Chroniques numériques & éthiques du Mag La Recherche

Binaire est un magazine volontairement web et gratuit, en creative commons. Nous avons la culture du partage et nous aimons tout particuli��rement quand d’autres médias se livrent avec talent au travail de médiation scientifique dans les domaines de l’informatique et du numérique comme le fait La Recherche.

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La Recherche a eu l’excellente idée de publier en accès libre sur son site  l’intégralité des chroniques mensuelles de trois informaticiens :  la chronique numérique de Serge Abiteboul et Gérard Berry et la chronique éthique de Jean-Gabriel Ganascia.

Pour vous donner quelques idées de lecture, nous avons listés les parutions de l’année 2019 mais nous vous invitons à aller explorer chaque rubrique pour lire ou relire aussi les chroniques des années précédentes.

Chronique numérique de Serge Abiteboul et Gérard Berry

  • Il signe d’un R qui veut dire… Robot  (S. A.)
  • Programmer vite versus programmer juste (G. B.)
  • La robotique d’hier et de demain, (S. A.)
  • Quand l’ignorance devient une force (S. A.)
  • Gérer ses mots de passe : la fin du calvaire (G. B.)
  • Ouvrez, ouvrez la cage aux données (S. A. )
  • Mais pourquoi les logiciels sont-ils si gros ?  (S. A.)
  • La simulation, un paradis pour l’imagination (G. B.)

Chronique éthique de Jean-Gabriel Ganascia

  • L’injustice épistémique, une allégation légitime ?
  • Lire nos désirs dans nos pensées
  • Dignité l’être humain : un concept bien confus
  • L’empire des données, théâtre de conflits moraux
  • Les zones d’ombre du consentement éclairé
  • Le rapport européen sur l’usage de l’IA laisse sur sa faim
  • Bébés génétiquement modifiés : le premier round
  • La légende du piratage des implants mnésiques

Marie-Agnès Enard, pour Binaire

Le jeu de 7 familles de l’informatique

Maxime Amblard nous présente un projet porté par interstices.info, avec le soutien d’Inria, de la fondation Blaise Pascal, de la SIF et de l’Université de Lorraine : un jeu de 7 familles pour entrer dans les sciences de l’informatique. Tamara Rezk

Construire une histoire de l’informatique n’est pas chose aisée. Si certaines figures comme Alan Turing se sont médiatiquement imposées ces dernières années, d’autres personnalités marquantes ont plus de difficulté à se faire connaître du grand public. On pense par exemple à Claude Shannon qui avait pourtant une pensée suffisamment originale pour accrocher tout un chacun. Quoi de plus amusant que de se lancer dans l’explication de la machine dont la seule fonction est d’appuyer sur le bouton qui l’éteint.

Une discipline scientifique, même jeune, a besoin de poser des jalons que sont ces grandes figures afin de se définir. Il suffit de demander aux spécialistes d’expliquer ce qu’est l’informatique pour constater que chacun parle depuis un point de vue très singulier. Et cela se complexifie si on intègre la question des relations entre informatique, numérique, mathématiques, ingénierie…

Et pourtant l’informatique c’est bien tout cela.

Nous avons rassemblé 42 grandes figures de la science sous la forme d’un jeu de sept familles. Le jeu est évidemment un prétexte pour appréhender de manière ludique l’histoire de l’informatique. Le principe a été de susciter des discussions dans un groupe d’une dizaine de personnes afin de trouver un équilibre pour former une photographie générale d’une vision de l’informatique. Bien évidemment, les 42 cartes ne permettent pas d’intégrer toutes les thématiques majeures, ni de faire la place à tous les grands noms. Nous nous sommes donc imposés des contraintes d’équilibre, entre les grands anciens et les modernes, la représentation des femmes (sans qu’elle ne soit artificielle), la diversité des thématiques (en les limitant à 7), ancrer une école française dans un panorama international (ne se limitant pas aux États-Unis). Bref, après de nombreuses heures de discussions, nous avons constitué cette proposition.

