Bonne vacances … un peu de lecture peut-être ?

Pour un été non binaire : partez avec binaire dans votre poche.

Nous faisons notre pause estivale avant de revenir partager avec vous des contenus de vulgarisation sur l’informatique ! A la rentrée nous parlerons à nouveau aussi bien de technologie que de science, d’enseignement, de questions industrielles, d’algorithmes, de data… bref, de tous les sujets en lien avec le monde numérique qui nous entoure … D’ici là, vous pouvez tout de même passer l’été avec binaire.

©Catherine Créhange undessinparjour avec sa gracieuse autorisation.

… car nous avons le plaisir de partager la parution des entretiens de la SIF publié sur binaire sous la forme d’un objet comme ceux qui sont utilisés depuis des siècles pour partager les connaissances humaines… un livre en papier ! 😉


Le numérique et la passion des sciences, C&F éditions, 2022

A vous chers lectrices et lecteurs : Bon été !

L’équipe Binaire

L’expo Réseaux-Monde au Centre Pompidou

Du 23 février au 25 avril s’est tenue au Centre Pompidou à Paris l’exposition « Réseaux-Monde ». Réunissant une soixantaine d’artistes, cette exposition interrogeait la place des réseaux dans notre société. L’occasion pour Olivier Zeitoun et Marie-Ange Brayer, respectivement attaché de conservation et conservatrice au Musée National d’Art Moderne du Centre Pompidou, de revenir avec Binaire sur la place des réseaux dans l’art contemporain. Serge Abiteboul

Fabien Tarissan et Gilles Dowek : Dans la seconde moitié du XXe siècle, et plus ou moins indépendamment du développement des réseaux informatiques, nous voyons un certain nombre d’artistes prendre les réseaux comme thème de certaines de leurs œuvres. Comment cette démarche apparaît-elle dans l’exposition « Réseaux-Monde » ?

Olivier Zeitoun et Marie-Ange Brayer : Effectivement, si l’utilisation des réseaux dans les démarches artistiques remontent bien avant les années 60 (comme le Network of Stoppages  de Marcel Duchamp en 1914 par exemple), nous avons fait le choix de démarrer l’exposition « Réseaux-Mondes » à l’après-guerre, lorsqu’émerge de nouveaux réseaux de communication (radio, télévision, satellites), parallèlement aux réseaux informatiques qui tissent de nouvelles infrastructures de savoir.

Les années 1960 voient en effet les artistes s’emparer du monde connecté de la cybernétique, du traitement automatique de l’information, du réseau comme système d’organisation générale. En 1969 par exemple, l’artiste Allan Kaprow réalise Hello, un des premiers happenings fonctionnant en réseau, aux connexions à la fois virtuelles et physiques, pour « The Medium is the Medium », une émission de télévision expérimentale. Des groupes de personnes se trouvent à différents lieux de Boston, aux États-Unis (un hôpital, dans une vidéothèque, à l’aéroport…), et sont connectés par un réseau de télévision en circuit fermé. Kaprow coordonne l’évènement tel un chef d’orchestre en proposant à ses participants de se signaler à la caméra d’un « Hello I see you [Bonjour je vous vois] » lorsqu’ils reconnaissent leur propre image ou celle d’un ami. L’artiste connecte et relie en temps réel les individus éloignés, en court-circuitant métaphoriquement le réseau de télévision pour attirer l’attention sur les connexions établies entre les personnes réelles. Hello est une œuvre majeure tant elle offre un point de vue critique sur la technologie comme interface et sa dimension communicationnelle comme matériau.

Le réseau est donc en premier lieu un outil au service de la création artistique ?

Affiche de l’exposition « Réseaux-mondes »

Oui mais cela évolue. Avec la mise en place progressive des réseaux informatiques dans les années 1970, le réseau devient effectivement un médium artistique et, dès les années 1980, les pratiques artistiques elles-mêmes se développent en réseau. L’artefact numérique et les données de l’information constituent alors le sujet même des l’œuvre d’art de l’époque « postmoderne » dont se saisissent deux expositions à Paris qui feront date : l’exposition Electra, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, en 1984, et Les Immatériaux, organisée un an plus tard par Jean-François Lyotard et Thierry Chaput au Centre Pompidou, qui interrogea l’imaginaire artistique face aux technologies connectés et « immatérielles ».

