Petit binaire : l’informatique … quelle histoire !

Oui binaire s’adresse aussi aux jeunes de tous âges que le numérique laisse parfois perplexes. Avec « Petit binaire », partageons un peu d’histoire d’informatique, pour que nous, public, nous nous approprions cette science informatique qui a bouleversé notre monde et l’intégrions dans notre histoire, il faut qu’elle ait des racines, un passé, une histoire, et que nous racontions aussi son histoire, et la racontions comme une histoire. Marie-Agnès Enard, Pascal Guitton  et Thierry Viéville.

– Dis mamie, raconte moi une histoire, tu sais d’il y a très longtemps … quand il n’y avait pas d’ordinateur.
– Il n’y avait pas de smartphone non plus.
– Oh !?! Sérieux ? Comment vous faisiez pour aller sur Internet alors ? Pour savoir où aller en voiture ? Pour envoyer un message ? Pour jouer en groupe avec les copin·e·s ? Pour … enfin tout, quoi.
– Et bien, nous utilisions des objets en papier : des cartes routières, des cartes postales, des jeux de cartes …
– Mais, ensuite, qui a inventé tous ces trucs au cœur de  l’informatique finalement … c’est récent ?
– Tu veux dire les algorithmes ?
– Oui , c’est ça.
– Et bien les premiers algorithmes datent d’il y a plus de 3500 ans, dès le début de l’écriture on reconnait la présence de certains calculs sous forme de mécanismes à suivre pas à pas, et le mot « algorithme´´ a un peu plus de mille ans, quand Al-Khwârizmî (Monsieur Algorithme en quelque sorte) a systématisé l’idée de rendre un calcul tellement automatique qu’on peut le réaliser même sans comprendre le sens de ce que l’on fait.
– Tu plaisantes ?! On aurait inventé la science informatique … avant de faire des ordinateurs ?
– C’est cela : le premier programme informatique a été écrit par Ada Lovelace, un siècle en avance sur les premiers calculateurs électroniques, au moment où Charles Babbage  eu l’idée d’en construire un … avec des rouages d’horloge.
– Attends : où est-ce que je pourrais découvrir tout ça moi ? J’ai pas beaucoup de temps, tu sais, et je suis plutôt vidéo que livre … 
– Et bien regarde cette mini web série : en 5 fois 4 minutes tu vas découvrir quatre grand personnages qui ont fait les sciences informatiques

Tu pourras aussi feuilleter le livret qui rassemble ces éléments historiques et découvrir quelques éléments complémentaires sur ce site.
– Merci mamie, maintenant je comprends mieux, toi l’informaticienne, pourquoi tu cherches.

Pour en savoir plus :
Une brève histoire de l’informatique, de 1945 à nos jours, par Pierre-Éric Mounier-Kuhn.
– Un Jeu de 7 familles de l’informatique, sur interstices pour découvrir des scientifiques de l’informatique.

Philippe Aigouy, vidéaste.

Philosophie de … l’informatique !

Philosophie et informatique sont des mots qui vont très bien ensemble. Parce que des premières machines qui calculent jusqu’à l’intelligence artificielle, l’informatique a bouleversé notre monde, au point qu’il y a peut-être lieu de prendre un peu de temps, grâce à Violaine Prince, avec la complicité de Aurélie Lagarrigue, pour se questionner sur ces sujets. Marie-Agnès Énard et Thierry Viéville.

+ Tu fais quoi sur ton smartphone?
– Je regarde comment réparer mon réfrigérateur…
+ Tu te souviens… en terminale on avait des cours de philosophie.
–  Ah oui, mais c’est quoi le rapport avec mon smartphone ?
+ C’est un produit de l’informatique : une technologie développée en interaction avec des avancées scientifiques.
– Certes, comme mon réfrigérateur, dont le mécanisme de fonctionnement est une application d’une partie de la science physique, la thermodynamique.
+ Oui, mais pour l’informatique c’est un peu différent, on ne fait pas de la science, puis on l’applique à une technologie, on fait les deux en même temps : sciences et technologies sont consubstantielles en informatique
– En un mot ?  Redis moi ça autrement !
+ La différence, c’est que l’objet de la science physique c’est (en bref) les lois de la nature, qui ensuite génèrent des technologies, tandis que l’objet de la science informatique c’est en soit une technologie humaine, et en plus une technologie créée par cette science elle-même.
– Mais les mathématiques  elles aussi étudient des objets mathématiques qu’elles choisissent ou créent elles-mêmes, non ?
+ Certes, mais avec l’informatique les objets, qui sont aussi des processeurs, sont des machines qui agissent dans le monde réel, un des premiers articles de binaire explique cela.
– Ah ça tu peux le dire, ces machines ont même fait basculer l’humanité de l’ère industrielle à l’âge numérique.
+ Tu as raison, cela a créé un schisme de civilisation comme George Simondon l’a pressenti, dès les années 1960, avant même la révolution numérique.
– Tu veux dire que cela va jusqu’à changer notre façon de penser … le monde et nous même ?
+ Oui, par exemple l’intelligence dite artificielle, change aussi la façon de considérer l’intelligence humaine.
– Ah oui, j’ai souvenir que ça permet même de redéfinir la … connerie 🙂
+ D’où l’intérêt de réfléchir un peu en amont à tout ça, au niveau d’une
philosophie des sciences, ce que l’on nomme 
épistémologie.
– Tu veux dire qu’il y a des cours d’épistémologie de l’informatique ?
+ Très peu, trop peu, heureusement Violaine Prince, une chercheuse en informatique de haut niveau, met en partage un cours sur le sujet.
– Pour les informaticien·ne·s ?
+ Oui, et pour toutes les personnes en lien avec l’informatique et qui ne veulent pas juste se limiter à être des machines humaines à programmer des machines ou des humains à utiliser ces programmes. 
Ce cours s’adresse aussi aux futur·e·s enseignant·e·s d’informatique dans le secondaire et au-delà.
– Et c’est facilement accessible ?
+ Plutôt, et ouvert, en mettant en avant la comparaison entre les connaissances propres à l’informatique et les échanges avec les autres domaines.
– Ok, je me fais un café et je commence à regarder …

  1. Définition de l’épistémologie : https://youtu.be/75ml1p2bGiI

Cette vidéo présente une définition de la notion d’épistémologie et une approche de sa restriction à une discipline donnée ici l’informatique.

  1. Le statut scientifique de l’informatique : https://youtu.be/e9VTyQMpa0Q

Cette vidéo présente un commentaire et des définitions sur le statut de science et de technologie, en introduisant les notions de filiation scientifique et de fécondation croisée des modèles.

  1. La fécondation croisée entre l’informatique et les autres sciences : https://youtu.be/PyTDI9tpcb4

Cette vidéo présente une instantiation de ses notions en ce qui concerne l’informatique, sa naissance, son évolution. 

4.Les grands domaines de l’informatique : https://youtu.be/KbglaDHSReY 

Cette vidéo présente les échanges conceptuels et les services rendus par l’informatique à son environnement, en particulier scientifique . 

  1. Les perspectives : https://youtu.be/I2arXImCvlk

Cette vidéo présente la notion de pluridisciplinarité, et la position d’appartenance disciplinaire, d’image et de rôle à la fois scientifique et social de l’informatique.

Aurélie Lagarrigue. 

Note : Ce cours est un élément de la formation : Apprendre à Enseigner le Numérique et les Sciences Informatiques 

Robotique développementale, ou l’étude du développement des connaissances dans une Intelligence Artificielle

Intelligences naturelles et artificielles peuvent apprendre les unes des autres. De nombreux algorithmes s’inspirent de notre compréhension des mécanismes du vivant et les modèles utilisés en intelligence artificielle peuvent en retour permettre d’avancer dans la compréhension du vivant. Mais comment s’y retrouver ? Donnons la parole à Ikram CHRAIBI KAADOUD qui nous offre ici un éclairage. Pascal Guitton et Thierry Viéville.

