Cinéma

Jake Gyllenhaal : "Les proches passent avant le travail. Sauf si Audiard appelle"

À l’affiche des Frères Sisters, le nouveau film de Jacques Audiard, Jake Gyllenhaal, 37 ans, incarne une forme de résistance à Hollywood. Conscient et déterminé, il nous parle de sa vision du cinéma, de son engagement pour la condition féminine, de la politique de Trump. Et même de son amour pour les comédies musicales (personne n’est parfait).
Jake
© Shayne Laverdière

Il se déclare « sensible et vulnérable » ; il produit des films réalisés par des femmes ; il est une star capable de critiquer « la superficialité » d’Hollywood ; il est cultivé, gentil et pense « être un peu français quelque part ». D’ailleurs, il est l’ambassadeur de la maison Cartier (pour la montre Santos) et il sera en septembre à l’affiche du premier film américain de Jacques Audiard, Les Frères Sisters. Toujours la bonne chemise, le bon gros pull, le sourire frais et le regard de petit chiot adorable... Il est parfait, ce Jake Gyllenhaal ? GQ l’a longuement rencontré dans un studio de Greenwich Village, à New York, avant de l’attraper au téléphone depuis Londres où il est en tournage. Décontracté et franchement bavard pour un acteur de son calibre, Jake Gyllenhaal, 37 ans, dégage une forme de sagesse qui lui donne un relief pas si fréquent. Il s’intéresse à tout, la musique, la littérature, la politique... Mais aussi, et surtout, il compte s’investir dans les élections de mi-mandat, en novembre, pour s’opposer à la politique de Donald Trump. Parfait ? Non, mais pas loin.

**GQ : Est-ce que ça fait du bien de vivre loin d’Hollywood?**
J.G : Je ne sais pas trop, à vrai dire. Quand j’ai quitté Los Angeles, je voulais juste m’éloigner de cet endroit. Je vis près de ma mère, qui habite à New York, et je rends très souvent visite à mon père (le réalisateur Stephen Gyllenhaal, ndlr), qui lui est toujours à Los Angeles. Désormais, quand j’y retourne, j’apprécie vraiment. Je suis retombé amoureux de la lumière, du silence et de l’espace de cette ville.

**Comment c’est de grandir à Los Angeles?**
J’ai des souvenirs d’enfance merveilleux, et d’autres moins. J’ai eu des passages, pendant ma carrière, où j’ai été désenchanté par le système d’Hollywood. Il y a des choses qui me dérangent.

**Quoi, par exemple ?**
La superficialité. Beaucoup de personnes jouent un rôle. Ils pensent que c’est ce que l’on attend d’eux, et j’étais sûrement un peu comme ça moi aussi. Ça me rendait triste. C’était difficile pour moi de faire partie de ça. Mais il y a aussi des aspects que j’adore dans ce business. En réalité, je suis partagé sur la question. J’ai deux avis. Ce n’est pas pour rien que l’on me propose souvent des rôles de mec avec des doubles personnalités, je crois que je suis un peu comme ça (rires).

**Aujourd’hui vous entretenez un rapport plus sain avec Hollywood ?**
Parfois dans la vie, on a le jugement facile. Maintenant je vois les choses différemment. En vieillissant, j’ai appris à comprendre le système, à l’accepter et à l’apprécier aussi. Ce que je vois surtout désormais, c’est une communauté de gens qui se démènent pour faire des films et pour, parfois maladroitement, exprimer quelque chose. Quand j’avais la vingtaine, je me croyais bien plus spécial que je ne le pense aujourd’hui.

**Vous avez gagné enmodestie?**
Oh non ! (rires) Mais quand on a 20 ans, on veut prouver beaucoup de choses. C’était mon cas. Plus maintenant. Je me soucie moins de tout ça. Vous savez, j’ai commencé à travailler dans le cinéma quand j’étais très jeune, à 11 ans. Cela m’a pris du temps avant de comprendre que la vie privée était plus importante que le travail. Je vais citer Jay-Z: «Iusedtogiveashit,nowIgive a shit less » (« Avant, j’en avais quelque chose à foutre, maintenant moins. ») Je veux juste être avec des personnes que j’aime, c’est aussi simple que ça.