L’art télématique y était alors à l’honneur. Dans « Réseaux-Mondes », nous avons ainsi présenté Profound Telematic Time (PTT) (2020) du PAMAL_Group. Cette installation a été réalisée à partir d’archives d’œuvres d’art télématiques créées sur Minitel au cours des années 1980. Disparues lors de la fermeture des réseaux Minitel en 2012, elles furent recréées sur leurs terminaux d’origines, aujourd’hui éteints, en étant reconnectées au Wipitel, nouveau réseau mondial Minitel élaboré par le collectif en 2019. Furent ainsi réactivés deux romans télématiques de Jacques-Élie Chabert et Camille Philibert : ACSOO, présenté à l’exposition « Electra » et L’Objet Perdu, créé en 1982 et exposé dans Les Immatériaux.

Cette réappropriation du réseau Minitel et de l’art télématique qui avait vu le jour dans les années 1980, est crucial puisqu’il s’agit des premiers exemples artistiques à poser le réseau comme support d’une création artistique collective, collaborative, dématérialisée. Cette démarche qui consiste à faire du réseau la matière même de l’œuvre trouvera de nombreux prolongements par la suite.

Le réseau semble perçu par les artistes uniquement comme une infrastructure de communication.

Pas seulement. A la suite de l’art télématique des années 1980, un virage important se produit au milieu des années 1990 lorsque émerge le web. Ce sont alors les artistes du Net.art qui furent les premiers à interroger de manière critique et « pirate » la dimension politique de ces nouveaux réseaux. Ils se revendiquent hors de tout contrôle institutionnel et marchand. Leurs œuvres interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet et le web, font écho aux mouvances hackers et sont nourris des pratiques de programmation collaborative à code ouvert. Certains d’entre eux vont appréhender Internet comme une matière artistique à part entière dans ses erreurs et dysfonctionnements, comme dans wwwwwwwww.jodi.org en 1995 du duo d’artistes JODI (Joan Heemskerk et Dirk Paesmans). D’autres furent prêts à pirater d’importantes expositions ou concours institutionnels. C’est le cas de l’artiste féministe Cornelia Sollfrank qui s’insurge contre la prédominance masculine du premier concours en ligne de Net.art organisé par la Kunsthalle de Hambourg, qu’elle sabote en générant trois cents faux profils d’artistes femmes (Female extension, 1997).

Cette activité militante des artistes fait-elle écho à une critique plus générale ?

La critique du technocapitalisme, fondée sur une expérience contemporaine des réseaux numériques et des réseaux sociaux, s’élabore dans cet héritage artistique tout en s’en distinguant. Les réseaux laissent aujourd’hui transparaître une dimension ubiquitaire, politique et marchande qui se retrouve dans les œuvres artistiques. A partir de 1994, jusqu’à sa mort prématurée en 2000, l’artiste américain Mark Lombardi produira de manière quasi-obsessionnelle des sociogrammes en réseaux qui mettent à jour les structures labyrinthiques du pouvoir politico-économique américain. Son œuvre est fascinante tant elle fait le lien entre l’art conceptuel et les paradigmes de médiatisation et de l’information inaperçue et cachée, à l’heure de la globalisation. Aujourd’hui, ces critères de recherches se retrouvent dans la pratique de la plateforme RYBN.ORG qui se penche sur la « finance de l’ombre » et de ses algorithmes, dont les paradis fiscaux échappent au contrôle des états.

Cette démarche amène les artistes à mettre en lumière les réseaux complexes du pouvoir qui déterminent l’expérience de la liberté et des identités contemporaines, physiques et virtuelles. Ils se saisissent alors de technologies devenues de véritables infrastructures de contrôle des corps et de leur intimité, à l’image de Jill Magid dont les œuvres pionnières du début des années 2000 faisaient usage des caméras de surveillance dans une stratégie de représentation. L’artiste contemporaine américaine Mika Tajima explore quant à elle les liens du corps et des psychismes sous la régulation du capitalisme tardif. Ses sculptures, peintures, vidéos et installations se concentrent sur l’expérience incarnée du contrôle de la vie computationnelle, à l’instar de œuvre Human Synth (Paris), créée en 2021 et présentée dans « Réseaux-Mondes ». L’installation, entre sculpture et projection, donnait à voir en temps réel, sur toute la durée de l’exposition, les tendances collectives émotionnelles de la ville de Paris exprimées sur Twitter, sous la forme d’une fumée évolutive dont la teinte et la vitesse exprimaient les changements collectifs d’états affectifs. L’œuvre abritait un système pouvant extraire et analyser en temps réel les messages échangés grâce à un outil de traitement de langage et un programme d’analyse de sentiment prédictif. Si la fumée invoque d’anciennes pratiques divinatoires, elle donne ici forme à un contrôle immatériel des émotions fondé sur l’usage d’algorithmes prédictifs et la collecte massive de données des utilisateurs.