Cet article est publié conjointement avec le blog scilog qui nous offre ce texte en partage. Une version en anglais est disponible au lien suivant

Apprendre à apprendre, une problématique IA  mais pas seulement

Photo de Andrea De Santis de Unsplash

Il est souvent dit et admis que de nombreux algorithmes s’inspirent du vivant et qu’inversement l’artificiel peut permettre d’avancer la compréhension du vivant*.

S’inscrivant dans cette démarche, le développement des connaissances chez les humains est un domaine qui a été largement étudié par exemple,   par des méthodes informatiques utilisant des approches d’apprentissage automatique (Machine Learning) ou encore des approches robotiques (Cangelosi, 2018). L’objectif:  réaliser des algorithmes ou robots flexibles et performants capables d’interagir efficacement avec les humains et leur environnement.

* Attention cher lecteur, chère lectrice, s’inspirer du vivant n’implique pas de créer un double artificiel ; par exemple mimer ou dupliquer:  la conception d’avions peut s’inspirer des oiseaux mais ce n’est pas pour autant que les avions battent des ailes !

L’un des défis principaux qui existe lors d’une interaction humain-machine est la prise en compte de la variabilité de l’environnement. Autrement dit l’évolution du contexte de l’interaction. Une réponse d’une machine pertinente à un instant donné, ne sera peut-être plus la bonne quelques instants plus tard. Cela peut être dû à l’environnement (changement de lieu, d’horaire) ou à l’individu avec lequel la machine interagit. 

Par exemple, si je vous dis « Mon train est dans 10 min » et que je suis à l’autre bout de la ville (la gare étant à l’opposé de ma localisation), il est évident que celui-ci partira sans moi. Si je suis devant la gare, alors il serait adéquat de me dépêcher ! Enfin si je suis dans le train au moment où je prononce ces mots, alors tout est bon pour moi !*
*Merci au Dr. Yannis Haralambous, chercheur en Traitement du langage naturel, fouille de textes et grapho linguistique de IMT atlantique et l’équipe DECIDE du LAB-STICC, CNRS pour le partage de cet exemple 

La compréhension du contexte et son assimilation est un sujet à part entière entre humains et par extension, également entre Humains et Machine.

Alors comment faire pour qu’une machine apprenne seule à interagir avec un environnement changeant ? Autrement dit, comment faire pour que cet agent apprenne à raisonner : analyser la situation, déduire ou inférer un comportement, exécuter ce dernier, analyser les résultats et apprendre de sa propre interaction ?

Il existe déjà nombre de travaux dans les domaines de l’apprentissage par renforcement en IA qui s’intéressent aux développements d’agents artificiels, ou encore de la cobotique où le système robotique doit prendre en compte la localisation des opérateurs humains pour ne pas risquer de les blesser. Mais il existe aussi des approches qui tendent à s’inspirer de la cognition et notamment de celle des enfants :  les approches de robotique développementale.

“L’un des paradigmes les plus récents, la robotique développementale, propose de s’intéresser non pas à l’intelligence « adulte » d’un individu capable de résoudre a priori une large classe de problèmes, mais plutôt d’étudier la manière dont cette intelligence se constitue au cours du développement cognitif et sensori moteur de l’individu. On ne cherche pas à reproduire un robot immédiatement intelligent, mais un robot qui va être capable d’apprendre, en partant au départ avec un nombre réduit de connaissances innées. Le robot apprend à modéliser son environnement, les objets qui l’entourent, son propre corps, il apprend des éléments de langage en partant du lexique jusqu’à la grammaire, tout cela en interaction forte à la fois avec le monde physique qui l’entoure mais également au travers d’interactions sociales avec les humains ou même d’autres robots. Le modèle qui préoccupe le chercheur en intelligence artificielle n’est plus le joueur d’échec, mais tout simplement le bébé et le jeune enfant, capable d’apprendre et de se développer cognitivement.”
Extrait de la page de présentation d’une série de conférences sur ce sujet en 2013 : https://x-recherche.polytechnique.org/post/Conf%C3%A9rence-Robotique-D%C3%A9veloppementale

Quelques définitions avant d’aller plus loin ! 

Reprenons d’abord quelques définitions avant d’aborder ce sujet passionnant de cognition artificielle.

Alors qu’est-ce que l’apprentissage par renforcement, ou Reinforcement Learning ? Il s’agit d’un domaine de l’apprentissage automatique, Machine Learning, qui se concentre sur la façon dont les agents artificiels entreprennent des actions dans un environnement par la recherche d’un équilibre entre l’exploration (par exemple, d’un territoire inexploré) et l’exploitation (par exemple, de la connaissance actuelle des sources de récompense)(Chraibi Kaadoud et al, 2022). Ce domaine aborde la question de la conception d’agents autonomes qui peuvent évoluer par l’expérience et l’interaction (Sutton, Barto, et al., 1998).

Le second concept à éclaircir est celui de Robotique :

La robotique est un domaine scientifique et industriel qui a pour objet d’étude le robot en lui-même. Cela englobe, ses performances, ses caractéristiques énergétiques, électroniques, mécaniques et même automatiques.  

La cobotique est un domaine scientifique qui étudie les systèmes hommes-robots collaboratifs. Un cobot se définit donc comme un robot collaboratif travaillant dans le même espace de travail que l’humain. Par exemple, un robot jouet ou robot d’accueil. La cobotique est très proche de la robotique, cependant elle n’englobe pas toutes les problématiques de la robotique. En effet, en cobotique, le cœur du sujet est la perception du cobot de son environnement, son interaction avec l’humain et inversement, la perception, l’interaction et l’acceptabilité de l’humain de son cobot. La cobotique se distingue par un volet ergonomie et ingénierie cognitique, absente de la robotique.

La cobotique est donc de nature pluridisciplinaire et se situe à l’intersection de trois domaines : robotique, ergonomie et cognitique (Salotti et al, 2018). Notons que la cobotique n’est pas directement liée au sujet de la robotique développementale mais il est essentiel de distinguer ces deux sujets, d’où cette petite parenthèse.

Enfin cela nous amène à la robotique développementale ou Developmental robotics. Ce domaine est aussi connu sous d’autres synonymes : cognitive developmental robotics, autonomous mental development, ainsi que epigenetic robotics.

Ce champ de recherche est dédié à l’étude de la conception de capacités comportementales et cognitives des agents artificiels de manière autonome. Autrement dit, ce domaine s’intéresse au développement des comportements de robots et de leur représentation du monde avec lequel ils interagissent et de tout ce qui a trait à leur connaissance.

Intrinsèquement interdisciplinaire, ce domaine s’inspire directement des principes et mécanismes de développement observés dans les systèmes cognitifs naturels des enfants. 

Photo de Ryan Fields de Unsplash

En effet, quoi de plus curieux et autonome qu’un enfant dans la découverte de son monde ?

 Ce domaine tend ainsi à s’inspirer du développement des processus cognitifs des enfants pour concevoir des agents artificiels qui apprennent à explorer et à interagir avec le monde comme le font les enfants (Lungarella, 2003; Cangelosi, 2018).

Comment ? L’approche traditionnelle consiste à partir des théories du développement humain et des animaux appartenant aux domaines de la psychologie du développement, des neurosciences, du développement, de la biologie évolutive, et de la linguistique pour ensuite les formaliser et implémenter dans des robots ou agents artificiels.

Attention, précisons que la robotique développementale est disjointe de la robotique évolutionnelle qui utilise des populations de robots interagissant entre eux et qui évoluent dans le temps.

En quoi la robotique développementale est intéressante ?

Afin d’avoir des agents artificiels qui évoluent et s’adaptent au fur et à mesure de leur expérience, des chercheurs se sont attelés à observer des enfants à différents stade de leur apprentissage et le développement de cette capacité d’apprentissage. Les nourrissons en particulier créent et sélectionnent activement leur expérience d’apprentissage en étant guidés par leur curiosité. Des travaux se sont donc penchés sur la modélisation de la curiosité en IA afin de déterminer l’impact de celle-ci sur l’évolution des capacités d’apprentissage des agents artificiels (Oudeyer et Smith, 2016). Les domaines d’applications sont nombreux et peuvent permettre par exemple la conception de robots capables d’apprendre des choses sur le long terme et d’évoluer dans leur apprentissage ou encore des algorithmes performants capables de générer des explications adaptées au contexte en langage naturel par exemple.

