Podcastscience : Informatique et Ethique

Puyo (Podcast science)

Informatique, responsabilité, travail, intelligence artificielle… Podcast science  a reçu un éditeur de Binaire, Serge Abiteboul, et un ami, Gilles Dowek, pour aborder tous ces sujets, avec un objectif: essayer d’imaginer ce que peut être notre avenir !

Le podcast sur Soundcloud

Ça dure deux heures et demi, pour bien prendre le temps de raconter, d’expliquer, bref d’approfondir le sujet. Pour qui est vraiment passionné par le sujet, ou … en a assez de l’information saucissonnée en rondelles superficielles.

Thierry Viéville, Inria et Binaire

Blockchain : pour qui sonne le glas ?

Binaire poursuit sa série sur la blockchain. Pour cet article, nous recevons deux amis du Cnam, Alexis Collomb qui est directeur de du département Économie, finance, assurance, banque (EFAB), et Klara Sok, chercheuse au laboratoire Dicen-IDF. Nous avons échangé avec eux sur les applications et les conséquences pour la banque et l’assurance du déploiement des technologies blockchain. Vous avez dit que le mariage de l’informatique et de la finance faisait rêver? Pierre Paradinas

Binaire : On parle beaucoup de blockchain, on parle aussi de la suppression possible des banques. Pourriez vous nous dire pourquoi cela est possible ?

Alexis Collomb. CNAM
Alexis Collomb, CNAM.

AC : Que la technologie change les banques, c’est très probable et cela a déjà commencé, qu’elle les supprime, j’en doute…

Les concepts essentiels de la technologie blockchain viennent du protocole Bitcoin qui a proposé un nouveau modèle transactionnel qui permet de se passer d’un certificateur central, d’un tiers de confiance. L’un des aspects principaux de l’approche proposée par Satoshi Nakamoto en 2008 est de permettre la résolution du problème de la double dépense. L’idée de se passer d’un tiers de confiance, et des banques, est évoquée explicitement dans ce document fondateur, et c’est l’une des caractéristiques qui a séduit les bitcoiners de la première heure.

Klara Sok, CNAM. Photo : Antoine Poggioli

KS : Dans un monde numérique, il faut pouvoir garantir que je ne dépense pas deux fois mes unités de comptes électroniques qui par nature sont duplicables. Et il faut également tenir compte plus largement du risque de contrepartie pour tout système d’écriture comptable. La technologie blockchain, et le Bitcoin, ont résolu cette question de la double dépense et semblent réduire le risque de contrepartie au temps de confirmation des transactions, d’où l’expression « trade is settlement » (qui veut dire que la réconciliation se fait directement au moment de l’échange).

AC : Pour comprendre le phénomène Bitcoin, il ne faut pas oublier le timing de son développement. L’article initial est posté en novembre 2008 dans le sillage de la faillite de Lehman de septembre 2008. Le réseau commence à se développer en 2009 alors que différents plans de sauvetage des banques, souvent contestés par les contribuables des pays concernés, ont été mis en place.

Donc l’idée de pouvoir se passer des banques séduit de nombreux usagers dès l’origine de la technologie, surtout parmi la communauté des libertarians.

Maintenant la réalité est complexe. La technologie blockchain devrait forcer les banques à faire évoluer certains services et leurs infrastructures, et leur permettre d’innover. Mais je ne pense pas qu’elle sonnera pour autant le glas des institutions financières, et ce d’autant plus que bon nombre de ces dernières ont choisi d’accompagner au plus près le développement de la technologie, plutôt que de le suivre et de le subir.

Par contre la blockchain publique du Bitcoin est un véritable moyen pour les particuliers et les citoyens que nous sommes d’effectuer des transactions certifiées et fiables sans passer par une plate-forme centralisatrice ou un tiers de confiance omnipotent, et ce changement d’un modèle transactionnel centralisé à un modèle transactionnel distribué devrait avoir un impact bien au-delà de la seule industrie financière.

Binaire : Quels sont les avantages et les inconvénients de systèmes à base de blockchain ? Y-a-t-il des limites technologique pour les systèmes de paiement ?

AC : Changer l’infrastructure bancaire ou bien celle des marchés financiers sera forcément un processus long et compliqué. Je ne connais pas une entreprise qui ne souhaiterait pas avoir des processus administratifs simplifiés et plus efficaces, et une diminution de ses coûts tout en servant mieux ses clients. C’est le sens de la transformation numérique en marche, transformation que la blockchain devrait vraiment contribuer à accélérer.

KS : Et il ne faut pas oublier que la technologie blockchain en est encore à ses débuts. Le protocole Bitcoin a 7 ans, les autres protocoles tels qu’Ethereum ou NXT, quoiqu’extrêmement ambitieux sont encore plus jeunes. Par contre la question centrale de la gouvernance et de l’ouverture des systèmes blockchain semble encore aujourd’hui non résolue.

AC : Ce qui est encourageant, c’est que le Bitcoin a déjà survécu à de nombreuses morts annoncées, notamment après les usages frauduleux de Silk Road ou la faillite de Mount Gox ! Mais le hack récent sur The DAO d’Ethereum montre qu’une maturation des différents écosystèmes est nécessaire, et je resterais pour ma part prudent sur la question de savoir quels seront les réseaux prédominants dans dix ans.