Chaque famille reprend une thématique particulière, des algorithmes et la programmation à l’intelligence artificielle, en passant par les composants et les machines. Ce jeu a été pensé comme une porte pour entrer dans la complexité de l’informatique qui s’inscrit comme une science. De nombreux éléments sont disséminés pour servir de passerelle tant pour la découverte du binaire, que la spécificité de chaque personnalité au travers d’un objet qui l’accompagne. Vous penserez qu’il n’est pas donné à tout le monde de connaître tous ces scientifiques, ce qui est vrai. Nous avons accompagné le jeu d’une notice reprenant de manière accessible (nous l’espérons) et condensée les faits marquants de chacune des personnalités afin de comprendre pourquoi elle a été introduite dans le jeu.

Le projet a été porté par interstices.info, avec le soutien d’Inria, de la fondation Blaise Pascal, de la SIF et de l’Université de Lorraine. Le graphisme a été réalisé par un tout jeune dessinateur (Triton Mosquito) qui a eu à cœur de rendre hommage à chaque personnalité. Une première impression a été diffusée auprès des enseignants du secondaire volontaires.

Ce jeu de 7 familles est donc un support pour entrer dans les sciences de l’informatique, tant au travers de son évolution dans le temps qu’en fouillant une thématique particulière. Il est tout aussi bien utilisable en primaire (expérience à faire) qu’au lycée (n’hésitez pas à utiliser les cartes pour réaliser le fameux tour de magie de Marie Duflot).

Alors pour animer vos soirées et vous préparer aux nouveaux programmes sur l’informatique au lycée, n’hésitez pas, découvrez le jeu de 7 familles de l’informatique !

Et si vous êtes vraiment joueurs, découvrez notre quizz sur les personnalités du jeu

Maxime Amblard
Université de Lorraine

Liberté d’expression : le dilemme des réseaux sociaux

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Le Web et les réseaux sociaux offrent une liberté de parole qui ne va pas sans dérives. Comment les réguler quand les valeurs et les codes diffèrent selon les pays ? Les questions posées par les tentatives de réguler le Web et les réseaux sociaux actualisent un vieux dilemme éthique : nous chérissons le fait de nous exprimer librement, ainsi que celui de vivre en paix, sans être injuriés, harcelés, menacés ou manipulés. Que faire quand ces valeurs entrent en conflit ?

Lire la suite de l’article de Gilles Dowek sur Réforme.

 

Il était une fois les algorithmes

Aurélie Jean a obtenu un doctorat en sciences des matériaux et mécanique numérique de Mines ParisTech. Elle est passée, entre autres, par l’Université d’État de Pennsylvanie, le MIT et Bloomberg et s’est découverte informaticienne. Aujourd’hui, elle vit et travaille entre les États-Unis et la France, où elle réfléchit au sens de l’informatique et du numérique et c’est aussi pour cela que Binaire a envie de la lire. Serge Abiteboul
Aurélie Jean, crédit : Géraldine Aresteanu

Algorithme, ce mot étrange qu’on met souvent un certain temps à orthographier correctement, possède une histoire particulière pour ne pas dire magique. À notre plus grande surprise ce terme, assurément tendance en ce début de XXIe siècle, a une histoire de plus de 2000 ans ! Un retour dans le passé s’impose pour mieux comprendre les mécanismes de cet objet mathématique et les enjeux contemporains qui l’accompagnent.

Même si la morphologie du mot laisse entrevoir des origines étymologiques grecques, c’est surprenamment en Perse qu’il faut aller chercher ses racines. Pas question ici de rythme, c’est le mathématicien Perse du IXe siècle Al-Khwârizmî créateur de l’algèbre moderne, qui donne son nom latinisé Algorithmi à cette entité. Néanmoins, c’est bien en Grèce antique qu’on fonde les premiers principes algorithmiques qui traduisent la définition générique d’un algorithme : une séquence d’opérations hiérarchisées reposant sur une certaine logique, qui permettent de résoudre un problème. L’un des grands maîtres de la logique, Euclid fonde, avec son œuvre Les Éléments, les outils et les principes logiques de résolution. Encore aujourd’hui, l’un des grands principes algorithmiques couramment utilisé est le fameux Diviser pour Régner, utilisé dans l’algorithme dit d’Euclide, qui permet l’exécution accélérée d’une tâche par la résolution (plus rapide) de sous-problèmes qui la composent. Cette approche est par exemple fortement utilisée dans les méthodes de tri, où des tris d’ensembles plus petits suivis de leurs fusions permet de diminuer le nombre de comparaisons finalement effectuées pour ordonner l’ensemble de départ.