Au-delà de la conception d’agents intelligents, l’expérimentation de ces modèles artificiels dans des robots permet aux chercheurs de confronter leur théorie sur la psychologie du développement à la réalité et ainsi confirmer ou infirmer leur hypothèse sur le développement des enfants par exemple. La robotique développementale peut ainsi être un outil d’expérimentation scientifique et d’exploration de nouvelles hypothèses sur les théories du développement humain et animal. Un outil au service de l’enfant, s’inspirant de ce dernier.

Une meilleure compréhension du développement cognitif humain et animal, peut permettre alors de concevoir des machines (robots, agents artificiels) adaptées à l’interaction avec des enfants au fur et à mesure qu’ils grandissent et que leur contexte évolue. Cela permet également de créer des applications plus adaptées aux enfants dans les technologies éducatives comme le montre le schéma “Qu’est ce que la robotique développementale ?”.

Au-delà de l’interaction humain-machine, ce domaine passionnant amène à se poser également des questions sur la curiosité artificielle, la créativité artificielle et même celle de la question de la motivation d’un agent artificiel ou robot ! Autrement dit, la robotique développementale permet également des découvertes scientifiques au service de la compréhension du développement cognitif des enfants et celui de la conception d’agents ou machines artificiels qui apprennent à apprendre tout au long de leur expérience.

Schéma: Qu’est ce que la  robotique développementale ? l’alliance de modèle de sciences cognitives et d’intelligence artificielle au service de la compréhension du développement cognitif et de l’apprentissage autonome tout au long de la vie. Images: @Pixabay

Que retenir ?

La conception d’une interaction humain-machine réussie est une quête en soit pour laquelle différentes approches sont possibles : celle de l’apprentissage par renforcement qui se focalise sur l’agent artificiel comme objet d’étude dans un contexte donné, celle de la robotique qui se focalise sur le robot en tant que sujet d’étude d’un point de vue mécanique et logiciel, et enfin celle de la robotique développementale qui s’inspire du développement cognitif des enfants afin de créer des machine/agents artificiels flexibles, adaptée et adaptable qui évoluent. Cette épopée en est à ses prémisses et de nombreuses découvertes sont encore à venir. Toutefois retenons une chose : comment apprendre à apprendre est bien une question autant d’humains que de robots ! 

Références & pour en savoir plus :

Cangelosi, A., Schlesinger, M., 2018.  From babies to robots:  the contribution of developmental robotics to developmental psychology.  Child Development Perspectives 12, 183–188.

Chraibi Kaadoud, I., Bennetot, A., Mawhin, B., Charisi, V. & Díaz-Rodríguez, N. (2022). “Explaining Aha! moments in artificial agents through IKE-XAI: Implicit Knowledge Extraction for eXplainable AI”. Neural Networks, 155, p.95-118. 10.1016/j.neunet.2022.08.002 

Droniou, A. (2015). Apprentissage de représentations et robotique développementale: quelques apports de l’apprentissage profond pour la robotique autonome (Doctoral dissertation, Université Pierre et Marie Curie-Paris VI).

Lungarella, M., Metta, G., Pfeifer, R., Sandini, G., 2003.  Developmental robotics:  a survey.  Connection science 15,151–190.

Oudeyer, P. Y., & Smith, L. B. (2016). How evolution may work through curiosity‐driven developmental process. Topics in Cognitive Science, 8(2), 492-502.

Padois Vincent (2011) Dossier « iCub et les robots de services » pour le site www.Futura-sciences.com URL : https://www.futura-sciences.com/tech/dossiers/robotique-icub-robots-service-1143/

Salotti, J. M., Ferreri, E., Ly, O., & Daney, D. (2018). Classification des systèmes cobotiques. Ingénierie cognitique, 1(1). https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01943946

 

 

 

Robotination pour apprendre en faisant

Comprendre l’informatique et pas juste consommer les produits numériques : certes. Mais, s’il vous plaît … pas juste apprendre à programmer ! Rien ne sert de coder, il faut comprendre à point. Les robotinations en sont un témoignage. Voici ce que  Sabrina et Jessica Barnabé, et Thierry Viéville, dans le cadre de Terra Numerica, vont nous expliquer en détail pour que nous aussi, parents, enseignant·e·s ou tout autre professionnel·le·s de l’éducation puissions nous en inspirer. Gageons que vous serez surpris de voir ces enfants commencer leur première leçon d’informatique en triant leurs déchets … avant de construire eux-mêmes leur jouet. Ikram Chraibi Kaadoud.

Où et qui ?

C’est d’abord l’histoire d’un lieu : Terra Numerica est un projet d’envergure et fédérateur pour la diffusion de la culture des sciences du numérique dans le sud-est de la France, localisé à Sophia-Antipolis, et porté par de structures de recherche (CNRS, Inria et Université Côte d’Azur), des composantes de l’Éducation Nationale, des partenaires associatifs ou socio-économiques. On y offre un tiers lieu d’activités scientifiques pour populariser ces sciences.  Mais c’est surtout la concrétisation du rêve d’un petit groupe de chercheurs autour de Dorian Mazauric, à savoir créer un espace de partage des sciences du numérique, qui vient d’ouvrir ses portes en juin 2022 et dont on vous parle plus ici.

C’est ensuite une histoire de personnes. SNJL est une auto-entreprise artisanale de création d’objets scientifiques et de conception et réalisation d’activités de découvertes scientifiques, numérique, jusqu’au jeux de logique. Elle se met surtout au service des publics qui n’ont pas facilement accès à cette culture scientifique et a dans son ADN l’égalité des genres et l’équité sociale. Et cela jusque dans les fondatrices de l’entreprise  elles-mêmes:  l’une est entre autre maçonne, l’autre est aussi kinésiologue.Autre particularité :  les deux sont des curieuses de science sans formation scientifique initiale poussée, preuve que chacun et chacune, en ce qui les concernent, peut se construire une culture scientifique et technique permettant de comprendre le numérique et de développer un esprit critique vis à vis de ce que cela peut nous apporter. 

C’est enfin le support de la Fondation Blaise Pascal qui a permis de faire ces belles choses. Soulignons que la mise en place d’activité proche du public comme par exemple, pour quelques enfants qui ont besoin d’une attention particulière est souvent plus couteux que les activités traditionnelles de médiation,  investissement auquel ne rechigne pas la Fondation Blaise Pascal, que nous saluons pour cela.

Quel est ce projet de « robotination » ?

La Robotination propose une démarche où les enfants découvrent l’informatique en construisant un robot, leur robot. Ces ateliers ludiques pour enfants de 6 à 11 ans, filles et garçons, offrent une initiation à la robotique avec principalement du matériel de récupération et des câblages simples, réalisables par les plus jeunes. Cela permet une mise en confiance face à l’univers électronique ou numérique et la matière scientifique.

En alliant science et créativité, esprit critique et développement durable, l’atelier montre aux enfants concrètement que tout ne s’achète pas, mais peut se construire, et démontre que ce qu’ils apprennent à l’école peut permettre de faire plein de choses passionantes et super au quotidien. “On a pu observer une vraie jubilation des enfants,et  l’équipe d’animation,  à arriver au bout de leur réalisation”, témoigne un membre de l’équipe. Tout cela permet aux enfants de partir concrètement à la découverte des concepts informatiques.

En construisant son propre robot à partir de la vision imagée que l’on peut en avoir, l’atelier démystifie robotique et intelligence artificielle pour les enfants : rien de magique, juste des algorithmes devenus suffisamment complexes pour effectuer des tâches intellectuelles (“cognitives´´ pour employer le terme exact) qui auraient été intelligentes si elles avaient été faites par un humain.

Bien entendu, toutes les ressources sont ouvertes et librement réutilisables (open hardware et software) et l’équipe reste au contact des personnes qui les réutilisent pour les accompagner (au-delà de mettre ces ressources en ligne).

Y-a-t-il une démarche pédagogique ?