Pour les paiements, force est de constater que la technologie est déjà très efficace et compétitive pour certains virements internationaux, par exemple ce que les anglo-saxons appellent les remittances… En effet, faire un virement en bitcoin reste l’affaire d’une dizaine de minutes en général, par opposition à des délais allant jusqu’à plusieurs jours pour une banque traditionnelle. Les frais de transaction peuvent être inférieurs de plus d’un facteur dix ; le réseau bitcoin permet également à l’émetteur de choisir le niveau de commission qu’il est prêt à payer, suivant l’urgence et la priorité à donner à la transaction. Essayez de transférer par exemple quelques centaine d’euros en Inde par un virement bancaire traditionnel et vous risquez d’avoir des frais fixes de vingt ou trente euros, soit presque 10% du montant du transfert… Avec le bitcoin, les frais de transaction seront bien moindres. Un bémol important dans cette analyse reste cependant la conversion des bitcoins en monnaie régalienne (e.g. EUR ou USD), qui peut encore aujourd’hui impliquer des frais de transaction importants sur certains échanges. Mais déjà on peut voir que l’introduction de tels systèmes de crypto-monnaies contribue à une pression à la baisse des frais des virements bancaires, et cela devrait être profitable à terme pour tout le monde : particuliers ou entreprises.

KS : Il y a une question qui revient souvent sur l’utilisation de la technologie blockchain comme support de système de paiement : celle du débit que peut supporter une blockchain… Il y a de multiples solutions (segwit, lightning network, payment channels,…) qui sont étudiées par les diverses communautés d’informaticiens impliqués dans le développement de ces solutions. La difficulté de l’augmentation de la prise en charge des blockchains se pose essentiellement dans le cas d’une blockchain publique, comme celle du bitcoin, ouverte au tout-venant, et fonctionnant sur le principe de diffusion de l’information par et pour tous.

En ce qui concerne les blockchains dites privées, les noeuds du réseau ont besoin d’une autorisation pour devenir membre du réseau. La question du débit est donc ici moins cruciale. La start-up SETL déclare pouvoir traiter 1 milliard de transactions par jour avec une blockchain privée.

Binaire : Au delà du monde de la banque et des transactions financières, la blockchain peut aussi avoir un impact sur le monde de l’assurance, pourriez vous nous expliquer comment ?

KS : Deux niveaux d’opportunités se présentent à mon avis pour les assurances. Premièrement, l’essor des crypto-monnaies et des blockchains, comme tout écosystème, se fait avec la prise de nombreux risques et zones d’incertitudes. La technologie blockchain, dans son application de paiement par exemple, ne permet pas, et ce, nativement, de retour en arrière au niveau de l’écriture et du transfert de fonds. La probabilité qu’un paiement se fasse et que la marchandise ne parvienne pas au payeur est faible mais existante. Une assurance sur paiement en crypto-monnaie non réversible pourrait se développer.

Ensuite, la capacité à certifier de façon décentralisée et distribuée les informations contenues dans la blockchain pourrait très bien être utilisée par les assureurs pour favoriser la mutualisation des risques entre leurs membres. En effet, en décentralisant davantage la mutualisation, une assurance peut faire baisser ses coûts de gestion tout en augmentant l’esprit mutualiste de ses membres.

AC : Certains assureurs ont déjà bien compris que la technologie devrait permettre d’automatiser tout un ensemble de mécanismes assurantiels, et faciliter de nombreuses innovations en termes de mutualisation – et tout celà en réduisant à moyen terme les coûts de gestion (et donc les primes payées par les usagers). La technologie pourrait à terme aussi donner une grande granularité aux utilisateurs dans le choix de la gestion des risques contre lesquels ils souhaitent s’assurer, au-delà de ce qui est règlementairement incontournable aujourd’hui (comme une assurance de voiture).

KS : Si je vois qu’Alice cherche à se faire assurer contre le retard de son avion, je peux ou non contribuer à assurer Alice comme je ferais un pari. Si l’avion d’Alice est en retard, Alice reçoit mes fonds et je reçois le prorata du différentiel entre le montant total du fonds d’assurance et celui de mon « pari ». Si l’avion d’Alice est à l’heure, à l’inverse, je récupère mes fonds moins le différentiel entre le montant total de l’assurance et de mon pari. Tout ceci pourrait à terme se faire de façon automatique avec certification des fonds levés et déblocage sur une blockchain. On pourrait penser que le résultat de ces paris soit des AssurCoins fongibles uniquement en bonus-malus / fonds de mutualisation. Sans oublier qu’une infrastructure plus légère et moins onéreuse à déployer comme la blockchain, avec un coût de gestion marginal très bas, pourrait favoriser l’essor de la micro-assurance par ses pairs, ses voisins, sa « tribu ».

AC : Ce qui paraît très prometteur dans la technologie est l’utilisation de « smart contracts » pour la gestion automatique des mécanismes de mutualisation ou de micro-assurance. Bien entendu tout ne doit pas, et ne pourra pas être automatisé, surtout s’il y a des sinistres ou des contentieux importants, mais la technologie devrait permettre une administration plus efficace de nombreux contrats usuels.

Binaire : en tant qu’utilisateur, qu’est ce qui pourrait  changer pour moi si cela se développe dans la banque et l’assurance ?

AC : Déjà comme on le disait un peu plus haut, les frais de transactions bancaires devraient continuer à baisser et cela devrait se répercuter sur les particuliers et les entreprises.

Maintenant plus généralement on devrait s’attendre à de nouveaux usages pair-à-pair et à une multiplication de nouveaux services reposant sur l’ « uberisation d’Uber », pour reprendre un terme consacré. Aujourd’hui les plateformes restent centralisées pour les données d’utilisation, et l’architecture demeure essentiellement du type client/serveur. Pour prendre un exemple qui parle à tout le monde, celui des transports : nous avons eu les taxis, Uber et puis maintenant différentes formes de covoiturage autogérées par la communauté de leurs utilisateurs (comme Arcade City ou La`Zooz).

KS : Il est aussi probable que l’exploration et l’adoption de blockchains puissent accélérer les changements du secteur bancaire et de l’assurance, et que les frontières entre les deux métiers se confondent encore davantage.