On comprend que les réseaux ont leur côté lumineux – la communication interpersonnelle, l’accès à la connaissance… – et leurs côtés sombre – le harcèlement en ligne, la surveillance de masse…

En effet, ces deux polarités sont une caractéristique constitutive du réseau à bien des égards. Le réseau va toujours porter une ambivalence entre matérialité et invisibilité, entre contrôle et communication, surveillance et circulation. Le réseau réunit et sépare à la fois. Les démarches artistiques que nous avons évoquées donnent à voir et sentir les potentialités plastiques de telles polarités. Ces conceptions tiennent donc à une histoire politique et sociale des technologies dans leur rapport à l’art : à l’enthousiasme de la mise en réseau du monde dont témoignait une œuvre comme Hello d’Allan Kaprow succède une réflexion profonde sur l’emprise invisible du réseau, chez les artistes contemporains.

Mais à la croisée de ces enjeux sociaux et politiques se trouvent aussi ceux écologiques que l’on retrouve dans le champ de la création artistique et qui repoussent les limites de cette dichotomie. La viralité numérique s’est doublée de la prise de conscience de notre interaction avec le non-humain, de notre coexistence « en réseau » avec les autres espèces au sein d’une diversité infinie d’écosystèmes. Une nouvelle écologie artistique intègre ce principe d’interdépendance et de continuité de toutes les formes du vivant, reliées entre elles, à l’image des recherches de l’artiste et designeuse Marie-Sarah Adenis, du studio d’architecture EcoLogiStudio, ou du Studio Drift. Les technologies sont explorées comme outils de communication inter-espèces, aspirant à connecter des mondes aux limites de la perception humaine. L’artiste finlandaise Jenna Sutela met ainsi en connexion humain et non-humain, en intégrant le « bruit » du vivant comme des machines faisant appel à l’Intelligence Artificielle. L’œuvre peut aussi prendre la forme d’une enquête pluridisciplinaire comme dans Cambio des designers Formafantasma, où l’analyse transversale historique, politique, économique et sociale des activités humaines dévoile l’interconnexion entre toutes les formes de productions et de connaissances. Au cœur de cette « pensée écologique », le réseau est devenu « maillage », vecteur de nouvelles formes de connexions. Que ce soit par le biais d’une enquête archéologique perpétuelle d’un matériau, comme chez Formafantasma, ou par la médiation quasi-médiumnique des technologies chez Sutela, les réseaux irriguent notre rapport au vivant, au technologique, et à ce qui serait « plus qu’humain ».

Fabien Tarissan et Gilles Dowek

L’avatar ou la boîte à magie des illusions corporelles ?

Voici un autre article consacré au Prix de thèse Gilles Kahn qui depuis 1998 récompense chaque année une thèse en Informatique. Cette année l’un des accessit revient à Rebecca Fribourg pour ses travaux sur les avatars personnels réalisés au centre Inria Rennes – Bretagne Atlantique . Pascal Guitton & Pierre Paradinas.

Avec l’agitation médiatique récente autour du mot « métavers », les avatars n’ont jamais autant été sous les projecteurs. En effet, dans le contexte de ces environnements où de nombreuses personnes peuvent se connecter et interagir entre elles, la question de la représentation de l’utilisateur – via son avatar – prend tout de suite une grande importance. Est-ce que je souhaite utiliser un avatar qui me ressemble, ou bien apparaitre comme quelqu’un de totalement différent ? Ces avatars posent des questions importantes car ils représentent le corps d’un utilisateur et peuvent être visualisés à la première personne, comme on observe son vrai corps. Ils sont utilisés par ailleurs dans les domaines de la formation ou de la médecine, par exemple dans le cadre de thérapies pour les troubles du comportement alimentaire, où l’on fait se regarder dans un miroir virtuel des patients tout en modulant la morphologie de leurs avatars. Mentionnons enfin, un phénomène frappant, appelé « effet Proteus », qui a établi que l’on a tendance à intégrer dans notre comportement les caractéristiques visuelles de notre avatar. Par exemple, une étude a montré que des utilisateurs incarnés dans un avatar ressemblant à Einstein étaient plus performants dans la réalisation de tâches cognitives, ce qui suggère que les avatars pourraient nous rendre plus performants dans certaines tâches dans un environnement virtuel, mais aussi dans le monde réel.