Oui, ce travail se fait aussi avec le conseil de chercheur·e·s du laboratoire LINE en sciences de l’éducation, avec des perspectives visant à  lier recherche et médiation scientifique. Exemple concret au niveau des activités débranchées: pour découvrir la programmation robotique, on propose d’éteindre les écrans et d’aller jouer au robot dans la cour d’école. Cela permet de comprendre que les notions scientifiques vont au delà de telle ou telle technologie. Cela permet aussi de garder toute ses ressources cognitives pour l’apprentissage de ces notions, sans avoir la poids de l’apprentissage d’outils logiciels, comme expliqué ici.

Regarder les travaux en science de l’éducation permet d’éclairer dans quelle mesure utiliser une approche « maker´´, c’est à dire faire précéder une activité d’initiation à un concept informatique par la construction de l’objet tangible (ex: les objets d’un jeu permettant une activité débranchée, utilisant du matériel recyclé) ou numérique (ex: programmer un jeu qui permettra ensuite d’apprendre une notion) ou imaginaire (ex: on imagine ensemble le dispositif que l’on dessine ou que l’on maquette pour l’étudier en pensée). Cet objet devient alors le support de l’apprentissage, et présente  un grand intérêt en matière d’engagement de la personne apprenante, et du développement de la métacognition*.

(*) métacognition revient ici à apprendre à apprendre, ceci dès le primaire (à partir de 7 à 8 ans, dès la mise en place du comportement « petit-maître·sse » au sens de l’analyse transactionnelle, quand l’enfant commence à jouer à l’enseignant·e), en impliquant à la fois dans la co-construction pédagogique (ex: comment pourrions nous t’aider à apprendre cette notion) et son évaluation (ex: comment améliorer la façon de t’aider à apprendre).

Le modèle passif-participatif formalise bien ce qui est mis en oeuvre dans le projet robotination,

Au niveau de la problématique de l’égalité des genres, on fait cela de manière performative, et on regarde ce qui a été étudié au niveau des aspects de genre dans ce type d’activité, en lien avec l’ouverture à l’esprit critique. Il est important d’agir le plus tôt possible, dès l’âge de l’école primaire, lorsque  les stéréotypes ne sont pas ancrés. En intervenant aussi tot,  on façonne  l’avenir avec pour priorité de déconstruire les stéréotypes, cause des inégalités, comme l’explique Isabelle Collet dans cet article

C’est donc de manière transversale que sont traitées, dans ce contexte d’ateliers de Robotination, les problématiques de genre : (i) réalisation de l’animation par des « roboticiennes » y compris sans formation scientifique initiale au niveau de l’image, (ii) positionnement « naturel » dans l’animation au niveau d’une vraie approche de mixité, (iii) petites pauses de prise de recul sur ce qui se vit ici et maintenant au niveau du genre.

Et que veut dire le mot “robotination” ?

Ah ! C’est la seule chose que nous ne nous expliquons pas … est ce mot “robotination” : on ne souvient plus de sa genèse, on ne saurait en faire l’étymologie, mais il sonne bien et on l’aime beaucoup 🙂



Robotiner en famille en PACA Est

 

Les communs dans la justice


Fondateur et Président du cabinet inno³ (prononcer inno « cube »), Benjamin Jean accompagne depuis plus de quinze années les acteurs publics et privés au sein de leurs démarches d’ouverture et de collaboration. Juriste de formation, chercheur et enseignant dans des grandes écoles, il a cofondé différentes initiatives communautaires telles que « Open Law, le droit ouvert », « European Opensource & free software Law Event » ou encore « Veni, Vidi, Libri ». 
Benjamin Jean, @ openlaw.fr

 

Binaire : Pourrais-tu nous parler de ton travail actuel ?

Benjamin Jean : Je suis juriste de formation et spécialisé en propriété intellectuelle. Depuis 2007, je suis impliqué dans des réflexions autour de l’Open Source, l’Open Data, l’open science, l’open access, l’innovation ouverte et les communs numériques. Je m’intéresse en particulier aux mécanismes qui permettent à des écosystèmes de se constituer pour travailler collectivement à la production et au maintien de ressources ouvertes.

Après une expérience en cabinet d’avocat en 2011, j’ai ouvert le cabinet de conseil inno³ en 2011. L’idée fondatrice était qu’il était nécessaire d’un accompagnement global, qui aille au-delà d’une seule expertise juridique afin de répondre vraiment aux problématiques de nos clients. De ce fait, notre équipe réunit aujourd’hui différentes compétences tirées des sciences humaines et sociales, du design, de l’informatique. Nous travaillons pour moitié pour le secteur public et pour moitié pour le secteur privé, avec des approches qui convergent de plus en plus autour de la notion de de communs numériques.

La notion de commun renvoie à l’idée de communauté réunie autour de ressources, afin d’en faire usage et de les gérer c’est-à-dire les maintenir dans le temps. Dans ce cadre, nous travaillons notamment étroitement avec l’ANCT (l’Agence nationale de la cohésion des territoires) que nous accompagnons dans la mise en capacité des collectivités cherchant à concevoir des communs numériques.

B : Il existe des tensions entre propriété intellectuelle et ouverture. Comment arrive-t-on à les gérer ?

BJ : Le terme « propriété » cristallise effectivement souvent toutes les tensions, car on voit dans ce terme une capacité d’exclure. Néanmoins, rien n’empêche de penser autrement cette « propriété intellectuelle��», de la penser plus collective, plus partagée. C’est en particulier pour cela qu’on se tourne vers des logiques de communs. C’est aussi pour cette raison que nous essayons souvent de partager nos expériences et réflexions, permettant notamment de témoigner d’une autre culture, plus inclusive, de la « propriété intellectuelle ».

La propriété dans le monde numérique ne doit pas se voir comme dans le monde physique. Le rattachement entre les auteurs et leurs créations reste particulièrement fort, ce que les logiciels libres défendent aussi dans un cadre collectif collaboratif. Néanmoins, la capacité d’exclure doit être relativisée : d’une part à l’aune de ce que l’auteur a réellement apporté à la société et ce qu’il en tire, et d’autre part au regard de notre société numérique qui favorise la cocréation et le partage.

Notre monde dominé par la propriété physique est celui de la propriété physique exclusive. La propriété, telle que définie par le Code civil, est dite absolue. Cela n’est pas, pour moi, la bonne approche dans le cadre du numérique, car cela limite le partage de connaissances, complique le collaboratif que permet le numérique. Dans le monde numérique, c’est le fait de ne pas partager qui devrait être justifié, la Loi intervenant pour encadrer un tel équilibre.

La propriété immatérielle, pour ne pas dire intellectuelle, ne doit pas nécessairement suivre le même chemin.  On peut trouver un tel enjeu autour des brevets qui ont été déposés en période de crise sanitaire sur les tests et vaccins. Afin de protéger la propriété intellectuelle des entreprises, un cadre très strict a été maintenu au détriment des États eux-mêmes, plaçant le bien commun au second plan, derrière un droit de propriété exclusif. Dans de telles situations, on devrait plutôt aménager la propriété intellectuelle ou, a minima, ne pas craindre de rappeler aux entreprises les limites légales de leurs monopoles économiques. Cette période, à mes yeux, a donc été un échec pour la propriété intellectuelle, démontrant une incapacité du système, de notre société, à mettre en application les règles qu’elle avait pourtant définies.

B : Où en est-on de l’ouverture de la jurisprudence ? Est-ce que cela progresse ?

BJ : La loi pour une République numérique en 2016 a inscrit l’ouverture des décisions de justice dans la loi. Il s’agit d’un régime spécial qui résulte du statut particulier du Service public de la justice et qui permet de rapprocher ces données du régime général applicable de la Loi de 2016. En 2019, la Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice est venue entériner cette ouverture, renvoyant à un décret d’application paru en 2020 pour organiser cette ouverture des décisions des décisions administratives et judiciaires. Ce chantier est porté par les différentes cours suprêmes, c’est-à-dire la Cour de cassation pour les décisions judiciaires et le Conseil d’État pour les décisions administratives, qui définisse les modalités et le calendrier d’ouverture. Compte-tenu des enjeux sous-jacents, l’ouverture est progressive et la Cour de cassation a ainsi prévu un calendrier qui court jusqu’à 2025. Lorsque j’étais encore impliqué au sein de l’association Open Law, nous avions constaté la difficulté et la nécessité à mener un tel chantier sur la durée. L’enjeu est à mon avis à la fois d’un point de vue technique, sachant qu’il y a une dimension « vie privée » particulièrement sensible dans les décisions de justice,  et d’un point de vue culturel pour que cette ouverture soit aussi le vecteur d’une plus grande collaboration avec les organisations privées réutilisatrices.