Binaire : Et pour des professions, où le contrat est une des clés de la relation comme les notaires, n’est-il pas envisageable de changer la notion même de titre de propriétés ?

KS : Une blockchain publique a la capacité de prouver l’état d’un actif numérique à un moment donné (preuve d’existence, horodatage). Cette technologie pourrait très bien être utilisée par les notaires qui pourraient la proposer à leurs clients. La notion de propriété ne devrait pas changer mais la façon dont on la prouve devrait évoluer avec la blockchain, comme le montre l’expérience de cadastre au Ghana.

AC : Le sujet des professions réglementées est toujours délicat ; ce que la blockchain devrait changer, c’est à la fois le mode de dématérialisation et la traçabilité d’un titre par exemple, plus que le concept de propriété. Prenons l’exemple d’une vente d’un bien immobilier : si vous êtes notaire, ou l’une des parties (acheteur ou vendeur), vous pourriez avoir l’accès à l’historique de toutes les transactions sur ce titre, ou au moins à partir de la date de mise en place du système. Avec l’établissement d’un registre digital de toutes les transactions passées se posera forcément la question de savoir qui a quels droits d’écriture ou de lecture, et comment les données doivent être protégées… Ces choix seront probablement imposés par de nouvelles législations.

Pour simplifier, notre opinion est que la blockchain ne devrait pas faire disparaître les tiers de confiance, elle devrait simplement faire évoluer leur valeur ajoutée, et leur permettre de s’affranchir – en les automatisant – d’un bon nombre de tâches administratives pas forcément très passionnantes.

Binaire : Y-a-t-il d’autres aspects que vous auriez souhaité évoquer ?

AC : Oui, nous pensons qu’il faut s’intéresser à ces technologies parceque nous croyons qu’elles pourraient aussi avoir un impact très fort sur les pays en voie de développement… Par exemple on estime qu’il y a environ 2,5 milliards d’adultes de par le monde qui n’ont pas de compte en banque ; ce sont bien sûr les plus démunis. Vous avez vu qu’on parle à nouveau beaucoup de l’idée de comptes universels (social, bancaire, revenu universel de base) pour tous les citoyens… Imaginez une banque centrale qui prête directement à ses citoyens, sur leurs wallets électroniques faisant office de comptes en banque… Aujourd’hui la technologie permet de faire celà à condition que les dits citoyens aient des smartphones et un réseau téléphonique mobile (aujourd’hui moins coûteux à mettre en place qu’un réseau fixe). Vous voyez que la technologie blockchain peut être aussi au cœur des problèmes macro-économiques et de la politique monétaire d’un état !

KS : Oui les possibilités de la blockchain, et plus généralement des technologies numériques, nous font rêver… Pas vous ?

Pour aller plus loin :

Le livre Blanc : Blockchain et autres registres distribués : quel avenir pour les marchés financiers ? réalisé par Alexis Collomb et Klara Sok.

Des startups Blockchain bien de chez nous…

Le milieu des startups et des grandes entreprises d’informatique s’excite régulièrement sur un nouveau sujet. On voit défiler les modes à grande vitesse : big data, internet des objets, machine learning… et le petit dernier, la « blockchain ». Nous allons parler ici de startups françaises dans ce domaine. Nous allons supposer que le lecteur est vaguement familier avec la technologie blockchain, comme expliqué, par exemple, dans l’article récent de Jean-Paul Delahaye pour Binaire.

Laure Cornu
Laure Cornu

Un rappel rapide :

Une blockchain est un registre numérique public (sur le web). Les données sont écrites dans un « grand livre » dont chaque ordinateur participant a une copie identique. On peut ajouter aux registres des transactions (au sens informatique comme au sens bancaire du terme) et ce de manière totalement distribuée, et sécurisée, assurant  l’intégrité de ces transactions. Les transactions sont réalisées l’une après l’autre. La blockchain permet donc de concevoir des architectures véritablement décentralisées ; ce n’est pas simple parce que plusieurs transactions peuvent vouloir s’ajouter en même temps au registre et une seule doit y arriver. À chaque instant, la blockchain contient tout l’historique des transactions. La technologie blockchain est à l’origine d’une cryto-monnaie, le Bitcoin, qui agite beaucoup les milieux financiers. Les Bitcoins servent d’ailleurs eux-mêmes de « ressources » pour le fonctionnement des blockchains. Les blockchains semblent conduire à des échanges sécurisés distribués qui se libèrent du tiers de confiance (une banque centrale) ou d’une plateforme centralisatrice.

Cette techno n’est pas si vieille. L’an 0 du Bitcoin, c’est 2008. Mais pourquoi tant d’intérêt soudain : sans doute en partie à cause du succès de chain.com qui, autour du Bitcoin, propose une plateforme pour des échanges financiers entre entreprises. La technologie a muri, ce que l’on observe également avec une plateforme opensource de blockchain très populaire, Ethereum.

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On notera d’abord des startups autour des technologies financières comme Paymium et Ledger Wallet. La première permet d’acheter et vendre des Bitcoins, la seconde propose un portefeuille sécurisé sur smartcard ou clé USB. Mais la techno blockchain ouvre de nombreuses autres possibilités techniques, même si ses usages se cherchent encore.

Pour entrer dans ce nouveau domaine, il faut faire une distinction essentielle entre la blockchain public ou privé. Dans le public, utilisé pour les Bitcoins, chacun peut participer, par exemple en achetant ou en vendant des Bitcoins. Dans le privé, pour participer, il faut être « approuvé » par une autorité. Les vraies nouveautés semblent venir plutôt du coté des blockchains privées.

Une belle startup pour commencer : Stratumn. La techno blockchain est compliquée. Stratumn va la proposer « as a service ». On touche là à un des freins des blockchains : c’est une techno encore jeune et les outils sont encore compliqués à utiliser. Stratumn essaie de les simplifier pour vous. Un beau programme. Vous venez avec votre idée d’application à coup de blockchain. Vous pouvez vous consacrer à cette application, Stratumn gère la techno.