Néanmoins, l’utilisation de ces avatars nécessite de relever des défis à la fois technologiques (algorithmique, Interaction homme-machine, dispositifs de capture de mouvement) mais aussi cognitifs (psychologie, perception, etc.), rendant le sujet très pluridisciplinaire ! L’aspect perceptif est très important et il est aujourd’hui nécessaire de bien comprendre comment les utilisateurs perçoivent leurs avatars et interagissent à travers eux afin de concevoir des expériences virtuelles fortes et réalistes.

Dans le cadre de mon doctorat, j’ai justement essayé de mieux comprendre et d’identifier les facteurs qui peuvent affecter – en bien ou en mal – la manière dont l’on perçoit son avatar. En particulier, je me suis intéressée au « sentiment d’incarnation » qui vise à caractériser et modéliser la perception de son avatar. Ai-je l’impression que ce corps virtuel m’appartient ? Est-ce que je contrôle bien les mouvements de mon avatar comme ceux de mon vrai corps ? Ai-je l’impression d’être spatialement dans mon corps virtuel ?

J’ai alors réalisé un certain nombre d’expériences utilisateurs où j’ai mesuré leur sentiment d’incarnation à l’aide de questionnaires subjectifs et de certaines mesures objectives. Je me suis notamment intéressée aux environnements virtuels multi-utilisateurs, c’est-à-dire des plateformes permettant à plusieurs personnes d’interagir ensemble dans un environnement virtuel. Dans ce contexte, les avatars sont d’autant plus importants qu’ils constituent le repère spatial visuel de la localisation des autres utilisateurs, et qu’ils fournissent donc des informations cruciales de communication non verbales. J’ai alors montré que le partage de l’environnement virtuel avec d’autres personnes n’avait pas d’influence sur la perception de son propre avatar, apportant donc un message plutôt rassurant pour toutes les applications multi-utilisateurs impliquant des avatars.

Dans une autre étude, j’ai utilisé un même avatar pour deux utilisateurs différents, comme s’ils partageaient un même corps! Les participants partageaient le contrôle et devaient se coordonner pour animer cet avatar. Ce que j’ai découvert, c’est que lorsqu’un utilisateur voit ses bras virtuels bouger, alors que c’est l’autre utilisateur qui les contrôle, il peut quand même avoir l’impression d’être à l’origine du mouvement, ce qui est très intéressant pour de la formation à des gestes techniques ou de la rééducation motrice.

Co-incarnation d’un avatar contrôlé par deux utilisateurs . La position et orientation du bras droit de l’avatar correspond à la moyenne pondérée entre la position et orientation des bras des deux utilisateurs, avec un niveau de partage variable.

De manière générale, les retombées de mes travaux de recherche à court/moyen terme sont de mieux comprendre quelles sont les caractéristiques d’un avatar et les facteurs plus éloignés (environnement virtuel, traits individuels) qui contribuent à la bonne utilisation de ce dernier dans un contexte donné. Par exemple, une autre de mes études a permis de montrer que l’apparence de l’avatar (réaliste vs abstraite, ressemblante à l’utilisateur ou non) avait moins d’importance pour l’utilisateur que d’avoir un bon contrôle sur l’avatar, fidèle à ses propres mouvements.

Illustration d’une étude explorant l’interrelation des facteurs influençant le sentiment d’incarnation

Ces résultats permettent entre autres aux concepteurs d’avatar dans des domaines variés de savoir quels aspects techniques sont à privilégier, et dans quelles caractéristiques d’avatar les budgets devraient être alloués plutôt que d’autres.

Rebecca Fribourg est actuellement Maitre de conférence à l’Ecole Centrale de Nantes, rattachée au laboratoire AAU (Ambiances, Architectures, Urbanités).