L’association Open Law continue, me semble-t-il, son action avec le Ministère et les Cours Suprême. L’open data des décisions de justice est bien en train de se réaliser.

B : Plus généralement, quelle est la place des communs numériques à l’intérieur du droit ?

BJ : C’est pour répondre à cette question que j’ai lancé, avec tout un groupe de passionné, Open Law en 2013. Les juristes pouvaient avoir des compétences sur le numérique mais le milieu hésitait encore à faire entrer sérieusement le numérique dans son propre domaine. Je dirai que c’était par méconnaissance ou par peur des facteurs techniques et économiques sous-jacents.

L’idée d’Open Law était, pour produire des ressources partagées, ouvertes et durables, de réunir une communauté dans le secteur du droit : les juristes spécialistes du sujet,  les acteurs économiques impliqués, les services de l’État concernés. On trouvait dans tout ce beau monde une vraie volonté d’ouvrir la discussion, et de permettre des échanges francs et constructifs. Cela n’était possible que parce que tout ce qui était produit l’était de manière totalement ouverte et que la méthodologie elle-même était discutée et partagée. Il y avait une charte avec des principes assez forts d’ouverture, de collaboration, de constitution de communs. Elle-même était portée par la constitution d’une association dès 2014, et un fonds de dotation un peu plus tard, par laquelle les acteurs concernés se donnaient les moyens de leurs ambitions de partage et de collaboration.

Sans vraiment de surprise, l’essai a été transformé car les professionnels du droit ont tous intérêt à ce que les outils qu’ils utilisent soient le plus ouverts possible, que la justice soit la plus transparente possible. Il fallait seulement s’assurer qu’une telle action puisse se faire en intégrant des Legaltechs proposant des solutions technologiques innovantes, plus rapides, plus efficaces et moins chères. Elles concurrençaient à la fois les acteurs traditionnels et les professionnels du droit, tout en questionnant la dimension éthique particulièrement importantes dans le secteur de l’accès au droit et à la justice.  Tout le monde avait besoin de bouger. Et Open Law a permis cela.

Ainsi, l’outil d’anonymisation des décisions de justice, qui permettait d’automatiser le chantier d’Open Data des décisions de justice évoqué précédemment, est le fruit d’une collaboration entre les acteurs privés et publics. Il s’appuie sur des logiciels open source développés dans d’autres secteurs (e-commerce notamment), modifiés et optimisés par des acteurs privés, et repris en main par les utilisateurs publics. Il faut une révolution culturelle pour que tout le monde en arrive à partager du code source dans un domaine où les gens ne se parlaient quasiment pas avant.

B : Faisons une petite digression sur l’anonymisation de la jurisprudence. A notre connaissance, quand on va chercher une décision de justice dans le greffe d’un tribunal, les informations qu’on y trouve ne sont pas anonymes. L’ouverture conduit à occulter des données. N’est-ce pas paradoxal ?

BJ : Ce n’est pas lié au droit. On a les mêmes enjeux dans le domaine médical par exemple. Les données ne peuvent pas toutes être ouvertes à cause des risques que la diffusion de certaines informations pourrait causer. On parle de données individuelles sensibles. Dans le cas particulier du droit, il a fallu des arbitrages. La Cour de cassation a décidé quelles informations seraient anonymisées avant d’être ouvertes. C’est une décision politique par exemple de décider de maintenir les noms des magistrats, mais de retirer les noms des justiciables. Bien sûr, retirer des informations qui risqueraient de permettre de réidentifier une personne conduit à une véritable perte de valeur d’un point de vue de la qualité de l’information. Il faut cependant relativiser une telle protection puisqu’il n’y a, in fine, pas de perte : les décisions complètes sont toujours dans les greffes des tribunaux, et accessibles à celles et ceux qui en auraient besoin.

Cela reste un cadre français et tous les pays n’ont pas fait les mêmes choix, ces questions n’étant pas harmonisées au niveau européen.

B : Nous avons rencontré des acteurs de la science ou de l’éducation ouvertes, de l’innovation ouverte. Ils ne nous donnent pas tous la même vision des communs. Quelle est la tienne ?

BJ : Je pense qu’il faut différencier les enjeux et les réflexions en matière d’innovation ouverte, les alternatives en matière de communs, et les enjeux en matière de communs numériques. L’idée principale, en matière d’innovation voire de science ouverte, est de réfléchir et d’agir en tant qu’acteur d’un écosystème plus large. Ainsi, il s’agira pour une organisation de reconnaître qu’elle a intérêt à s’ouvrir aux ressources technologiques et humaines tierces dans les différentes phases de son processus d’innovation, de la recherche à la commercialisation. Une telle acceptation et systématisation de la collaboration s’est souvent faite en rupture de tradition élitiste, telle la société IBM qui considéra longtemps et fit le pari de pouvoir continuer à être leader en protégeant son patrimoine et en se fermant complètement à son environnement. Ce changement culturel a été progressif, mais est aujourd’hui relativement consensuel. Pour fonctionner, il repose sur la définition d’un encadrement, notamment juridique, très fin des contributions respectives.

Le numérique est venu complètement changer la donne, rendre beaucoup plus automatique et systématisable les processus de partage, de cocréation et de maintien collectif. C’est cette opportunité qui explique notamment le récent succès des mouvements de communs. Plutôt que de faire tout seul, les multiples organisations qui ont besoin des mêmes ressources numériques vont plus facilement se trouver et s’organiser afin de s’appuyer sur leurs forces respectives afin de faire émerger et de maintenir lesdites ressources. Compte-tenu des forces du numérique, un tel partage permet de renforcer d’autres acteurs qui, plus tard, viendront possiblement eux-mêmes contribuer aux communs.

B : Tu es fondateur et président du cabinet inno³. Vous travaillez beaucoup sur les communs. Quels sont les enjeux des communs que vous rencontrez ?

BJ : La démarche communautaire est certainement la plus complexe à initier dans un premier temps. Lorsque l’on souhaite lancer une dynamique de commun, la première question que l’on pose est généralement celle de son objectif, son objet. Il s’agit notamment de comprendre ce qui est de l’ordre du besoin spécifique et ce qui peut être l’objet d’un besoin collectif. Cela permet ensuite de répondre en parallèles aux deux questions : quelles sont les communautés et quelles sont les ressources mobilisables ou à créer ? Les deux questions sont indissociables et vont déterminer tous les choix que la communauté sera amenée à réaliser.

Il faut ensuite répondre à un certain nombre de questions plus techniques. Comment va-t-on ouvrir les ressources, sous quelles licences ? Quels sont les statuts juridiques dédiés ? Quelles seront les stratégies de mises en commun, de construction des communautés ? Comment va-t-on développer la technique, réaliser le marketing ? Et puis on arrive au modèle économique, aux questions de pérennité.

Pour que le projet soit viable, il faut que chaque entreprise participante, chaque service de l’État impliqué, chacun des membres y trouve son intérêt particulier. Cela ne suffit pas, on ne dira jamais assez l’importance de la motivation des individus qui vont vivre au quotidien le commun, qu’ils soient bénévoles ou employés.

Et puis, la communauté doit vivre dans le temps. Cela veut dire faire évoluer en permanence la ressource, peut-être parfois la reconcevoir complètement, transformer totalement la communauté. On peut être amenés à redévelopper le cœur du projet parce que les besoins, les gens, ont changé.

B : Tu connais le phénomène du « coucou », des participants qui exploitent les ressources des communs mais ne contribuent pas vraiment. As-tu rencontré cela dans le domaine de la justice ?