Mais pour développer quelle application ? Là vous avez le choix. Vous avez Ledgys qui développe un place de marché sécurisée au dessus de la technologie blockchain, ou pourquoi pas Belem qui vise la gestion de données distribuées et la transmission d’informations sécurisée. Vous avez aussi Keeex qui attaque le travail collaboratif avec encore de la gestion sécurisée de données décentralisées, ou Woleet qui s’intéresse à la propriété intellectuelle, et la certification entre autres choses.

Il y a du monde sur le créneau

Elles sont trop nombreuses ces startups. Il faudrait parler de Aedeus, « la Première solution blockchain 100% française » (sic), ou de Kaiko « We organize Bitcoin’s information by making the tools businesses need to succeed in the uncharted world of Bitcoin, and blockchain technology » (dans la version française de leur site).

Nous ne sommes pas certains d’avoir toujours compris ce que ces startups faisaient. Certaines nous ont paru encore très préliminaires. D’autres startups que nous avons regardées nous ont semblé bien trop fumeuses pour être mentionnées. Nous avons probablement raté de jolies perles. En tous cas, nous ressortons de cette balade dans les startups françaises du blockchain avec la sensation confuse qu’il est en train de se passer quelque chose, que si mille fleurs ne sont pas prêtes à surgir, quelques beaux bourgeons pourraient bien éclore.

Serge Abiteboul, Pierre Paradinas

Pour aller plus loin :

Pas (encore) vu à la télé

Nous entendons répéter en boucle que l’informatique tient une place considérable dans nos vies professionnelles et personnelles. Autre refrain : la plupart des gens n’y comprennent rien. Ils ont une excuse : on ne leur en a pas parlé à l’école. Nous pourrions nous attendre à des efforts massifs des médias pour combler cette ignorance, réaliser ainsi une œuvre de salut public en rencontrant un public qui demande à apprendre.
Certains l’ont fait. Par exemple, la BBC a développé des programmes de belle qualité sur ce sujet.

Et en France ?  C’est quasiment le zéro pointé ! Même le service public est aux abonnés absents. Ce n’est pas complètement spécifique à l’informatique. La médiation scientifique est une grande absente des grilles de programmes : moins vendeur que les séries américaines ou la téléréalité ? C’est à tel point que la seule émission de vulgarisation familiale du PAF, On n’est pas que des Cobayes sur France 5, passe à la trappe cet été. Certes mais quid des ambitions de qualité de certaines chaînes ? Quid du savoir, des connaissances ?

Le problème est particulièrement grave pour l’informatique car « la plupart des gens n’y comprennent rien », alors qu’ils l’utilisent au quotidien et ont donc particulièrement besoin d’apprendre. C’est pour cela que la Société Informatique de France s’engage aux côtés de Fred Courant et l’ « Esprit sorcier ».

Frédéric Courant en 1999 (Wikipédia)
Frédéric Courant en 1999 (Wikipédia)

Adorée de nos enfants, la célèbre émission de Fred et Jamy, « C’est pas sorcier », a longtemps été un phare de la médiation scientifique à la télé avant d’être arrêtée (une bêtise incompréhensible). Fred, entouré d’une jeune équipe de passionnés, continue à raconter les sciences sur la toile dans l’ « Esprit sorcier » avec le même entrain. La SIF veut l’aider à réaliser des vidéos autour de l’informatique. Il s’agit bien d’exorciser avec lui l’esprit sorcier qui sommeille en chacun de nous pour mieux développer l’esprit scientifique et critique.

Binaire s’associe à la SIF pour vous encourager : Soutenez L’esprit sorcier !

ES_logo_black-825x510Nous voulons croire que les grandes entreprises dynamiques du domaine, les Orange, Dassault…, les plus jeunes, les Criteo, Qwant…, les grands utilisateurs, les Axa, les EDF…, les services publics peut-être, auront à cœur de devenir partenaires de L’esprit sorcier et de la SIF pour produire ensemble des programmes de qualité qui expliqueront l’informatique à tous  et toutes, et en particulier aux jeunes. Vivement des productions qui exposeront ses réalisations fantastiques, et les problèmes de société que son utilisation soulève !

Serge Abiteboul, Christine Froidevaux

Et puis :

Bitcoin : réguler ou laisser faire !

Binaire poursuit sa série autour des Blockchains, avec Primavera De Filippi qui est chercheuse en droit au CNRS et au Berkman Center for Internet & Society de l’Université d’Harvard. Elle nous parle ici de la technologies du blockchain. A cause d’utilisations, pour certaines criminelles, des blockchains dans les crypto-monnaies comme Bitcoin, des règlementations sont envisagées. Pourtant, les blockchains ont bien d’autres utilisations comme de permettre de nouveaux modèles de gouvernance capables de soutenir à grande échelle de la collaboration décentralisée et une  prise de décision participative. Primavera De Filippi nous donne son point de vue sur de telles régulations. Serge Abiteboul, Pierre Paradinas

primavera

Le Bitcoin a échoué. Le Bitcoin est le futur.

Le Bitcoin ne peut pas être régulé. Le Bitcoin doit être régulé.

Le débat sur l’avenir du Bitcoin, monnaie virtuelle qui s’appuie sur une architecture de réseau décentralisée, est devenu une véritable cacophonie, et les législateurs du monde entier se demandent à présent s’il ne serait pas temps de réglementer cette nouvelle technologie.

Pour le droit, le Bitcoin présente aussi des défis importants. Avant de réglementer à la hate le Bitcoin : il est important de le faire en comprenant mieux les implications de cette nouvelle technologie, ainsi que son impact sur l’innovation, la concurrence et le système juridique dans son ensemble.

