![Informatique : Yves Bertrand élu président de la SIF, le conseil d'administration...](https://cdn.statically.io/img/www.aefinfo.fr/assets/medias/documents/4/8/481007_prv.jpeg)
Février 2021… c’est en ce début d’année frappée comme la précédente du sceau de la pandémie mondiale, et entre deux périodes de confinement, que j’ai eu le plaisir et l’honneur de succéder à Colin de la Higuera, Jean-Marc Petit et Pierre Paradinas à la présidence de la Société informatique de France (SIF).
L’histoire de certaines sociétés savantes s’inscrit dans un temps long : par exemple, les Sociétés physique, mathématique, chimique de France sont respectivement nées en 1873, 1872 et en 1857, et les disciplines qui les fondent sont au minimum multi-séculaires. Une vision positive de ces sociétés suggère qu’elles naquirent à une époque où les disciplines qui les portent avaient déjà acquis une certaine forme d’indépendance, de visibilité, de reconnaissance en tant que telles dans la société, et vis-à-vis des autres disciplines en particulier.
En serait-il de même pour l’informatique et la Société informatique de France ? Soyons optimistes : gageons que oui. La SIF n’aura que 10 ans en 2022.
Le premier texte du Conseil Scientifique de la SIF : L’informatique : la science au cœur du numérique, est publié dans binaire. Si vous souhaitez comprendre ce qu’est réellement cette science et cette technologie, lisez ce texte, qui devrait tenir lieu de prolégomène à toute initiation à l’informatique. Parions que, même si son propos a maintenant près de 10 ans, les définitions de l’informatique qu’il propose resteront pour longtemps.
Cette époque qui voit la naissance de la SIF est également celle de la rédaction du rapport de l’Académie des sciences paru en mai 2013 sur l’enseignement de l’informatique en France. La plupart des attentes qu’il exprimait pour l’enseignement de l’informatique dans le secondaire peuvent être considérées comme satisfaites. En effet, depuis 2019, l’enseignement « Sciences numériques et technologies » (SNT) est suivi par tous les élèves de seconde générale. La réforme du baccalauréat, parmi ses 13 spécialités, inclut « Numérique et sciences informatiques » (NSI) au même niveau et volume horaire que les autres spécialités, notamment scientifiques. Début 2019, le CAPES du même nom est créé. En 2020, naissent 26 classes préparatoires « Mathématiques, physique, ingénierie et informatique » (MP2I) qui ouvrent en 2021. Et, point d’orgue aux yeux de certains pour la reconnaissance d’une discipline, Jean-Michel Blanquer annonce la création de l’agrégation d’informatique le 9 mars 2021. N’en jetez plus !
Mes prédécesseurs et leurs équipes, les membres du conseil d’administration et du conseil scientifique de la SIF, et nombre de ses adhérents peuvent se féliciter à juste titre de ces avancées majeures pour l’informatique : ils ont œuvré sans relâche, et certains d’entre eux depuis plusieurs décennies (voir l’article de J. Baudé dans Binaire, 30 novembre 2021), pour qu’elles voient le jour. Ils ont pu s’appuyer sur le travail de nombreux enseignants du second degré et n’ont compté ni leur temps ni leur énergie pour se former à l’informatique puis pour l’enseigner au lycée à chaque fois que l’institution leur en a laissé l’opportunité.
Le paysage de l’informatique s’est enrichi avec des sites comme Interstices, la revue 1024, le programme de formation Class’Code, la Fondation Blaise Pascal, Software Heritage, etc.
Et maintenant ? Le travail de la SIF serait-il achevé ? Les combats qu’elle mène seraient-ils sans objet ? Que nenni. Pour l’agrégation 2022, seuls 20 postes sur les 2620 disponibles sont dévolus à l’informatique. Même si les effectifs de la spécialité « NSI » du lycée semblent prometteurs et en hausse d’une année à l’autre, ils demeurent confidentiels par rapport aux autres spécialités scientifiques. Et cette spécialité n’attire que 13% de filles. En terminale, elles ne sont plus qu’environ 2500 à la suivre sur toute la France. Le contenu effectif de l’enseignement SNT fait débat, pour le moins. Le second « i » de « MPII » devra faire du chemin en termes de volume horaire et de visibilité pour devenir un « i » réellement majuscule.
En un mot, en formation, l’informatique vient d’acquérir plusieurs lettres de noblesse. Mais ces lettres sont pour l’heure écrites d’un trait politique hésitant, et d’une encre bien loin de conférer à l’informatique le triple statut de science, de technique et d’industrie, comme celui qui caractérise par exemple la chimie sans que cela fasse débat. Tant est fait depuis quelques années en termes institutionnels, mais tout reste à faire…
En effet :
– l’informatique se heurte d’abord à un souci d’appellation. Elle est tour à tour confondue, remplacée par de faux synonymes, tels que « numérique » (ou, pire, « digital »), « information », « TIC », ou associée, rarement avec bonheur, à ces mêmes vocables ;
– d’une part, le caractère de discipline scientifique à part entière de l’informatique est contesté par de nombreux scientifiques, d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes ignorants d’une science bien plus jeune que celle qu’ils pratiquent. Il est d’autre part largement méconnu du grand public qui confond en toute bonne foi la discipline avec les objets matériels qui la réifient et les usages qui envahissent le quotidien ;
– non seulement la part des femmes dans les formations et les métiers en informatique est dramatiquement bas, mais depuis 30 ans au moins aucune initiative en faveur de la féminisation de notre secteur ne semble porter ses fruits.