Pour aller encore plus loin (article en anglais) :

  • Rebecca Fribourg et al. “Virtual co-embodiment: evaluation of the sense of agency while sharing the control of a virtual body among two individuals”. In: IEEE Transactions on Visualization and Computer Graphics (2020)
  • Rebecca Fribourg et al. “Avatar and Sense of Embodiment: Studying the Relative Preference Between Appearance, Control and Point of View”. In: IEEE Transactions on Visualization and Computer Graphics 26.5 (2020), pp. 2062–2072. doi: 10.1109/TVCG.2020.2973077.

Le recommandeur de Youtube et les sondages électoraux

Les algorithmes de recommandations utilisés par les grandes plateformes du web telles YouTube ne sont pas connus ou accessibles. Des chercheurs essaient d’en découvrir le fonctionnement. Leurs travaux permettent de mieux comprendre ce que font ces algorithmes, et aussi d’observer les relations entre les recommandations et les sondages d’intention de vote. Pierre Paradinas.

Un système de recommandation est un objet informatique ayant pour but de sélectionner de l’information pertinente pour les utilisateurs d’une plateforme (vidéos, articles, profils…). Sur YouTube par exemple, ces recommandations sont omniprésentes: en 2018, 70% des vues de vidéos provenaient de recommandation (par opposition à des vues provenant des recherches intentionnelles). On comprend alors que cet objet est à la fois critique pour l’entreprise, qui compte sur son efficacité pour maintenir l’utilisateur sur sa plateforme le plus longtemps possible, mais aussi critique pour l’utilisateur lui même, pour qui la recommandation façonne l’exploration, puisque c’est principalement via ce prisme qu’il accède à l’information.

Cette double importance conduit la recherche en informatique a s’intéresser à la conception de tels recommandeurs. Il s’agit ainsi tout d’abord de prendre la perspective de la plateforme afin d’améliorer la mise au point de la machinerie complexe qui permet à celles-ci de produire des recommandations, en général en exploitant les historiques de consommation des utilisateurs (principe du filtrage collaboratif).

D’un autre coté et plus récemment, la recherche s’intéresse à la perspective utilisateur de la situation. Pour analyser les algorithmes de recommandation, on les observe comme des boîtes noires. Cette notion de boîte noire fait référence au peu de connaissance qu’à l’utilisateur sur le fonctionnement du recommandeur qui est généralement considéré par les plateformes comme un secret industriel. L’objectif de ces recherches est de comprendre ce qu’on peut découvrir du fonctionnement de la boîte noire sans y avoir accès, simplement en interagissant avec comme tout autre utilisateur. L’approche consiste ainsi, en créant des profils ciblés, à observer les recommandations obtenues afin d’extraire de l’information sur la politique de la plateforme et son désir de pousser telle ou telle catégorie ou produit, ou bien de mesurer une éventuelle censure apportée aux résultats de recherche. On notera qu’un des buts du Digital Services Act récemment discuté au parlement Européen, est de permettre l’audit indépendant des grandes plateformes, c’est-à-dire de systématiser les contrôles sur le comportement de ces algorithmes.

Une illustration de ce qu’il est possible d’inférer du côté utilisateur a vu le jour dans le cadre de la campagne présidentielle de 2022 en France. Il a été tentant d’observer les recommandations « politiques », et ce pour étudier la question suivante. Puisque qu’un recommandeur encode le passé des actions sur la plateforme (ici des visualisations de vidéos), est-ce que, par simple observation des recommandations, on peut apprendre quelque-chose sur l’état de l’opinion Française quant aux candidats en lice pour l’élection ? Le rationnel est la boucle de retro-action suivante : si un candidat devient populaire, alors de nombreuses personnes vont accéder à des vidéos à son sujet sur YouTube ; le recommandeur de YouTube va naturellement mettre en évidence cette popularité en proposant ces vidéos à certains de ses utilisateurs, le rendant encore plus populaire, etc.

Une expérience : les recommandations pour approximer les sondages

Pouvons-nous observer ces tendances de manière automatisée et du point de vue de l’utilisateur ? Et en particulier, que nous apprend la comparaison de ces mesures avec les sondages effectués quotidiennement durant cette période ?