BJ : Un cas emblématique de coucou est le moteur de recherche Google utilisant massivement Wikipédia dans ses réponses mais ne contribuant pas quasiment pas à l’encyclopédie.

On essaie de convaincre qu’il est possible de concilier les logiques de collaboration des communs et les logiques capitalistes et financières du privé. Néanmoins, la frontière entre les deux mondes est quand même complexe. Certains acteurs, des entreprises, notamment les plus gigantesques, vont essayer de s’approprier les résultats des communs. Le risque, c’est d’être naïf, de penser que le cadre des communs protège. Si ces entreprises trouvent une faiblesse dans le dispositif, un espace pour abuser des communs, elles s’y engageront. Ainsi, Amazon a été récemment critiqué par plusieurs éditeurs de logiciel Open Source, notamment MongoDB et Elastic Search, qui lui reprochaient de capter une grande partie de la valeur du projet. Amazon facturait des services « à la demande » sur la base de ces logiciels, sans y contribuer humainement ou financièrement. De tels débordements ont néanmoins pour bénéfice de faire apparaître les abus possibles du système et permettre aux communautés d’y répondre.

Dans le secteur du droit, nous avons l’avantage de pouvoir reposer sur un acteur très fort, l’État qui peut imposer ses conditions pour garantir que l’intérêt général est préservé. Une telle régulation est d’autant plus naturelle que les données émanent pour grande partie de l’État et que la question de leur exploitation est relativement sensible.

B : Des entreprises pillent les communs, certains proposent qu’elles soient légalement tenues d’y contribuer.

BJ : Dans le projet de loi pour une République numérique qui a été soumis à consultation, il y avait cette idée d’un domaine public informationnel qui visait vraiment à protéger une appropriation abusive des communs. Cette idée a fait l’objet d’un fort lobbying de l’industrie culturelle et a été écarté avant que la loi ne soit votée, ce qui est vraiment dommage.

Dans sa thèse, Mélanie Clément-Fontaine, une des premières chercheuses en droit à s’être intéressé aux logiciels libres, militait pour un domaine public consenti qui imposait aussi une évolution du droit positif. De mémoire, Bernard Lang avait tenu une position convergente dans l’annexe du rapport du CSPLA consacré aux œuvres orphelines.

Quoi qu’il en soit, une telle solution ne pourrait effectivement passer que par une loi nouvelle.

B : Tu nous as parlé de l’importance de la dimension humaine pour les communs. Pourrions-nous revenir sur ce sujet pour conclure ?

BJ : Un rôle est particulièrement important pour un commun, celui de mainteneur. C’est une personne qui maintient l’infrastructure, qui fait vivre le commun, même si elle est parfois invisible. On s’aperçoit que cette personne est indispensable le jour où elle veut arrêter. Dans les communs, on compte souvent trop sur le bénévolat. Quand un mainteneur ne vit pas de son travail, qu’il s’épuise, on court vers les problèmes.

Prenons l’exemple de Python. Il y avait un seul bénévole qui faisait les mises-à-jour pour toutes les métadonnées associées aux dépendances entre tous les logiciels. Cet individu effectuait un travail de fourmi pour pouvoir s’assurer que des millions d’utilisateurs aient accès aux bonnes informations pour intégrer des logiciels disponibles. Ce bénévole après de longues années de bons et loyaux services voulait passer la main et mais personne ne voulait faire son boulot, trop ingrat. Dans ce genre de situations, il faut remplacer ce poste de bénévole par un logiciel, ou au moins trouver un logiciel qui facilite la tâche. On peut aussi s’éloigner du bénévolat pur et installer un système de récompenses. Il y a beaucoup de situations plus critiques encore, qui commencent aujourd’hui à être mieux perçues. Nous avons ainsi récemment réalisé une étude pour la commission sur le sujet des Open Source critiques, par le type ou le nombre d’usages : Public services should sustain Critical open source software.

La valeur d’un commun numérique tient en grande partie de ses ressources humaines. C’est particulièrement vrai du fait des difficultés aujourd’hui de recruter des compétences numériques. Je pense et j’espère que, quand ils ont le choix, et dans l’informatique ils ont le choix, les spécialistes préfèrent faire quelque chose qui a du sens, et choisissent des cadres de travail plus humains, plus collaboratifs. Les entreprises privées sont obligées d’en tenir compte, de choisir des approches basées sur les communs parce que cela leur facilite l’identification et le recrutement de talents. Les services publics commencent aussi à réaliser cet enjeu. Cet effet est accéléré par le fait qu’il sera plus facile dans un futur emploi d’utiliser ses connaissances dans un logiciel libre ou des données ouvertes que sur des produits analogues propriétaires.

Serge Abiteboul, Inria et ENS Paris, & François Bancilhon, serial entrepreneur

Les communs numériques

Des professionnel·le·s de l’informatique deviennent enseignant·e·s

L’introduction de l’enseignement de l’informatique au lycée permet aux prochaines générations de maîtriser et participer au développement du numérique. Le principal enjeu est alors le recrutement et la formation des enseignantes et des enseignants. Comment relever un tel défi ?
Une bonne nouvelle est qu’un nombre important de professionnel·le·s de l’informatique souhaiteraient devenir enseignant·e·s. Pas si facile, mais encourageant. Jean-Marc Vincent, membre du jury du CAPES d’informatique, nous explique ce qu’il en est. Thierry Viéville.

Bonjour Jean-Marc : qui es tu ?

Je suis un enseignant-chercheur en informatique dans l’équipe de recherche Polaris commune au laboratoire LIG et à Inria, au sein de l’Université Grenoble-Alpes.

Mon travail de recherche porte sur la modélisation de grands systèmes informatiques complexes avec pour application l’évaluation des performances des systèmes parallèles ou distribués, par exemples des objets connectés disséminés dans les objets de notre quotidien ou de très grandes infrastructures de calcul. On doit alors considérer une tâche informatique qui s’exécute parfois sur un million de processeurs dont on doit, en autres, ordonnancer le travail. Pour étudier un tel système, concevoir une représentation graphique macroscopique de ce qui se passe au niveau de chaque processeur est un défi scientifique. On s’intéresse aussi à la notion de résilience pour avoir des algorithmes qui résistent à des dysfonctionnements ou à des pannes matérielles.

© Gérard Berry, désormais les processeurs informatiques sont majoritairement dans nos objets du quotidien comme l’explique Gérard Berry https://youtu.be/H9iKiqeivg0 et forment des foules de pucerons qui soulèvent des problématiques scientifiques inédites. 

J’enseigne bien entendu ces notions de performances des systèmes et réseaux, mais aussi des notions plus générales sur l’algorithmique et sur la méthodologie scientifique et l’expérimentation. Je me suis beaucoup investi dans l’enseignement de l’informatique dans le secondaire, en tant que vice-président adjoint à l’enseignement à la Société Informatique de France, et membre du jury du CAPES NSI depuis sa création, et je participe à de nombreuses formations d’enseignants.

Je m’investis aussi beaucoup en médiation scientifique, j’en suis le chargé de mission pour le centre Inria de l’Université de Grenoble et j’ai co-fondé le groupe Informatique Sans Ordinateur qui permet de commencer à ’apprendre l’informatique en … éteignant les écrans et en allant jouer avec des objets du quotidien, voir Tangente Éducation n°42/42 ou dans l’exemple étudié ici.

Quelle est ta vision de cet enseignement de l’informatique ?

C’est d’abord un enjeu de société : avec l’évolution vers une société numérique, les technologies du numérique sont au cœur de la vie des personnes et de la société au sens large (incluant l’économie, l’environnement, le climat, …). Et l’informatique est la science sous-jacente à cette évolution. C’est donc indispensable d’en parler, et de former les personnes (à tous les âges) pour comprendre le monde qui nous entoure, et en devenir des acteurs et pas uniquement des consommateurs. Il a fallu (et il faut parfois toujours) convaincre que l’apprentissage ne se limite pas au mode d’emploi des outils numériques, mais bien à appréhender les fondements.