Historiquement, quand on écrit un algorithme, on cherche à minimiser le nombre d’opérations réalisées afin qu’il soit rapide, pour qu’il puisse fournir la solution parfaite dans un temps raisonnable. Dans certains cas, un compromis peut être décidé afin d’accélérer encore davantage le temps de résolution en permettant à l’algorithme d’approximer la solution. On parle de complexité en temps pour décrire l’évolution du nombre d’opérations en fonction de la taille des données d’entrée du problème. On imagine facilement que trier un panier de 100 pommes prendra bien plus que 20 fois plus de temps que de trier un panier de 5 pommes ; la complexité n’est pas linéaire !

Martin Saive, Cartoonbase

Depuis le XXe siècle et le développement de l’ordinateur, les algorithmes se sont découverts une seconde vie. Une légende computationnelle vient s’ajouter à l’histoire algorithmique traditionnelle. Voici que sont nées les sciences informatiques. Alors que les algorithmes créés et utilisés depuis Euclid et Al-Khwârizmî ont été pensés pour être utilisés “à la main”, leurs descendants contemporains ont vocation à être résolus par des processeurs électroniques. Pour cela, l’algorithme est traduit en un langage compréhensible par l’ordinateur, sous forme de programme informatique. On parle également de code. À nos cerveaux biologiques, se substituent des cerveaux de silicium, ce qui nous fait entrer l’algorithmique dans un nouveau paradigme. Nous continuons de penser et d’écrire ces algorithmes par nos efforts intellectuels humains mais nous laissons à la machine la tâche d’exécution. En plus des considérations de rapidité (en termes de nombre d’opérations), on considère également à présent la quantité de mémoire utilisée par l’ordinateur pour stocker des données en cours de calcul. On parle de complexité algorithmique en espace. Là encore un équilibre ingénieusement pensé, peut permettre d’accélérer l’algorithme en stockant davantage de données en cours d’exécution pour éviter de les recalculer si nécessaire.

L’arrivée des calculs numériques voit également l’émergence de nouveaux types d’algorithmes comme les algorithmes apprenants. En effet, on peut classer les algorithmes en deux ensembles. D’une part les algorithmes explicites traditionnellement développés, sont définis précisément par nous, les concepteurs. Les équations, les conditions logiques, ainsi que les hypothèses sont écrites explicitement ; et les paramètres sont éventuellement calibrés sur des données choisies. D’autre part, on trouve les algorithmes implicites, provenant des techniques d’apprentissage, dont les caractéristiques (qu’on appelle scientifiquement les invariants) sont décrites en grande partie implicitement en cours d’apprentissage sur des données largement choisies. On comprend alors les enjeux dans le choix des données de calibration et d’entraînement, pour construire un algorithme qui fournit une réponse juste et non biaisée. Une mauvaise représentativité statistique dans les données, dans la taille et la source de l’échantillon, peut conduire à un algorithme fournissant un résultat faussé.

Dans le futur, nous continuerons à faire évoluer les algorithmes, en optimisant encore davantage leurs complexités, en accompagnant les transformations des machines, ou encore l’arrivée de nouvelles logiques telle que la logique quantique.

Aujourd’hui, nous observons une réduction des échelles de temps aussi bien pour les découvertes scientifiques que pour les innovations technologiques. Cela devrait nous encourager encore plus qu’avant à prendre du recul, à nous inscrire et à réfléchir dans les temps longs. Toutes les sciences ont une histoire, même les sciences informatiques… donc pensons l’algorithmique dans la durée, et longue vie aux algorithmes !