Dans le cadre de cette étude, nous — des chercheurs — avons pris en compte les douze candidats présentés officiellement pour la campagne. Nous avons mis en place des scripts automatisés (bots) qui simulent des utilisateurs regardant des vidéos sur YouTube. A chaque simulation, « l’utilisateur » se rend sur la catégorie française « Actualités nationales », regarde une vidéo choisie aléatoirement, et les 4 vidéos suivantes proposées en lecture automatique par le recommandeur

Cette action a été effectuée environ 180 fois par jour, du 17 janvier au 10 avril (jour du premier tour des élections). Nous avons extrait les transcriptions des 5 vidéos ainsi vues, et recherché les noms des candidats dans chacune. La durée d’une phrase dans laquelle un candidat est mentionné est comptée comme temps d’exposition et mise à son crédit. Nous avons agrégé le temps d’exposition total de chaque candidat au cours d’une journée et normalisé cette valeur par le temps d’exposition total de tous les candidats. Nous avons ainsi obtenu un ratio représentant le temps d’exposition partagé (TEP) de chaque candidat. Cette valeur est directement comparée aux sondages mis à disposition par le site Pollotron.

La figure présente à la fois l’évolution des sondages (en ordonnée) et les valeurs de TEP (en pointillés) pour les cinq candidats les plus en vue au cours des trois mois précédant le premier tour des élections (score normalisé en abscisse) ; les courbes sont lissées (fenêtre glissante de 7 jours). Les valeurs TEP sont moins stables que les sondages ; cependant les deux présentent généralement une correspondance étroite tout au long de la période. Cette affirmation doit être nuancée pour certains candidats, Zemmour étant systématiquement surévalué par le TEP et Le Pen inversement sous-évaluée. Il est intéressant de noter que les sondages et le TEP fournissent tous deux une bonne estimation des résultats réels des candidats lors du premier tour de l’élection (représentés par des points), présentant respectivement des erreurs moyennes de 1,11% et 1,93%. L’erreur moyenne de prédiction est de 3,24% sur toute la période pour tous les candidats. L’ordre d’arrivée des candidats a été respectée par le TEP, pour ceux présents sur la figure tout au moins.

Évolution des sondages et du TEP de YouTube sur la campagne, pour les 5 candidats les mieux placés. Nous observons une proximité importante entre les courbes pleines et pointillées pour chacune des 5 couleurs. Les ronds finaux représentent les résultats officiels du premier tour : les sondages ainsi que le TEP terminent relativement proche de ceux-ci, et tous sans erreur dans l’ordre d’arrivée des candidats.

Les sondages sont effectués auprès de centaines ou de milliers d’utilisateurs tout au plus. Le recommandeur de YouTube interagit avec des millions de personnes chaque jour. Étudier de manière efficace l’observabilité et la corrélation de signaux de ce type est certainement une piste intéressante pour la recherche. Plus généralement, et avec l’introduction du DSA, il parait urgent de développer une compréhension fine de ce qui est inférable ou pas pour ces objets en boîte noire, en raison leur impact sociétal majeur et toujours grandissant.

Erwan Le Merrer (Inria), Gilles Trédan (LAAS/CNRS) and Ali Yesilkanat (Inria)

Lettre aux nouveaux député.e.s : La souveraineté numérique citoyenne passera par les communs numériques, ou ne sera pas

Lors de l’ Assemblée numérique des 21 et 22 juin, les membres du groupe de travail sur les communs numériques de l’Union européenne, créé en février 2022, se sont réunis pour discuter de la création d’un incubateur européen , ainsi que des moyens ou d’ une structure permettant de fournir des orientations et une assistance aux États membres. En amont, seize acteurs du secteur ont signé une tribune dans Mediapart sur ce même sujet. Binaire a demandé à un des signataires, le Collectif pour une société des communs, de nous expliquer ces enjeux essentiels. Cet article est publié dans le cadre de la rubrique de binaire sur les Communs numériques. Thierry Viéville.

Enfin ! Le risque semble être perçu à sa juste mesure par une partie de nos élites dirigeantes. Les plus lucides d’entre eux commencent à comprendre que, si les GAFAM et autres licornes du capitalisme numérique offrent des services très puissants, très efficaces et très ergonomiques, ils le font au prix d’une menace réelle sur nos libertés individuelles et notre souveraineté collective. Exploitation des données personnelles, contrôle de l’espace public numérique, captation de la valeur générée par une économie qui s’auto-proclame « du partage », maîtrise croissante des infrastructures physiques d’internet, lobbying agressif. Pour y faire face, les acteurs publics oscillent entre complaisance (ex. Irlande), préférence nationale (ex. Doctolib) et mesures autoritaires (ex. Chine). Nous leur proposons une quatrième voie qui renoue avec les valeurs émancipatrices européennes : structurer une réelle démocratie Internet et impulser une économie numérique d’intérêt général en développant des politiques publiques pour défendre et stimuler les communs numériques.