Avec une capitalisation de plus de 5 milliards de dollars, le Bitcoin a déjà fait ses premiers pas dans l’économie numérique. Un nombre croissant d’opérateurs commerciaux, tels que Overstock, Newegg, Expedia, Dell et même Microsoft acceptent désormais Bitcoin comme moyen de paiement pour leurs produits. Bien sûr, la réglementation de cette monnaie virtuelle sera nécessaire à terme, pour réduire les risques et maximiser les avantages de cette technologie. Mais il est difficile de réglementer une technologie que l’on ne comprend pas suffisamment. Étant donné son caractère encore expérimental, une grande partie de ses utilisations et applications restent encore en grande partie à inventer. La réglementation du Bitcoin doit donc être élaborée avec précaution, afin d’éviter des mesures qui pourraient limiter son évolution et ralentir l’adoption de cette nouvelle technologie.

Pourquoi une réglementation est-elle nécessaire ?

Le Parlement européen et sa  commission des affaires économiques et monétaires a organisé, au mois de mai 2016, une audition publique pour discuter des besoins et des moyens relatifs à la réglementation des monnaies virtuelles. J’ai été invitée, comme représentante du monde universitaire, à cette audition  qui réunissait de nombreux experts et praticiens du secteur privé.

Le Bitcoin est un système de paiement décentralisé qui fonctionne indépendamment de tout gouvernement et/ou banque centrale. Les consommateurs peuvent ainsi échanger de la valeur de façon pair-à-pair, sans passer par un intermédiaire de confiance. De fait, comme le Bitcoin réside dans aucune juridiction donnée, il peut être utilisé en dehors de la législation des États. L’absence d’autorité de régulation centralisée fait que les consommateurs peuvent  utiliser le réseau avec des pseudonymes, sans même avoir à révéler leur  identité. Le réseau Bitcoin permet ainsi de faciliter des activités illicites ou criminelles, telles que la fraude fiscale et le blanchiment d’argent.

Mais le Bitcoin propose également des avantages importants aux consommateurs, ainsi cette technologie permet de transférer de l’argent à l’étranger de façon rapide et efficace à un coût très bas.

Aux États-Unis, un premier projet de loi a porté sur l’adoption de la BitLicense dans l’État de New York. Cette loi vise à réglementer les opérateurs commerciaux qui utilisent Bitcoin en leur imposant certaines règles qui les assimilent à des opérateurs financiers ou à des émetteurs d’argent. Ces règles obligent ces opérateurs à se conformer aux mesures de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. La BitLicense a été fortement critiquée parce qu’elle impose des conditions onéreuses pour les opérateurs commerciaux, pénalisant ainsi les petites entreprises ou start-ups qui opèrent dans cet écosystème. L’étendue de ces règles à d’autres types d’applications (fondées elles aussi sur la blockchain) pourrait être très problématique dans la mesure où elle aurait pour effet de ralentir et de limiter de façon significative l’innovation dans les technologies blockchain.

La puissance de la Blockchain

La véritable innovation apportée par le Bitcoin n’est pas seulement d’être la première monnaie virtuelle décentralisée, mais aussi  (ou plutôt) de s’appuyer sur la technologie du blockchain.

La blockchain peut être définie comme un cadastre public décentralisé, transparent et certifié, qui permet à des gens de s’organiser de manière distribuée, et d’échanger de la valeur en mode pair-à-pair sans avoir besoin d’aucun opérateur de confiance ou d’autorité centralisée.

Il s’agit, tout d’abord, d’une innovation comptable qui peut servir de base à de nombreuses applications financières, tout en fournissant une plus grande transparence et efficacité des opérations. La blockchain peut aussi faire baisser les coûts de conformité aux exigences règlementaires, grâce à des dispositifs techniques (comme les multi-signatures) et des mécanismes de preuve qui permettent de renforcer la transparence et donc la responsabilité des institutions fiduciaires.

Il faut savoir que la blockchain peut être aussi utilisée comme une « technologie régulatrice » qui permettrait aux lois d’être appliquées de façon plus simple, transparente et efficace. L’un des principaux avantages de la blockchain est que cette technologie permet de résoudre le problème de « qui contrôle le contrôleur » — un problème qui se rencontre assez couramment dans le cadre de nombreuses institutions financières ou fiduciaires.

Ainsi, d’un point de vue réglementaire, si les monnaies virtuelles présentent une série de défis et de problèmes en matière de fiscalité et de blanchiment d’argent, le véritable défi est de comprendre comment les réguler de façon à ne pas porter atteinte aux avantages offerts de façon plus générale par la blockchain, en termes de transparence, de responsabilité, et de protection des consommateurs.

L’outil permettant d’accroître la transparence et la responsabilité des institutions financières offert potentiellement par la technologie de la blockchain ont déjà été soulignés en janvier 2016 lors du Forum Économique Mondial à Davos en Suisse. Des points de vues semblables ont aussi été énoncés dans le rapport du FMI sur les monnaies virtuelles. Dans un récent rapport publié par le Bureau Scientifique du Gouvernement Britannique démontrait comment ces nouvelles technologies pouvaient être utilisées aussi bien par le secteur public que privé pour améliorer la gouvernance et la régulation des individus.

Ainsi, les objectifs règlementaires restent les mêmes, seuls les mécanismes utilisés pour atteindre ces objectifs sont différents — puisque la blockchain permet de rejoindre ses objectifs de manière plus efficace, plus rapide, et moins chère.