Aurélie Jean, @Aurelie_JEAN

Dialogue technologique, dialogue social

Un nouvel « Entretien autour de l’informatique » : Thiébaut Weber, syndicaliste CFDT et ancien militant ��tudiant. Il a été  secrétaire confédéral de la Confédération Européenne des Syndicats entre 2015 et mai 2019. Il s’intéresse à la numérisation, aux nouvelles formes de travail et aux plateformes en ligne.
Cet article est publié en collaboration avec The Conversation.
Thiébaut Weber

B : pourrais-tu nous parler de ton parcours ?
J’ai été syndicaliste étudiant, Président de la FAGE. Je n’ai pas terminé mes études : la CFDT m’a proposé de prendre des responsabilités syndicales. Je viens de finir un mandat de quatre ans à la Confédération Européenne des Syndicats, à Bruxelles. Cette confédération regroupe les principaux syndicats européens, pour agir sur les politiques européennes sur l’emploi et le social, représenter les travailleurs et mener des réflexions avec l’Institut syndical Européen (ETUI) sur les enjeux liés à l’avenir du travail. Nous nous intéressons évidemment aux transformations du travail par l’informatique, et aux relations entre les humains et les machines. J’ai aussi fait partie d’un groupe d’experts européens sur l’IA où j’étais le seul syndicaliste. Si je n’ai pas personnellement suivi de cursus scientifique en informatique, je me suis formé sur le tas notamment au contact d’amis et d’experts. Je vais maintenant intégrer la Délégation Interministérielle sur la Prévention et Lutte contre la Pauvreté, où je compte m’investir notamment sur la pauvreté des jeunes.

B : le monde numérique transforme la société. Quels sont les vrais enjeux ?
L’enjeu peut-être le plus important est celui de formation citoyenne et de l’éducation populaire pour devenir citoyen et salarié dans un monde numérique. Nous sommes à un moment clé où nous pouvons encore définir quel cadre nous souhaitons pour la collaboration entre l’humain et la machine. Actuellement, les débats portent souvent sur des sujets qui tiennent de science-fiction et pas assez autour des vraies questions comme par exemple : dans quelle mesure voulons-nous utiliser les nouvelles technologies pour améliorer notre cadre de travail ou comment pouvons-nous protéger les données de chacun au-delà du RGPD. Ce sont de vrais enjeux sociétaux et il faut faire évoluer la formation syndicale pour être prêt à mener un dialogue qui n’est pas seulement social mais également technologique.

Par exemple, les systèmes d’intelligence artificielle (IA) utilisés sur les lieux de travail doivent être irréprochables en matière de protection de la dignité humaine, de la sécurité. Pour cela, il faut établir un dialogue dès la conception de ces systèmes pour échanger sur toutes les facettes de leurs déploiements sur des lieux de travail. Prenez un bâtiment dans une usine chimique, on branche un système avec des caméras pour localiser en permanence les matières dangereuses ; cela ne doit pas servir de manière exagérée à surveiller les travailleurs. On veut une IA éthique, une IA fiable, explicable, et digne de confiance, acceptable par tous. Les syndicats doivent participer depuis la conception de tels systèmes. Les syndicalistes doivent donc être formés pour pouvoir participer aux discussions entourant les utilisations de tels systèmes.

Pour prendre un autre exemple, les données produites par les travailleurs, qu’est-ce qui en est fait ? Une fois qu’elles ont été utilisées au profit d’un service particulier, que deviennent-elles ? L’employeur a, dans une certaine mesure, un droit d’utiliser ces données pour la supervision du travail effectué mais cette utilisation doit être proportionnée, rester dans certaines limites. Il faut que l’on puisse contrôler à quoi elles servent. C’est à ce prix que l’utilisation des données devient acceptable par les travailleurs, que la confiance s’établit.