**Vous tournez dans le dernier film de Jacques Audiard, Les Frères Sisters. C’est un réalisateur que vous appréciez...**
Oui, c’est un de mes réalisateurs vivants préférés. J’adore tous ses films. Je n’aurais jamais cru avoir un jour l’opportunité de travailler avec lui. Dans ma famille, on a une devise : « Les proches et la vie privée passent avant le travail, sauf si Jacques Audiard appelle. »

**Et donc Jacques Audiard vous a appelé ?**
J’ai fini par recevoir un coup de fil, oui. Dès que j’ai su qu’il travaillait à l’adaptation au cinéma du livre Les Frères Sisters, je lui ai envoyé un mail. On ne se connaissait pas vraiment mais j’ai réussi à mettre la main sur son adresse et je lui ai écrit : « J’adore ce livre. J’adorerais travailler avec vous. S’il y a le moindre rôle à pourvoir dans votre film, j’espère que vous penserez à moi. » Il n’a jamais répondu.

**Mais non !**
À l’époque, je me suis dit que j’avais dû l’embêter. Puis, je l’ai revu lors d’un déjeuner à Los Angeles, un an plus tard. C’était un déjeuner normal et il n’a pas parlé du film. C’est seulement un an et demi après ça que j’ai reçu une proposition pour un rôle.

**Et donc Jacques Audiard vous a appelé ?**
J’ai fini par recevoir un coup de fil, oui. Dès que j’ai su qu’il travaillait à l’adaptation au cinéma du livre Les Frères Sisters, je lui ai envoyé un mail. On ne se connaissait pas vraiment mais j’ai réussi à mettre la main sur son adresse et je lui ai écrit : « J’adore ce livre. J’adorerais travailler avec vous. S’il y a le moindre rôle à pourvoir dans votre film, j’espère que vous penserez à moi. » Il n’a jamais répondu.

**Mais non !**
À l’époque, je me suis dit que j’avais dû l’embêter. Puis, je l’ai revu lors d’un déjeuner à Los Angeles, un an plus tard. C’était un déjeuner normal et il n’a pas parlé du film. C’est seulement un an et demi après ça que j’ai reçu une proposition pour un rôle.

**Comment ça s’est passé avec Audiard ?**
Désormais, je peux dire que j’aime le réalisateur, mais aussi l’homme. Je n’aurais pas cru que le courant passerait aussi bien entre nous. J’aime le fait que, dans ses films, l’amour et la violence soient toujours mélangés. Les deux ne sont pas inter-changeables mais il y a un rapport bienveillant entre ces sentiments. J’aime aussi l’idée de dualité, entre la nature et l’industrie, entre les générations. Et surtout, Jacques -Audiard prend -toujours en compte l’inconscient. Il y a systématiquement, dans ses films, l’idée de l’après, de l’au-delà, de ce qui se trame derrière l’histoire qu’il nous raconte. Les réalisateurs capables de mettre ça à l’écran sont ceux que je préfère. Jacques Audiard, Pedro Almodóvar, Terrence Malick. Ces trois-là, on dirait vraiment qu’ils viennent d’une autre planète.

**Dans Les Frères Sisters, on voit bien cette idée de dualité. Notamment dans la façon dont sont dépeints les personnages masculins (très largement majoritaires) : ils sont tiraillés entre ce que l’on attend d’eux (être forts, violents, aventureux) et ce à quoi ils aspirent (une vie calme, en paix, en famille ou dans une société civilisée). Y a-t-il là un message sur la condition des hommes qui a trouvé un écho en vous ?**
Il y a une question que je me pose sans arrêt, et qui vaut pour tous ceux qui font des films et jouent des personnages masculins : « Qui est-ce que nous représentons ? » La plupart des films nous servent une idée conventionnelle de la masculinité : les hommes sont des tueurs, des mecs durs, des sauveurs. Dans le film de Jacques Audiard, il y a quatre personnages principaux qui se cherchent. Quatre hommes qui ne savent pas gérer leurs relations et notamment leurs rapports avec d’autres hommes. Je pense qu’ils essaient tous de savoir qui ils sont. En ce qui me concerne, cela résonne avec la façon dont je me sentais auparavant dans ma vie et la façon dont je me sens aujourd’hui.

**C’est-à-dire ?**
J’ai toujours été sensible, depuis tout petit. Dans mon métier, cela a été un avantage. J’ai pu cultiver cette sensibilité et cette vulnérabilité car ce sont des qualités qui sont recherchées chez les acteurs. Mais quand j’étais jeune, on disait très souvent de moi « oh, il est doux », ou « il est ci, il est ça ». Je ne savais pas ce que cela voulait dire.