Les défis liés à l’élaboration d’une loi spécifique à la blockchain

Cette même technologie peut également être exploitée par des individus dont le but est d’enfreindre ou de contourner la loi. Cela fut clairement illustré par l’utilisation sur la place de marché anonyme, Silk Road, qui utilisait Bitcoin comme système de paiement pour le trafic de drogues. Dans la mesure où cette technologie peut être employée pour des activités de nature criminelle, il pourrait devenir nécessaire de mettre en place une certaine forme de réglementation. Or, la plupart des lois qui existent aujourd’hui sont définies de manière verticale, selon le produit ou les activités qu’elles sont censées réguler, alors que l’innovation apportée par la blockchain s’effectue elle de manière plutôt horizontale. La Blockchain est une innovation transversale qui peut affecter simultanément plusieurs secteurs de notre société. Limiter la portée des débats relatifs à cette nouvelle technologie aux crypto-monnaies telles que le Bitcoin risque de limiter notre compréhension des défis ainsi que des opportunités qu’elles nous offrent.

La blockchain est une technologie récente dont le potentiel n’a pas encore été pleinement exploité. On ne voit aujourd’hui que la pointe de l’iceberg. On ne sait pas encore comment cette technologie va évoluer et quelles seront les opportunités qu’elle apportera. Les applications actuelles de la blockchain peuvent être assimilées, par analogie, à beaucoup de choses que l’on connaît : comme un titre de propriété, ou encore comme une simple marchandise. Mais aucune de ces assimilations ou comparaisons ne prennent pleinement en compte la dimension transverse de la technologie polyvalente de la blockchain qui peut servir dans de nombreuses applications. C’est pourtant un aspect fondamental de cette technologie, qu’il faut bien comprendre avant de pouvoir procéder à l’élaboration d’un cadre réglementaire robuste et efficace, sans se laisser entraîner par le « hype » qui entoure actuellement le Bitcoin et les autres crypto-monnaies.

Primavera De Filippi (CNRS & Berkman Center for Internet & Society)

Cet article reprend des éléments publiés dans la revue WIRED de l’auteure sous le titre : We Must Regulate Bitcoin. Problem Is, We Don’t Understand It.

La France championne du monde de foot (de robots)

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Olivier Ly, Labri

Le foot occupe l’actualité. L’équipe de France – nous l’espérons – va briller contre l’Allemagne. Mais les humains ne sont pas les seuls à jouer au foot. Les robots aussi ! Une équipe informatique française s’est hissée sur la plus haute marche du podium à la RoboCup, la compétition internationale mondiale de référence en robotique. Nous avons demandé à Olivier Ly de nous parler de leur exploit. Pierre Paradinas. Cet article est publié en collaboration avec TheConversation

Robhan sur la première marche du podium a l'issue de la compétition.
Rhoban sur la première marche du podium a l’issue de la compétition. Photo Équipe Rhoban

La RoboCup est la plus importante compétition de robotique internationale. Elle accueille autour de 3500 participants, plus d’un millier de robots, et quelques dizaines de milliers de visiteurs. Elle a eu lieu cette année à Leipzig, en Allemagne. Elle comporte une dizaine de ligues : mentionnons la ligue « rescue » qui consiste à développer des robots intervenant sur un site de catastrophe, la ligue « @home » qui consiste à développer des robots personnels aidant l’homme dans son quotidien ou encore la ligue « @work » consacrée à la robotique industrielle, mentionnons également la ligne logistique sponsorisée par Amazon Robotics.

L’équipe Rhoban participe à la ligue historique consistant à concevoir une équipe de robots humanoïdes capables de jouer au football de façon totalement autonome. Ce faisant, elle cherche à repousser les limites des capacités motrices des robots humanoïdes, en particulier la locomotion, et de leur l’intelligence artificielle.

L’équipe Rhoban du laboratoire bordelais de recherche en informatique (CNRS/Université de Bordeaux/Bordeaux INP) est spécialisée dans la robotique autonome et la robotique humanoïde. Elle intervient dans divers projets allant de la robotique agricole à la conception d’orthèse pour la marche.

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Un des membres de l’équipe Robhan en action. Photo Équipe Rhoban

Pour sa cinquième participation à la RoboCup, à Leipzig, l’équipe a remporté la première place dans la ligue « soccer humanoïde kid-size », devant 17 équipes provenant du monde entier (Japon, Chine, Singapour, Allemagne, Angleterre, Iran, Brésil, etc.).

L’équipe remettra son titre en jeu l’an prochain à Nagoya au Japon.

Ne ratez pas le résumé de la compétition en vidéo !

Olivier Ly, LaBRI, Université de Bordeaux.

 

À quoi rêvent les algorithmes… ou pas

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@Seuil

Quand ça cause d’informatique dans le poste, on entend rarement des informaticiens. Ce sont souvent des philosophes, des sociologues, des juristes, des hommes – plus rarement des femmes – politiques, des journalistes… C’est vrai que le sujet a pris une importance sociétale si importante, que la réflexion doit être collective. Mais, avec tout le respect que nous leurs devons, le plus souvent, ces experts ne comprennent pas grand chose à l’informatique.

Le sujet de cet article, c’est le justement le livre d’un sociologue, Dominique Cardon, « À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des Big Data« , au Seuil. Au contraire de trop nombreux experts en informatique autoproclamés, Dominique Cardon connaît très bien son sujet et cela fait, en soi, de son livre un objet original, donc attirant. Soyons clairs : nous allons en conseiller la lecture. Mais avant de lui tisser des louanges, disons ce que nous n’avons pas aimé.