Abysmal / Void. Ars Electronica, Robert Bauernhansl

B : dans ce cadre, la formation des employés est essentielle.
Évidemment et ce n’est pas encore assez un sujet dans l’entreprise. On a besoin d’éducation à l’informatique pour nos citoyens, de formation continue dans l’entreprise. Par exemple, dans la formation professionnelle, on a besoin de formation sur l’utilisation des données, les enjeux de la collaboration humain-machine. On doit, en dialogue avec les scientifiques, proposer de nouvelles formations pour une utilisation de ces technologies qui garantisse la compétitivité de nos entreprises, bien sûr, mais aussi au service de l’amélioration des conditions de travail.

C’est un beau sujet que les partenaires sociaux devraient s’approprier dans les années à venir. Le dialogue social en France est un peu au point mort. La formation au numérique pourrait être un sujet pour le relancer en préparant la France aux enjeux de demain. Ça paraît abstrait, mais c’est très concret : pour aller vers des entreprises performantes et où il fera bon travailler, cela passe par la formation aux nouvelles technologies dans les entreprises.

B : quid de la disparition des métiers, et l’apparition des nouveaux métiers ?
Nous avons déjà traversé trois révolutions industrielles. Cela continue avec l’informatique et l’intelligence artificielle. Il y a un consensus scientifique autour du chiffre de 10% des emplois qui devraient disparaître, mais pas de visibilité sur les nouveaux emplois qui pourraient être créés. Pour moi, l’enjeu premier, c’est l’évolution des métiers. D’abord, dans leur contenu : des tâches simples d’interprétation et d’aide à la prise de décision seront demain prises par des machines. Ensuite tout dépend de choix au niveau de l’entreprise. Par exemple, prenons le secteur de l’assurance, les déclarations de sinistres, actuellement traitées par des humains. Si demain elles sont traitées par OCR, l’entreprise peut en profiter pour faire un plan massif de licenciement. Elle peut aussi choisir de mettre en place un plan formation de ses employés remplacés par des logiciels pour les former au conseil en assurance. Il faut donc des acteurs conscients, éclairés des enjeux technologiques pour faire le bon choix. Un mauvais choix peut être catastrophique pour l’entreprise. Une automatisation irréfléchie en plus d’être catastrophique pour les emplois peut aussi résulter, on s’en rend compte de plus en plus, en des dégradations de la qualité des services ou des produits.

B : les syndicats sont là pour accompagner les transformations du travail. Est-ce qu’ils sont prêts à cela ?
Le syndicalisme a toujours été beaucoup plus à l’aise avec les grands collectifs de travail qu’avec les plus petites entités. On assiste aujourd’hui à une forme de balkanisation du travail, d’explosion des unités. Il y a de plus en plus de petites entreprises, de travailleurs indépendants, et cela ne favorise pas le travail syndical. Comment proposer l’outil syndical à des travailleurs qui sont isolés et donc plus vulnérables aux risques d’exploitation et de précarité ? Les syndicats ne sont pas organisés pour ces nouveaux défis. Dans les entreprises classiques avec des structures syndicales appropriées, les syndicalistes peuvent se former à ces nouvelles technologiques. Il leur faut investir ces nouveaux sujets dans les grandes structures, les grandes administrations, la santé et l’hôpital par exemple, commencer par là. Et de là cela pourra se généraliser à toutes les entreprises.

A l’autre bout du spectre, prenons l’exemple des chauffeurs de VTC comme Uber. Des syndicats se sont implantés. Un chauffeur, militant syndical, a beaucoup de difficultés à entrer dans un dialogue social classique avec la plateforme. Il a besoin par exemple de savoir comment l’algorithme attribue des courses ou non. Mais il y a absence d’explicabilité, de transparence. Des chauffeurs syndiqués disent avoir observé un certain ralentissement des courses qui leur sont attribuées. Comment un chauffeur peut-il prouver qu’il a subi une discrimination syndicale par l’algorithme d’allocation de courses ? Si un juge s’y intéresse, il devra demander à des experts qui devront avoir accès au code, aux données, tester l’algorithme… Il n’y a pas de législation qui protège ces chauffeurs, ni même de moyen de vérifier ce que les plateformes font.

