touches, et ces touches, il y en a une quarantaine maintenant, depuis 2014. C’est des touches qui, à mon avis, décrivent l’informatique autrement mais de façon au moins aussi intéressante que le texte qu’on avait écrit entre informaticiens. Par exemple, il y a un entretien avec François Houllier, qui était le président de l’INRA, qui nous raconte ce que c’est que l’informatique en agronomie, et moi, je trouve ça passionnant. Voilà, les Entretiens de Binaire.

Et ensuite…

Que s’est-il passé ensuite ? Un jour, Hervé Le Crosnier qui a été professeur d’informatique dans une vie antérieure, est venu dîner à la maison ; on papotait, on avait peut-être picolé un peu trop, et il m’a dit : « Dans ma maison d’édition, C&F Éditions, je te propose de publier des Entretiens de Binaire ». J’ai répondu : « Super idée, ça me fait plaisir parce que je suis fana de ces entretiens, ça va leur donner une deuxième vie, ça va les faire lire par un autre public ». Mais je me suis aussi dit : « Une fois qu’il sera rentré chez lui, il aura oublié ».

C’est vrai qu’il ne s’est rien passé pendant un certain temps. Et puis, je vais faire un exposé à Caen, et je tombe sur une maître de conférences, Elsa Jaubert, qui me dit : « Hervé m’a demandé de regarder les entretiens pour en publier dans un bouquin ». Et puis, il se passe encore du temps et la COVID, et Hervé me présente Coralie Mondissa qui était en train d’éditer le bouquin. C’était devenu une réalité. Donc, la bonne nouvelle, la voici : un certain nombre d’entretiens autour de l’informatique, une quinzaine, vont être publiés par C&F Éditions, une maison d’édition citoyenne.

Je vais quand même expliquer ce que ça veut dire « une maison d’édition citoyenne ». D’abord, en voyant la liste de gens qu’ils publient, vous allez peut-être comprendre un petit peu : ils publient des gens comme Stéphane Bortzmeyer, Dana Boyd, Tristan Nitot, ou Fred Turner. Bon, ils ne publient pas Mark Zuckerberg. Leur idée, c’est de parler de culture numérique, et pas pour dire : « C’est génial, la culture numérique », mais pour en parler d’un point de vue critique, et militant. Ils ont une certaine façon de prendre des valeurs et de les défendre. Nous, ça nous va bien parce que les valeurs qu’ils défendent, ont un overlap énorme avec les valeurs que défend Binaire. Pour ceux qui lisent Binaire, vous avez dû comprendre que la science, pour nous, c’est une valeur qu’il faut défendre, la culture scientifique, c’est une valeur qu’il faut défendre, qui est un peu, de temps en temps, mise sous le tapis, et c’est quelque chose, avec la médiation, qu’il fait vraiment pousser, mais il y a d’autres valeurs, comme la parité : on a énormément d’articles là-dessus, les liens entre démocratie et numérique, etc.

L’informatique doit servir à améliorer le monde dans lequel on vit, et ça, c’est
une valeur que Binaire partage avec C&F Éditions, et c’est pour ça qu’on est très contents d’avoir ce bouquin qui paraît chez eux. Mais, la vraie bonne nouvelle, c’est que la SIF, dans sa grande générosité, offre un livre à chacune des personnes dans la salle. Merci la SIF. Est-ce que vous avez des questions ?

Vous avez le droit de poser une question sur Binaire à la seule condition que vous vous engagiez à rédiger un article ou à dénoncer quelqu’un qui ferait un article. C’est comme cela que ça marche dans Binaire ! On est les rois de la délation.

Participant au congrès : « Juste une question : Binaire, ça existe, si j’ai bien compris, depuis huit ans, et j’aimerais savoir s’il y a un, deux ou trois articles dont tu te souviens, qui ont été mémorables, qui t’ont marqué? »

C’est une question très difficile. J’aurais tendance à parler des rubriques, parce que ce sont des lieux ou des rencontres régulières. On est très fiers de la rubrique sur les thèses. À titre personnel, ce n’est pas pour vendre ma sauce, j’ai pris un plaisir considérable à faire les Entretiens de Binaire. Il y a d’autres rubriques, comme Petit Binaire, qui explique aux enfants ce que sont certaines notions d’informatique, donc il y a un grand nombre d’articles que j’adore dans les articles de Binaire. Mais revenons sur les entretiens… Ces entretiens, j’ai quand même baigné dedans depuis plusieurs années, et je les ai vécus avec beaucoup de plaisir, mais le regard de C&F Éditions dessus était tout à fait autre. Moi, ce que je voyais là-dedans, c’était comment expliquer ce que c’est que l’informatique avec ce côté impressionniste. La façon dont Hervé l’a lu est complètement différente : « Ces gens-là ont une passion et ils partagent leur passion de l’informatique ». Cela m’a fait porter un autre regard sur ces entretiens. C’est vrai que c’est ce qui transparait, c’est la passion. Par exemple, Arshia Cont parle de musique, mais aussi d’informatique qu’il découvre et qui le passionne. En fait, ce qui est vraiment très visible dans ces articles, c’est la passion que ces gens ont pour l’informatique et pour leur discipline, que ce soit la chimie, la biologie ou autre. Les scientifiques sont des gens passionnés, c’est ce qu’on voit bien, ils ont la passion de la science. Donc finalement ce qui est mémorable, ce qui m’a marqué, c’est leur passion.

Voilà, c’est ce que je voulais raconter, je vous remercie de votre attention.

Serge Abiteboul, Inria et ENS