D’abord le titre : les algorithmes ne rêvent pas. L’idée est jolie mais elle participe à une vision anthropomorphique des algorithmes dont les médias se délectent, et qui devrait être évitée (David Monniaux s’en inquiétait encore récemment dans Binaire). Surtout, avec ce titre nous attendons un livre sur les algorithmes, et sur l’informatique. Or, le livre traite des seuls GAFA (Google Apple Facebook Amazon), ces vampires du web qui plantent leurs crocs dans votre téléphone pour y sucer vos données. Le monde des algorithmes est bien plus riche que ce qui est présenté, et, par exemple, les informaticiens dits « du logiciel libre » n’ont attendu personne pour combattre les dérives des GAFA pointées par Cardon (ou celles des gouvernements, d’ailleurs). Finalement, le livre nous a sans doute plus déplu pour ce dont il ne parle pas, que pour ce qu’il dit.

Voilà, c’est dit ! Maintenant, les louanges.

Il faut absolument lire ce livre. Il diagnostique un bon nombre de cas où l’utilisation d’outils numériques interfère avec nos libertés fondamentales, n’est pas transparente et peut même être contraire à certaines valeurs démocratiques. Il décortique et vulgarise plusieurs méthodes de fouille et d’analyse de données, très intrusives pour la vie privée, comme celles que l’on retrouve chez les GAFA. Il invite, enfin, la population, souvent peu avertie de ces sujets, à s’en emparer et à démarrer une réflexion de fond sur l’impact des outils de big data sur les libertés publiques. Et il arrive à faire cela sans trop simplifier, sans tomber dans les fantasmes des technophobes dont les angoisses ne sont que les enfants naturels de leur ignorance crasse du sujet. Belle performance, et sur ce point, l’analyse de Cardon est fine, et juste.

Comme informaticiens, nous aurions sans doute aimé qu’il  parle plus des transformations géniales permises par les algorithmes. Nous aurions aussi plus souvent essayé de mettre les choses en perspective. Certains des problèmes découlent de notre maitrise imparfaite de la technologie. Quelles sont les pistes de solutions techniques ? Y a-t’il des alternatives à l’emprise des GAFA (spoiler alert : oui, mais pas assez) ? Cela aurait mérité d’être creusé.

Oui ! L’informatique permet des choses incroyables, mais aussi effrayantes pour les libertés individuelles et collectives. La question des usages numériques dans une démocratie est vitale et doit faire l’objet d’une réflexion générale. Il est très sain que les sciences humaines et sociales s’emparent de ces questions. Il faut lire ce livre, il faut le relayer, et il faut à sa suite s’engager dans une réflexion de fond.

Finissons sur la touche Binaire : il faut, absolument, que tous les acteurs de cette réflexion comprennent un peu mieux l’informatique pour en parler de façon pertinente. C’est une pièce à deux acteurs :

  • le grand public devrait plus activement lire Binaire… ou toute autre source d’information scientifique de son choix, ne soyons pas totalitaires, et
  • les informaticiens devraient plus largement participer au débat public autour du numérique.

Le numérique, c’est l’affaire de tous, comme disait l’autre.

Serge Abiteboul (@sergeabiteboul), Charlotte Truchet (@chtruchet)

Pour aller plus loin, une liste non exhaustives de liens pour alimenter la réflexion sur les usages grand public du numérique :

Hibou chou genou caillou…

sijetaisunalgo

Je serais… l’algorithme d’unification de Robinson

Nous continuons cette rubrique avec Gilles Dowek qui est Directeur de Recherche Inria et Enseignant à l’École Normale Supérieure de Cachan. Gilles est un informaticien, qui a déjà contribué à Binaire. Il est, entre autres, spécialiste mondial de démonstration automatique. Gilles a choisi de nous parler de l’algorithme d’unification de Robinson au travers d’un problème que cet algorithme permet de résoudre. Pour une présentation plus formelle, vous pourrez trouver des détails dans un article (qui se mérite) de Wikipédia. Serge Abiteboul, Charlotte Truchet.

[Wikipeédia]
Gilles Dowek [Wikipédia]
En français, l’algorithme pour calculer le pluriel d’un nom commun consiste à lui ajouter la lettre « s » à la fin, sauf pour

  • les mots qui se terminent par les lettres « s », « x » et « z », dont le pluriel est identique au singulier,
  • les mots qui se terminent par les lettres « au », « eau », « eu », dont le pluriel est obtenu en ajoutant la lettre « x » à la fin, et
  • les mots qui se terminent par les lettres « al », dont le pluriel est obtenu en supprimant ces deux lettres, puis en ajoutant les lettres « aux » à la fin du mot ainsi obtenu.

Il y a, en outre, quelques dizaines d’exceptions à cette règle, parmi lesquelles : pneus, hiboux, festivals, coraux, yeux…

Quand on cherche à exprimer cet algorithme dans un langage de programmation, on commence par tester si le mot dont on cherche à « calculer » le pluriel est dans la liste des exceptions. Si ce n’est pas le cas, on teste si ce mot se termine par « s », « x » ou « z », puis si ce mot se termine par « au » …

Qu’est-ce qu’un mot qui se termine par « s » ?
Quand on applique cet algorithme, par exemple, au mot « souris », on doit donc, à un certain moment, tester si ce mot se termine par la lettre « s ». Pour cela on calcule en général la dernière lettre de ce mot, puis on la compare avec la lettre « s ». Toutefois cette manière de faire est fastidieuse et on obtient une expression plus élégante de l’algorithme si on définit les mots qui se terminent par la lettre « s » comme les mots de la forme y + « s », où y est n’importe quelle suite de lettres. Ainsi, le mot « souris » se termine par la lettre « s » car il peut se décomposer en « souri » + « s ». L’algorithme se reformule alors facilement de la manière suivante

(1) y + « s » → y + « s »
(2) y + « x » → y + « x »
(3) y + « z » → y + « z »
(4) y + « au » → y + « aux »
(5) y + « eau » → y + « eaux »
(6) y + « eu » → y + « eux »
(7) y + « al » → y + « aux »
(8) yy + « s »

La septième règle (y + « al » → y + « aux ») est particulièrement élégante : « cheval » se décompose en « chev » + « al », dont le pluriel est donc « chev » + « aux ». Pas besoin de supprimer les deux dernières lettres « al ». Le fait d’avoir défini les mots qui se terminent en « al » comme ceux qui se décomposent en y + « al », nous donne directement accès à la suite de lettres y : « chev ».