**Cela vous énervait ?**
Oui. Je prenais cela comme une insulte. Pour me protéger, je développais de la colère et de la violence. C’est comme ça que l’on réagit quand on est blessé, on s’énerve. De manière générale, c’est la première chose que l’on apprend aux garçons. Attention, je ne veux pas dire que la colère est quelque chose de genré, c’est une réaction commune à tous, hommes comme femmes. Mais je pense que la société entretient un mythe autour de la colère chez les hommes en particulier, qui consiste à associer ce sentiment à de la force. Pour moi, la vraie force, c’est le fait de parvenir à dire : « Je suis blessé. »

**Est-ce votre cas ?**
Aujourd’hui, si on me faisait remarquer que je suis sensible, je dirais : « Oui, c’est vrai. C’est mal ? » À mon âge, je l’assume. J’ai un cœur, je m’en sers, et je sais par ailleurs me protéger. C’est exactement ce que je ressens dans les films de Jacques Audiard. D’ailleurs, lui-même est quelqu’un de très sensible. Au premier abord, il est assez discret et distant, ce qui peut mettre mal à l’aise. C’est un homme qui a vécu beaucoup de choses dures dans sa vie et qui a exprimé ses émotions dans ses films.

**Vous êtes un personnage d’un film d’Audiard à part entière, en fait.**
Merci ! Qui sait, je suis peut-être un peu français quelque part... J’aimerais pouvoir dire ça.

**En parlant de la France, vous étiez à Cannes en 2017 pour présenter le film Okja de Bong Joon-ho. Ce film, produit par Netflix, avait créé une polémique au sein du festival en raison du fait qu’il n’a pas été distribué dans les salles de cinéma mais uniquement sur la plateforme en ligne. Qu’avez-vous pensé de cette réaction ?**
Je l’ai comprise. L’arrivée d’Okja a probablement été perçue comme une menace. Le changement fait peur (Netflix avait refusé de se plier aux règles en vigueur en France, selon lesquelles un film doit attendre trois ans après sa sortie en salles avant d’être accessible sur des plateformes en ligne). Je suis moi-même un enfant des salles obscures, j’ai grandi en allant au cinéma. Les films que j’y ai vus ont changé ma vie. Je comprends que l’on veuille préserver cela. Mais, en même temps, le nombre d’opportunités créatives que permet Netflix est incroyable et inégalé. C’est formidable pour les cinéastes, qui disposent désormais de financements et ne sont plus soumis aux contraintes liées aux échéances des sorties en salles.

**Vous voilà encore partagé.**
Oui, je comprends les deux parties dans cette histoire. Grâce aux plateformes comme Netflix, Hulu, Amazon, des gens du monde entier peuvent découvrir des histoires auxquelles ils n’auraient jamais eu accès autrement. Notre mission, c’est d’apprendre à utiliser ce nouveau médium tout en préservant la magie des films et la façon dont on les regarde.

**Vous êtes un acteur atypique…**
(rires) Typique ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Que je suis complètement narcissique, c’est ça ?

**Non, atypique ! Hahaha !**
Ah, ok !

**Vous incarnez des personnages très divers, vous avez refusé de jouer dans Avatar, vous aimez les films indépendants…**
Je suis attiré par les rôles que je pense pouvoir jouer. Pendant longtemps, j’ai essayé de faire des choses que les gens me conseillaient de faire : « Fais ça, ce sera bien pour ta carrière, ça te servira de tremplin pour faire ce dont tu as vraiment envie. » On réfléchit tous ainsi : on fait des choses en les voyant comme un moyen, pas comme une fin. Un jour, je ne sais plus quand exactement, j’ai accepté le fait que je n’entrais pas forcément dans la norme et j’ai réalisé qu’il y avait quand même une place pour moi dans ce milieu. Je choisis en fonction de mon feeling, parfois c’est un gros film, parfois c’est un film indépendant, ça m’est égal.

**Le prochain, en l’occurrence, c’est un gros : vous serez à l’affiche de Spider-Man.**
Je ne suis opposé à aucun projet a priori. Pour moi, tout est une question de perspective. C’est comme si je regardais une toile et que je me demandais : « As-tu quelque chose à ajouter ? Peux-tu t’investir dans cette œuvre et y apporter du sens ? » Pour un artiste, il existe des opportunités de création partout. Si vous cessez de réfléchir de la sorte, vous tuez quelque chose en vous.