Rappelons-le pour les lecteurs de Binaire : les communs numériques sont des ressources numériques partagées, produites et gérés collectivement par une communauté. Celle-ci établit des règles égalitaires de contribution, d’accès et d’usage de ces ressources dans le but de les pérenniser et les enrichir dans le temps. Les communs numériques peuvent être des logiciels libres (open source), des contenus ouverts (open content) et des plans partagés (open design) comme le logiciel Linux, le lecteur VLC, l’encyclopédie Wikipédia, la base de données OpenStreetMap, ou encore les plans en libre accès d’Arduino et de l’Atelier Paysan. Malgré leur apparente diversité, ces communs numériques et les communautés qui en prennent soin ne sont pas des îlots de partage, sympathiques mais marginaux, dans un océan marchant de relations d’exploitation. Ils représentent des espaces d’autonomie à partir desquels peut se penser et se structurer une société post-capitaliste profondément démocratique.

« Les communs numériques représentent des espaces d’autonomie à partir desquels peut se penser et se structurer une société post-capitaliste profondément démocratique »

Ainsi, face au capitalisme numérique marchant et prédateur, les communs numériques sont le socle d’une économie numérique, sociale et coopérative. D’un côté, la plateforme de covoiturage Blablacar, une entreprise côté en bourse qui occupe une position dominante sur le secteur, prend des commissions pouvant aller jusqu’à 30% des transactions entre ses « clients ». De l’autre, la plateforme Mobicoop, structurée en SCIC (société coopérative d’intérêt collectif), offre un service libre d’usage à ses utilisateurs, en faisant reposer son coût de fonctionnement sur les entreprises et les collectivités territoriales souhaitant offrir un service de covoiturage à leurs salariés et leurs habitants.

Face à des services web contrôlés par des acteurs privés, les communs numériques offrent des modèles de gouvernance partagée et démocratique de l’espace public. D’un côté, Twitter et Facebook exploitent les données privées de leurs usagers tout en gardant le pouvoir de décider unilatéralement de fermer des comptes ou des groupes. De l’autre, les réseaux sociaux comme Mastodon et Mobilizon, libres de publicités, offrent la possibilité aux utilisateurs de créer leurs propres instances et d’en garder le contrôle.

Face à un Internet où les interactions se font toujours plus superficielles, les communs numériques permettent de retisser du lien social en étant à la fois produits, gouvernés et utilisés pour être au service de besoins citoyens. Pendant la pandémie de Covid19, face à la pénurie de matériel médical, des collectifs d’ingénieurs ont spontanément collaboré en ligne pour concevoir des modèles numériques de fabrication de visières qu’ils ont mis à disposition de tous. Près de deux millions de pièces ont ainsi pu être produites en France par des fablab à travers le territoire. Ce qui dessine, par ailleurs, une nouvelle forme de production post-capitaliste et écologique qualifiée de « cosmolocalisme » : coopérer globalement en ligne pour construire des plans d’objets, et les fabriquer localement de manière décentralisée.

Et il ne faut pas croire que les collectifs qui prennent soin des communs numériques troquent leur efficacité économique et technique pour leurs valeurs. D’après la récente étude de la Commission relative à l’incidence des solutions logicielles et matérielles libres sur l’indépendance technologique, la compétitivité et l’innovation dans l’économie de l’UE, les investissements dans les solutions à code source ouvert affichent des rendements en moyenne quatre fois plus élevés. Si l’Open source doit intégrer une gouvernance partagée pour s’inscrire réellement dans une logique de commun, il fournit la preuve que l’innovation ouverte et la coopération recèlent d’un potentiel productif supérieur aux organisations fermées et privatives [1].

Voilà pourquoi nous pensons que les acteurs publics territoriaux, nationaux et européens doivent protéger et soutenir le développement de communs numériques. Ils doivent faire de la France un pays d’accueil des communs numériques, soutenant leur mode de production contributive et leur modèle d’innovation ouverte qui ont fait leurs preuves d’efficacité face au modèle privatif. Ils doivent favoriser les infrastructures de coopération et la levée des brevets qui ont permis au mouvement des makers de produire avec une forte rapidité et résilience des objets sanitaires dont les hôpitaux français manquaient. Ils doivent s’inspirer de leur gouvernance partagée entre producteurs et usagers pour rendre le fonctionnement des administrations elles-mêmes plus démocratique. Ils doivent s’appuyer sur eux pour penser la transition écologique du secteur numérique.