On peut brosser un paysage de cet apprentissage:
– À l’école élémentaire, l’introduction des premières notions à travers des activités débranchées ou de la robotique pédagogique (par exemple avec des Thymios), et un peu de programmation créative (par exemple avec Scratch).
– Au collège, l’introduction à la programmation événementielle, les premières structures de programme et de données, des concepts de base de science informatique de manière pluridisciplinaire à la fois en mathématiques et technologie.
– Au lycée, en seconde, l’enseignement de Sciences Numérique et Technologie (SNT) est un enseignement de culture générale numérique qui ambitionne d’apporter des connaissances et des compétences à tous les élèves de 2de générale et technologique pour en faire des jeunes citoyennes ou citoyens éclairés, en assurant une culture scientifique et technique sur l’informatique et les objets numériques, tandis que des bases de programmation Python sont aussi utilisées dans d’autres cours, comme en mathématique.

– Au lycée, en première et terminale, la spécialité scientifique Numérique et Sciences Informatiques (NSI) dispense les bases scientifiques de l’informatique (à destination de tout élève se destinant à une carrière dans laquelle le numérique joue un rôle important, en particulier les carrières d’ingénieur dans lesquelles la maîtrise de l’informatique est indispensable), on y apprend la représentation des données et leur structuration, les algorithmes et la programmation, les réseaux et l’architecture des machines.

C’est aussi une longue histoire d’un demi siècle, plus récemment dès 2010 il y a eu l’enseignement de spécialité de Terminale au lycée dit Informatique et Science du Numérique. À l’Université Grenoble-Alpes j’ai eu le plaisir de mettre en oeuvre un diplôme universitaire de 250 heures équivalent à une bonne partie de la licence d’informatique, car la formation des collègues enseignant est un enjeu crucial dès l’introduction de cet enseignement, puis en 2018 la  réforme du baccalauréat, aboutit à la création de la discipline informatique Numérique et Sciences Informatiques NSI dans les enseignements de spécialité de 1ere et Terminale, avec la nécessité de former les enseignants à grande échelle. Environ 2000 collègues de lycée ont été formés dans le cadre national du Diplôme Inter-Universitaire “Enseigner l’Informatique au Lycée (DIU-EIL), j’ai donc participé au co-pilotage de ce projet et à sa mise en œuvre pour l’Académie de Grenoble.

©LTD EHU de Pixabay adapté par Marie-Hélène Comte

Qu’en est il des collègues ingénieur·e·s professionnel·le·s de l’informatique ?

Il y a effectivement des collègues qui travaillent en informatique dans l’industrie ou les services qui ont une envie sincère de changer de métier, avec l’envie de transmettre des savoirs, des savoir-faire et d’autres compétences, et qui veulent parfois redonner un sens à leur travail professionnel, avoir une profession où on se sent utile.

Diversifier les provenance des personnes qui enseignent l’informatique est une vraie richesse, car elles proposent des compétences professionnelles et une vision du monde industriel vraiment intéressante, avec une ouverture sur le monde socio-économique, et des méthodes de travail alternatives et professionnalisantes qui sont précieuses.

Sur le nombre, il y aussi forcément quelques rares personnes qui cherchent juste une porte de sortie peu importe laquelle, mais, sans une motivation forte à enseigner et à assumer les contraintes d’un tel métier, ce serait une catastrophe, et la sélection du concours du CAPES permet d’éviter cela.

Le souci est au niveau de leur formation : quand on regarde les résultats de la session 2021, le niveau était tel qu’il y a eu moins de 50% d’admis sur les 20 postes pour probablement plus de 150 inscrits dont il me semble qu’une quarantaine est venue aux épreuves écrites. Tous les postes n’ont donc pas été pourvus, alors que les étudiants venant des formations universitaires avaient le niveau suffisant à la fois au niveau disciplinaire en informatique et pédagogique (étudiants ayant suivi un parcours universitaire Master MEEF, master dédié à la formation aux Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation).

Cette difficulté de réussite au concours est liée au fait que ces collègues ont bien une maîtrise technique de pointe, mais souvent hyper-specialisée dans un domaine, donc pas assez générale ce qui crée un déséquilibre dans les compétences initiales. Il y aussi une méconnaissance du système scolaire, et souvent une mauvaise connaissance ou compréhension de ce qui est demandé au concours, tandis qu’il manque une vraie formation pédagogique professionnelle, au-delà de la forte motivation et des bonnes intentions. On peut donc leur prodiguer trois conseils pratiques

1/ Bien se former aux fondamentaux et apprendre à enseigner, nous allons le détailler.

2/ Se rapprocher d’un INSPÉ qui a une préparation au CAPES, et  contacter le responsable de formation, pour se faire connaître, voire intégrer la formation, ou y participer au moins en visiteur.
  Envisager un stage d’observation ou une visite ou une intervention en tant qu’intervenant extérieur (par exemple en tant que proche d’un élève) dans un lycée est aussi une démarche levier. Bref, il faut se rapprocher du terrain.

3/ Bien lire le rapport du jury et tous les documents qui décrivent les épreuves et leur déroulement et les exemples de sujets. On consultera également les pages institutionnelles.

Dans tous les cas, il ne faut pas se décourager, avec une bonne préparation, ce ne sera pas facile, mais vraiment possible.

Au-delà, ces personnes mériteraient une formation adaptée, pas forcément la même que les étudiants des Master MEEF des INSPÉ (la voie de formation universitaire standard), C’est un message adressé aux institutions. 

© Lycée Laennec – Pont L’Abbé https://parc-nsi.github.io/premiere-nsi/presentation_parc_2021/presentation_spe_nsi.html présentation non institutionnelle des grands chapitres de la formation NSI.

Comment se préparer à enseigner quand on est professionnel·le·s de l’informatique ?

De trois manières :

1/ Techniquement on prépare le CAPES et un site dédié à la préparation au CAPES est disponible :

En toute transparence et pour maximiser l’égalité des chances, on y trouve la description des épreuves, la liste des outils logiciels utilisés et des ressources avec des listes de sujets des épreuves pour s’entraîner, les rapports du jury et recommandations pour se positionner.

2/ Nous partageons une formation pour commencer à se former aux fondamentaux de l’informatique, pour apprendre à enseigner avant de finir d’aborder tout le programme du CAPES :

  • Une formation aux fondamentaux de l’informatique, accessible ici, avec plus d’une centaine d’heures de ressources de formation d’initiation et de perfectionnement. Plus qu’un simple « MOOC´´, ce sont les ressources d’une formation complète, et un accompagnement prévu pour permettre de bien les utiliser.
  • Une formation pour apprendre à enseigner… par la pratique, accessible ici, en co-préparant les activités pédagogiques des cours à venir, en partageant des pratiques didactiques et en prenant un recul pédagogique, y compris du point de vue de la pédagogie de l’égalité.

3/ Puis en en faisant communauté d’apprentissage et de pratique : depuis des mois déjà l’AEIF et le projet CAI contribuent à l’accueil et l’entraide de centaines de collègues en activité ou en formation, discutant de tous les sujets, partageant des ressources sur un forum dédié et des listes de discussions. Les personnes désireuses de se préparer au CAPES y trouveront aussi des conseils et des pistes de travail.

https://youtu.be/QTjXRIwF4Vc

Quel message adresserais-tu, Jean-Marc, à quelqu’un qui voudrait se lancer ?

Qu’enseigner est un beau et formidable métier, bien au-delà de quelques idées reçues sur le sujet, ou de qui pense que c’est un métier décrié. Moi qui enseigne aux étudiants et futurs enseignants, c’est un travail où on se renouvelle en permanence, on vit au contact des jeunes qui feront notre futur, on est dans une position de pouvoir qu’il faut bien conscientiser et dont il en faut surtout pas abuser, et plutôt se positionner comme un facilitateur et accompagnateur, et quand les élèves/étudiants réussissent : quel bonheur ! Quand quelques années plus tard on recroise une personne qui témoigne du rôle qu’a pu apporter l’enseignement, c’est tellement gratifiant, c’est la plus belle des récompenses.
Le système éducatif est complexe, contraint et pas toujours valorisant, on le sait, mais enseigner est vraiment un beau métier.