B : crois-tu qu’il y ait une place pour l’Europe dans le domaine de l’IA ?
Comment l’Europe peut-elle se placer pour revenir dans la bataille mondiale de l’IA ? En Europe, il y a une forte demande sociale pour que les pouvoirs publics soient protecteurs en ce qui concerne l’IA. Il y a beaucoup de craintes, fondées ou non autour du développement de l’IA. Comment peut-on répondre aux enjeux sociaux, aux enjeux de protection, de sécurité des citoyens, notamment en matière de données et de confiance ?

Nous avons travaillé sur ce sujet au sein du groupe européen d’experts sur l’IA mis en place par la Commission européenne. Nous avons produit deux documents, l’un sur la notion de confiance et l’éthique, l’autre sur les politiques et les investissements. Nous avons développé une idée forte dans ces documents : l’Europe peut l’emporter à travers l’IA de confiance. Beaucoup de produits et de services européens sont reconnus aujourd’hui pour leur qualité, leur fiabilité. C’est par exemple le cas pour les voitures produites en Europe. C’est là que nous pouvons trouver un créneau. Prenez les enjeux autour de l’IA : robustesse et fiabilité technique, mais aussi confiance et fiabilité éthique. Confiance dans la manière dont les logiciels ont été conçus, dont ils traitent nos données, sont transparents pour expliquer le comportement d’une machine. C’est la vision qui a été développée par le groupe. C’est surtout dans ce domaine que l’Europe peut avoir une avance. Pour cela, il nous faut unir nos forces, renforcer les coopérations scientifiques, avoir davantage de projets de recherche européens sur ces sujets. Il nous faut développer une politique européenne de l’IA.

Il faut aussi mettre à jour nos législations, par exemple sur les discriminations. Actuellement la législation se place sur des terrains connus comme la religion, l’âge, le genre, le couleur de peau… Quid de biais éventuellement introduits par la machine dans des terrains inconnus, que l’on ne connaît pas encore ? Le même problème se pose pour la directive européenne sur la responsabilité autour des produits. Il va falloir la revoir en tenant compte des systèmes auto-apprenants. L’Europe peut être un vecteur de progrès, comme pour la RGPD. Le RGPD, ce n’est pas parfait, on voit déjà des contournements, mais l’Europe a donné le ton, et on réalise que la protection des données ne tue pas l’innovation. Demain l’Europe peut aller plus loin dans cette direction avec l’intelligence artificielle.

B : est-ce que l’informatique pose de nouvelles questions aux syndicalistes ?
Dans le syndicalisme, sur le terrain, j’ai des collègues compétents pour traiter des conditions de travail, de salaire, de sécurité au travail, faire remonter des problèmes, des tensions, participer à leur résolution. Une dimension qui est moins traitée au niveau syndical est celle des politiques d’emploi des entreprises. Des logiciels sont mis en œuvre pour trier des CV et aider au recrutement, les logiciels RH. On a des expériences maintenant, comme celle d’Amazon. Ils ont entraîné la machine sur la base des CV de leur masse salariale actuelle sur les données de candidats à l’embauche. Ils ont réalisé que le logiciel retournait surtout des CV d’hommes. A partir des données qu’il avait, le logiciel avait décidé qu’il valait mieux être un homme pour bosser chez Amazon. Veut-on une politique d’emploi qui exacerbe les biais déjà présents ?

Nous savons que nous ne sommes pas tous égaux dans la façon dont nous nous présentons, dont nous concevons nos CV. Nos capitaux culturels nous différencient et donnent des avantages à certains. Demain un traitement des embauches par logiciel est potentiellement très dangereux car la technologie peut introduire des biais très forts dans la sélection et le recrutement. Les syndicalistes doivent se former pour pouvoir discuter les conditions de recrutement, les critères, l’usage de la technologie pour les recrutements. Il leur faut discuter avec les entreprises qui conçoivent ces logiciels, et sur le terrain il faut vérifier que c’est bien utilisé.

Cela nous ramène au dialogue nécessaire entre la technologie et la protection sociale des employés, à un dialogue technologique et social.

Serge Abiteboul, Claire Mathieu

Pour aller plus loin