**En 2017, vous avez fait vos débuts à Broadway, dans la comédie musicale Sunday in the Park with George. Qu’est-ce qui vous a poussé vers ce terrain ?**
Cela en a peut-être surpris certains mais la comédie musicale, c’est mon vrai moi. Ça l’a toujours été. J’ai chanté toute ma vie. Avec ma famille, dans des chorales. L’idée n’était pas de m’essayer à quelque chose de nouveau mais au contraire d’aller vers un format tout à fait naturel chez moi. Je vais voir des comédies musicales tout le temps.

Il y a quelques années, vous avez revêtu une nouvelle casquette, celle de producteur avec votre société Nine Stories.

Je suis tout à fait conscient d’avoir de la chance d’être acteur mais je sais aussi qu’une carrière peut s’arrêter à tout -moment, et j’ai envie de continuer à pouvoir raconter des histoires. J’ai grandi dans une famille de cinéastes. L’histoire d’un film a toujours été plus importante pour nous que la performance d’un acteur ou une actrice. Et j’ai toujours adoré les artisans du cinéma : les chefs-opérateurs, les monteurs. J’ai même développé une sorte d’obsession pour ces gens-là.

**Ce goût pour l’artisanat ne vous encourage-t-il pas à passer à la réalisation ?**
Oui, un jour, certainement. Mais pour l’instant, j’aime le business de la production. Je me suis rendu compte que produire des films, c’est-à-dire dénicher une bonne histoire et mettre sur pied une équipe capable de créer une œuvre qui va fonctionner, est quelque chose que j’adore faire, plus que tout.

**Vous avez déclaré que l’une de vos missions en tant que producteur était de développer des films faits par des femmes ou avec une femme comme personnage principal. C’est important pour vous ?**
Mon associée à Nine Stories est une femme (Riva Marker), j’ai été élevé par une cinéaste (la scénariste, productrice et réalisatrice Naomi Foner Gyllenhaal), et ma sœur (l’actrice Maggie Gyllenhaal) travaille aussi dans l’industrie du cinéma. J’ai appris beaucoup en les observant. Je suis bien placé pour savoir que les mêmes opportunités ne sont pas données aux hommes et aux femmes dans ce milieu.

**Quelle différence de traitement voyez-vous entre vous et votre sœur ?**
Elle me dit souvent que les hommes ont davantage d’opportunités. Récemment, je l’ai vue travailler d’arrache-pied et se battre pour qu’existe le dernier film dans lequel elle joue, The Kindergarten teacher (prochainement en salles). Elle a dû faire des compromis. C’est un film -magnifique qui s’attaque à des sujets compliqués, et sa performance est extraordinaire. Netflix l’a acheté, mais aucune autre société n’en voulait. Un autre argument en faveur de Netflix ! Ils l’ont soutenue. Mais je ne veux pas parler à la place de ma sœur, elle m’a spécifiquement demandé de ne pas le faire.

**Oui, ça se comprend.**
En tout cas, c’est important pour mon associée et moi de veiller à la représentation des femmes, et ce n’est pas parce que c’est dans l’air du temps. Je veux développer des personnages féminins forts, complets, réfléchis, formidables.

**Vous étiez déjà aux côtés de la gent féminine lors de la Marche des femmes à Washington en 2017, après l’investiture de Donald Trump...**
Oui, j’avais très envie d’y être. J’étais fier de prendre part à ce mouvement et de soutenir les femmes. Il y a tellement de causes qui sont menacées aujourd’hui par l’administration en place que je veux aider autant que possible. Il y a une réelle prise de conscience aux États-Unis. L’un des prochains combats dans lequel je veux m’investir, ce sont les élections de mi-mandat, en novembre. Il faut que les gens s’impliquent dans ce scrutin.

**Êtes-vous confiant avant ces élections ?**
Non. C’est difficile d’être confiant, car on est constamment surpris par tout ce qu’il se passe. C’est pour ça que je compte me battre d’autant plus. Reposez-moi la question dans quelques mois et j’aurais peut-être plus d’espoir. J’ai en tout cas prévu de m’arrêter de travailler pendant l’automne, pour me consacrer à cette campagne.

Les Frères Sisters de jacques audiard, avec Jake Gyllenhaal, Joaquin Phoenix...En salles le 19  septembre