Jean-Marc Vincent.

Autonomie, durabilité, numérique, sobriété, écologie : cherchez l’intrus…

Dans le livre blanc intitulé Agriculture & Numérique publié à l’occasion du dernier salon de l’agriculture par des scientifiques de l’INRAE et d’Inria, le numérique est perçu comme une opportunité à saisir pour contribuer à la transition vers l’agroécologie et des pratiques à la fois vertueuses et efficaces. Qu’en est-il réellement chez les paysans ? La parole est à Marine BENOISTE, coordinatrice du réseau Agroécologie au sein du réseau des CIVAM (centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) qui fédère des groupes d’agriculteurs et de ruraux, travaillant de manière collective et sous forme associative à la transition agro-écologique. Antoine Rousseau.

Les systèmes économes et autonomes en intrants

Dans le réseau des Civam (centres d’initiative pour la valorisation de l’agriculture et du milieu rural) nous défendons les valeurs de l’éducation populaire : accompagner et animer les projets agricoles et durables sur nos territoires. Ce travail en collectif se fait dans le souci de porter des modèles agricoles économes et autonomes. Ces modèles visent à rendre une ferme moins gourmande en intrants – préjudiciables à la préservation des équilibres écologiques et sociaux – et moins sensible aux aléas économiques, climatiques et géopolitiques, en limitant les achats extérieurs.

Le réseau des Civam est attaché à la montée en compétences individuelles et surtout collectives, qui confère à terme autonomie de pensée et d’action. Nous faisons valoir une agriculture paysanne forte de son expérience de terrain, riche du temps passé à observer, à comprendre et s’approprier ce qui se passe sur sa ferme, précurseur bien avant même que la notion d’agroécologie ne fasse son apparition, alternative quand l’Etat et les marchés enjoignent de produire toujours plus. Dans ces fermes, le numérique n’est évidemment pas absent : guidage GPS, salles de traites, alertes météos, etc. Mais jusqu’où reste-t-il réellement au service du métier de paysan ?

Quitter une dépendance pour une autre ?

Le métier de paysan.anne est un métier exigeant, qui nécessite de l’observation et une maitrise du fonctionnement des écosystèmes, qui suppose de bonnes capacités d’adaptation aux incertitudes naturelles et météorologiques et qui requiert une certaine souplesse pour être présent.e.s à des heures inhabituelles ou bien le week-end. C’est également un métier qui compte sur une certaine adaptabilité, chaque jour est différent, travailler avec le vivant se révélant imprévisible. Face à un métier qui semble astreignant, l’automatisation de certains procédés (robot de traite, capteurs connectés, tablettes, drones, etc.) peut apporter un confort précieux. Pourtant dans une quête d’autonomie, le numérique peut se révéler comme une nouvelle forme de dépendance : alarmes stressantes, dysfonctionnements anxiogènes, besoin de faire appel à des techniciens pour pallier à la moindre défaillance du système.

Dans un système agricole durable, économe et autonome, les paysans se reconnectent avec leur métier, retrouvent du plaisir en prenant du temps d’observation et de compréhension auprès de leurs animaux et de leurs cultures et en maintenant les cheptels et les surfaces à « taille humaine ». Le quotidien devient plus serein car il ne dépend plus de grosses industries semencières ou phytopharmaceutiques qui dictent leurs lois. Dans ce contexte, le passage au numérique semble soudainement antinomique. Il serait bien dommage, pour les agriculteurs qui trouvent (ou parfois retrouvent) du lien et un sens à leur métier, de le perdre au profit de la technologie : une ferme branchée pour un métier déconnecté du terrain.

Économiser ou investir, faut-il choisir ?

Alors qu’il devient impératif d’économiser les ressources – et non plus d’aller en puiser « ailleurs » – que l’eau et la biodiversité s’amenuisent, que l’urbanisation poursuit sa course folle, que l’extraction des terres rares souvent indispensables aux nouvelles technologies pollue et bien souvent exploite le travail des enfants, investir dans une agriculture toujours plus consommatrice de technologie ne semble pas avoir beaucoup de sens. Toutefois, mieux quantifier les besoins des plantes et des animaux, mieux mesurer les quantités d’eau et d’intrants utilisés peuvent œuvrer pour une agriculture plus économe et plus vertueuse. Investir pour économiser ? Exploiter certaines ressources pour en épargner d’autres ? Les questions méritent d’être posées et surtout consciencieusement étudiées avant d’investir à tout va et de réaliser dans 20 ans que nous y avons peut-être été un peu fort, que nous n’avions pas besoin de multiples machines pour penser à notre place. Il est urgent de nous interroger sur le bon équilibre entre l’homme, la machine et la technologie. Il est maintenant acquis que l’avenir n’est pas dans la croissance permanente du numérique au détriment de l’humain. Nous oublions bien trop souvent que simple et efficace est généralement source de satisfaction et de valeur ajoutée, dans une course à la complexification pour un sentiment virtuel de croissance et de mieux être.

Après avoir visité des fermes Civam, Thibaut Audouin, installé à Chemazé (53) en vaches laitières a ainsi mis en place de nouvelles pratiques qui modifient sa charge de travail et sa manière de produire du lait  (traite une seule fois par jour, élevage des veaux sous nourrices). Avec ce nouveau système, il explique «  nous ne sommes pas incités à investir pour créer des charges et à produire plus. Si on devait essayer de calculer un niveau de rémunération horaire, on s’approcherait de 20€ de l’heure, en faisant un métier que l’on aime et dans un cadre plutôt chouette ».[1] Des chiffres qui donnent envie, dans une profession où gagner moins que le SMIC horaire est la norme. Une recherche de valeur ajoutée qui permet par exemple aux fermes laitières herbagères Civam +15% de résultat par actif par rapport à leurs voisines en conventionnel.

A l’heure du produire moins et mieux

Le contexte de la guerre en Ukraine a remis une question majeure sur le tapis : avons-nous réellement besoin de produire plus ? L’agriculture de précision, en optimisant l’ensemble du système permettra de meilleurs rendements à moindre coût – une fois les coûts d’entretien et de maintenance déduits et les coûts d’investissement amortis. En d’autres termes, les fermes devraient être plus compétitives sur le marché. Si l’on y regarde de plus près, entre gaspillage et mauvaise répartition des denrées produites, avons-nous réellement besoin de produire plus ?

Dans ce cas, que choisir entre numérique pour produire plus et « mieux » et l’agroécologie pour produire mieux en quantités nécessaires et suffisantes ? Semble-t-il plus raisonnable et en accord avec l’atténuation du changement climatique et la préservation de l’environnement, d’augmenter la taille des fermes et de les automatiser ou revenir à des fermes économiquement viables, à taille humaine et respectueuses de la nature ?

Les citadins quittent leurs métiers « derrière un ordinateur » pour produire de leurs mains, ce n’est a priori pas pour se retrouver dépendant du numérique en s’installant. Au-delà du simple passage au numérique dans un énième métier, c’est le mode de vie que nous souhaitons pour l’avenir qui est remis en question. Pour sortir de cette fausse évidence que le métier d’agriculteur sera facilité, optimisé et rendu plus écologique par les nouvelles technologies, il est urgent d’aller à la rencontre des paysans et de leur demander leur avis. [2]

Marine BENOISTE, Coordinatrice nationale agroécologie, Réseau CIVAM

[1] Source : L’observatoire technico-économique des systèmes bovins laitiers – Exercice comptable 2019 – Réseau CIVAM Pôle AD Grand Ouest (décembre 2021)

[2] La parole aux paysans – Assemblée Générale du Civam de Loire Atlantique mai 2022

« Nous sommes parfois confrontés à la non adaptation des nouvelles technologies à notre environnement et à nos pratiques. Sur nos parcelles bocagères, le guidage GPS (de tracteurs/ machines agricoles…) ne fonctionnait pas. Lorsque le technicien est passé pour regarder il nous a dit « Ah oui… Pour que cela fonctionne, il faudrait couper les arbres » ! »