Avec le Collectif pour une société des communs, nous sommes convaincus que les communs en général, et les communs numériques en particulier, sont les ferments d’un projet de société coopérative, désirable et soutenable. Nous nous adressons aux acteurs publics en leur proposant des mesures applicables. Voici un aperçu des mesures pro-communs numériques que les nouveaux député.e.s de l’Assemblée nationale pourraient mettre en place.

« Voici un aperçu des mesures pro-communs numériques que les député.e.s du Parlement renouvelé pourraient mettre en place »

Pour commencer, la France et l’Europe doivent lancer une politique industrielle ambitieuse pour développer massivement l’économie de la production numérique ouverte, contributive et coopérative. Les organismes publics commencent à montrer des signes dans cette direction. Mais il faut aller plus vite et taper plus fort pour être en mesure de transformer en profondeur les régimes de production capitalistes et les habitudes d’usages associés de l’économie numérique. Nous proposons la création d’une « Fondation européenne des communs numériques » dotée de 10 milliards par an. Elle aurait un double objectif d’amorçage et de pérennisation dans le temps des communs numériques considérés comme centraux pour la souveraineté des internautes, des entreprises et des États européens qui auraient la charge de la financer. Il s’agirait à la fois de logiciels (open source), de contenus (open content) et de plans (open design). Cette fondation aurait une gouvernance partagée, entre administrations publiques, entreprises numériques, associations d’internautes et collectifs porteurs de projets de communs numériques, avec un pouvoir majoritaire accordé à ces deux derniers collèges.

Ensuite, la France et l’Europe doivent devenir des partenaires importants de communs numériques pour transformer le mode de fonctionnement de leurs administrations. Depuis quelques années, l’Union européenne avance une stratégie en matière d’ouverture de ses logiciels et la France s’est doté d’un « Plan d’action logiciels libres et communs numériques  » allant dans le même sens. Mais ces avancées, à saluer, doivent être poursuivies et renforcées pour aboutir à un réel État-partenaire des communs numériques. Les administrations doivent se doter de politiques de contribution aux communs numériques. Dans certains cas, elles pourraient créer des outils administratifs pour normaliser les partenariats « public-communs ». Ainsi, les agents de l’IGN pourraient contribuer et collaborer avec OpenStreetMap dans certains projets cartographiques d’intérêt général, à l’occasion de catastrophes naturelles par exemple. Enfin, les administrations devraient être des heavy-users et des clients importants des services associés aux communs numériques. La mairie de Barcelone est le client principal de la plateforme de démocratie participative Decidim et finance le développement de fonctionnalités dont profitent toutes les autres administrations moins dotées. Les institutions publiques devraient également modifier leur politique de marché public en privilégiant aux « appels à projets » chronophages, les « appels à communs » incitant les potentiels répondants à coopérer entre eux.

Pour finir, la France devrait « communaliser » l’infrastructure physique du monde numérique. Elle pourrait notamment créer des mécanismes incitatifs et un fonds de soutien aux fournisseurs d’accès à Internet indépendants ayant des objectifs écologiques afin de les aider à se créer ou se structurer. Nous pensons par exemple au collectif des Chatons qui participe à la décentralisation d’Internet, le rendant plus résilient, tout en permettant à des associations locales de bénéficier de leur infrastructure numérique et ainsi de préserver leur autonomie. La France pourrait enfin aider l’inclusion des associations citoyennes, notamment environnementales, dans la gouvernance des datacenters et autres infrastructures numériques territorialisées, dont le coût écologique s’avère de plus en plus élevé.

Collectif pour une société des commun, https://societedescommuns.com/

PS : Ces propositions se trouvent dans le livret « Regagner notre souveraineté numérique par les communs numériques ». Elles vont être affinés dans le temps. Le Collectif pour une société des communs organise le samedi 24 septembre une journée de travail qui leur est dédiée avec des acteurs publics, des praticiens et des chercheurs. Si vous souhaitez y participer, écrivez-nous à societedescommuns@protonmail.com.

[1] Benkler Y., 2011, The Penguin and the Leviathan: How Cooperation Triumphs over Self-Interest, 1 edition, New York, Crown Business, 272 p.

Les communs numériques