En formation, la spécialité « NSI » reste à ouvrir, au bon vouloir des politiques publiques nationale et académiques, dans la moitié des lycées généraux. Les générations de capésiens et d’agrégés restent à former et à recruter, en harmonie avec les enseignants déjà en charge de l’informatique au lycée. Mais surtout, l’effort d’information et de communication doit se porter bien en amont du lycée, là où les stéréotypes de genre peuvent encore se déconstruire : dès l’école primaire, et vis-à-vis du grand public et des familles.
Cet effort peut se traduire par des actions de médiation scientifique en informatique visant à expliciter en termes accessibles à tous ce que cachent des termes utilisés inconsidérément comme « intelligence artificielle », « big data », « algorithmes », « numérique » qui ont en commun d’être aussi largement répandus que méconnus quant à leur acception précise. L’informatique « débranchée », ou sans ordinateur, peut faire merveille chez les plus jeunes, et le corps enseignant fourmille de vrais talents en matière de médiation. Le rôle de la SIF est de promouvoir et de mener de telles actions, en particulier avec la fondation Blaise Pascal dont le rôle est de financer des projets de médiation en mathématiques et en informatique. Il est aussi primordial de faire preuve d’ouverture en collaborant avec les sociétés savantes d’autres disciplines dont certaines sont rompues depuis longtemps à la médiation scientifique de haute qualité.
Mais la SIF ne doit ni ne peut limiter son action à la formation et à la médiation, aussi importants ces champs soient-ils. Elle a le devoir d’éclairer le citoyen, l’usager et le décideur sur les impacts sociétaux des usages positifs ou négatifs de l’informatique tant ces impacts sont majeurs dans la plupart des activités humaines. Sommes-nous, informaticiennes et informaticiens, des professionnels de ces impacts sociétaux ? Assurément non. Mais nous sommes producteurs des « algorithmes » qui semblent aussi magiques qu’ils sont obscurs aux non-informaticien(ne)s, des logiciels qui en découlent, des « intelligences artificielles » qui traitent des « datas », plus abstruses encore. C’est pourquoi nous nous devons d’expliquer inlassablement ce que fait ou ne fait pas un algorithme, un logiciel, comment agissent les paramètres qui modifient son comportement, quelles sont leur puissance et leurs limites, et comprendre le plus objectivement qu’il nous sera possible le champ sociétal impacté pour expliciter son entrelacement avec l’informatique.
En particulier, à l’heure ou le politique s’empare des concepts informatiques à la mode pour s’ériger en contempteur ou thuriféraire de telle ou telle évolution sociétale, comme s’il venait à l’esprit d’un juriste de s’emparer de l’art de concevoir et fabriquer des couteaux en tant qu’argutie pour ou contre la peine de mort, la SIF se doit non pas de prendre parti pour ou contre telle option de société, mais de démythifier l’informatique pour la démystifier, déconstruire pour le citoyen, l’usager, le décideur et au besoin contre le politique quand ce dernier oscille entre raccourci abusif et contrevérité patente, afin qu’en conscience parce qu’en connaissance, il recouvre la possibilité de statuer sur l’usage qu’il en fera. Le devoir d’éclairer de façon non partisane de celles et ceux qui « font » l’informatique est grand : contrairement à l’usager du couteau qui peut légitimement se targuer d’une compréhension « objective » de ce à quoi il peut servir parce qu’il y a un accès tactile et visuel « direct », l’usager de l’informatique n’a aucun accès direct à un logiciel, et moins encore aux algorithmes qui le sous-tendent, tant ils sont immatériels et complexes.
Les souverainetés numériques de l’État, de l’entreprise, du citoyen (peut-on être souverain sans être souverainiste ?), la protection des données (quelles données protège-t-on de qui / quoi, pour qui / pourquoi ?), le climat, l’écologie, l’énergie (l’informatique peut-elle prétendre à un bilan carbone neutre ?), l’orientation scolaire (Parcoursup est-il soluble dans le parti socialiste ?), le vote électronique (est-il définitivement non sécurisable ?) : ce ne sont que quelques-unes des innombrables questions de société dont la SIF, en collaboration avec l’ensemble de ceux qui font l’informatique et notamment les industries et leurs représentants, doit s’emparer. Avec pour unique souci de déconstruire pour faire comprendre, d’expliquer pour maîtriser, de diffuser pour permettre aux libertés individuelles et collectives de s’exercer plus et mieux quant à l’usage d’une science et des technologies qu’elle engendre.
Si sous la houlette de mes prédécesseurs et de la mienne, la SIF a pu et peut s’enorgueillir dans les domaines précités d’avancées dont on pourra un jour affirmer qu’elles ont fait progresser – même très peu – le libre-arbitre, le vivre-ensemble de celles et ceux qui sont impactés par l’informatique en ayant fait progresser leur connaissance de ce domaine, nous pourrons alors, immodestement sans doute, conjecturer que nos efforts n’auront pas été totalement vains.
Yves Bertrand, président de la SIF.