La huitième règle (y y + « s ») est celle qui exprime que le pluriel d’un mot se calcule, en général, en ajoutant un « s » à la fin du mot. Elle peut en théorie toujours s’appliquer. C’est pourquoi, il faut, dans la formulation de cet algorithme, définir une priorité entre les règles. Quand deux règles peuvent s’appliquer : par exemple la septième (« chev » + « al » → « chev » + « aux ») et la huitième (« cheval » → « cheval » + « s »), c’est la première, dans l’énumération ci-dessus, qui prime.

Cette notion de priorité permet aussi d’incorporer les quelques dizaines d’exceptions, comme des règles qui s’appliquent à un mot unique, par exemple « festival » → « festivals », qui doit bien entendu primer sur y + « al » → y + « aux ».

Cette notion de priorité entre règles est la signification du mot « exception », si fréquent en grammaire : dire que la règle « festival » → « festivals » est une exception à la règle y + « al » → y + « aux » est dire que quand les deux s’appliquent, c’est première qui prime.

De la reconnaissance de forme à la résolution d’équations
Une fois l’algorithme de la mise d’un mot au pluriel ainsi exprimé sous la forme d’une liste de règles, il faut, pour l’exécuter, être capable de reconnaître que le mot « souris », par exemple, est de la forme y + « s », mais non de la forme y + « al » – autrement dit, qu’il se termine par « s », mais non par « al ». Cette notion de « reconnaissance de forme » est en fait identique à une autre notion plus familière : celle de résolution d’équation.

Reconnaître que le mot « souris » est de la forme y + « s » c’est reconnaître que l’équation

y + « s » = « souris »

a une solution : y = « souri », alors que l’équation

y + « al » = « souris »

n’en a pas. Et il faut, pour résoudre ces équations portant sur des expressions linguistiques – mots, arbres, etc. – d’autres algorithmes, que l’on appelle « algorithmes d’unification ».

Une question pour les plus joueurs parmi les lecteurs de Binaire : chercher toutes les solutions de l’équation
y1+ « a » + y2 + « a » + y3 = « abracadabra »

On a longtemps cru que le premier algorithme d’unification avait été proposé par J. Alan Robinson en 1965. Le problème que cherchait à résoudre Robinson n’était pas celui d’exprimer des règles de grammaire, mais celui de concevoir des algorithmes pour démontrer des théorèmes. La question que se posait Robinson était celle de comprendre comment, sachant que pour tout a et b,

(a + b)² = a² + 2 × a × b + b²

nous pouvions déduire que :

(5 + 3)² = 5² + 2 × 5 × 3 + 3²

La solution proposée par Robinson pour reconnaître que

« (5 + 3)² = 5² + 2 × 5 × 3 + 3² »

est un cas particulier de l’identité remarquable « pour tout a et b,

(a + b)² = a² + 2 × a × b + b² »

était de résoudre l’équation, qui porte sur des expressions – et non sur des nombres –

« (a + b)² = a² + 2 × a × b + b² » = « (5 + 3)² = 5² + 2 × 5 × 3 + 3² »

dont la solution est a = « 5 » et b = « 3 ».

Et pour cela, il a conçu un algorithme : l’algorithme d’unification de Robinson. Ce n’est que quelques années plus tard que l’on s’est rendu compte de toute la puissance de cet algorithme, notamment pour programmer avec des règles, notamment en grammaire.

L’algorithme de Robinson, consiste à simplifier, étape par étape, les équations, jusqu’à obtenir des équations dont le membre gauche n’est qu’une variable. Il s’illustre simplement sur l’exemple

« (a + b)² = a² + 2 × a × b + b² » = « (5 + 3)² = 5² + 2 × 5 × 3 + 3² »

cette équation porte sur deux expressions « (a + b)² = a² + 2 × a × b + b² » et « (5 + 3)² = 5² + 2 × 5 × 3 + 3² », qui expriment elles-mêmes l’égalité de deux termes. Pour rendre ces deux expressions identiques, il faut rendre identiques les membres gauches de ces deux égalités et leurs membres droits, ce qui mène au système de deux équations, plus simple :

« (a + b)² » = « (5 + 3)² »

« a² + 2 × a × b + b² » = « 5² + 2 × 5 × 3 + 3² »

Ce système se simplifie, de même, à son tour en :

« a + b » = « 5 + 3 »

« a² + 2 × a × b + b² » = « 5² + 2 × 5 × 3 + 3² »

puis en :

« a » = « 5 »

« b » = « 3 »

« a² + 2 × a × b + b² » = « 5² + 2 × 5 × 3 + 3² »

puis en

« a » = « 5 »

« b » = « 3 »

« a² » = « 5² »

« 2 × a × b » = « 2 × 5 × 3 »

« b² » = « 3² »

etc. jusqu’à donner à la fin

« a » = « 5 »

« b » = « 3 »

« a » = « 5 »

« a » = « 5 »

« b » = « 3 »

« b » = « 3 »

dont la solution est évidemment a = « 5 » et b = « 3 ».

Cela dit, les grands algorithmes ont souvent un précurseur et les historiens ont découvert plus tard que, dès les années trente du XXe siècle, le logicien Jacques Herbrand avait conçu l’un des premiers algorithmes d’unification. Par cette contribution involontaire à la démonstration automatique, Herbrand a donné son nom à un prix, remis chaque année à un chercheur pour « sa contribution remarquable à la démonstration automatique », prix que Robinson a reçu en 1996.

Gilles Dowek, INRIA