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1. « Mettez une lettre en petits morceaux, elle reste la lettre qu’elle est […][1] »

La Lettre volée d’Edgar Allan Poe, ou The Purloined Letter (1844) de son titre original, est l’histoire du trajet d’une lettre, d’une lettre destinée à la reine et malencontreusement ravie sous ses yeux par l’un de ses ministres qui, désireux d’exercer son pouvoir sur la grande dame, emploie la missive comme outil de chantage. Alertés par la reine, les policiers entreprennent des fouilles méthodiques et minutieuses qui ne permettent malheureusement pas de retrouver la lettre ravie par le ministre D., ce qui enjoint le préfet à faire appel au détective Auguste Dupin. Grâce à son oeil de lynx et à son raisonnement, qui consiste à interroger les relations intersubjectives qui président au parcours de la lettre, Dupin déniche la missive et s’en empare en prenant soin de la remplacer par un fac-similé. Fort d’offrir une lecture psychanalytique de la nouvelle de Poe, le psychanalyste Jacques Lacan prononce, le 26 avril 1955, le Séminaire sur « La Lettre volée[2] », élocution qui, une fois transcrite, figurera en tête de ses Écrits[3].

Ce qui m’intéresse dans l’exercice de Lacan, c’est son approche toute particulière de l’objet lettre qu’il considère avant tout pour les connexions intersubjectives qu’il crée entre les personnages et non, comme on pourrait s’y attendre, pour son contenu, puisque jamais ce dernier n’est révélé au lecteur. Étant donné que, dans cet article, je réfléchis moi aussi à la lettre, et à la relation de confiance / inquiétude qui découle de l’échange épistolaire entre mère et fille, il me semblait indispensable de relire le Séminaire de Lacan qui traite justement de ces enjeux. Cette avenue m’apparaissait d’autant plus féconde que la correspondance privée dont sont issues les lettres lues par Chantal Akerman dans News from Home (1977) sont strictement inaccessibles aux chercheurs qui sont tentés d’en retracer la genèse. Dans le cas où les seuls matériaux à ma disposition se résumaient à l’objet filmique et à la retranscription des lettres lues dans le long métrage publiées dans Chantal Akerman Retrospective Handbook[4] — il s’agit des missives écrites par Nathalia Akerman, les réponses de la réalisatrice n’étant ni lues dans le film ni publiées dans quelque monographie —, l’approche de Lacan me semblait offrir un cadre de réflexion propice à l’analyse de l’objet intermédial qu’est News from Home puisqu’elle consiste à concevoir la lettre au-delà des signifiés qui la composent, enjoignant le chercheur à questionner la prolongation de son trajet et les formes que prennent tour à tour ses médiations. Si une grande part de mon analyse est consacrée à la lettre, non seulement comme message, mais comme objet intermédial, objet de relais qui lie entre eux les êtres, leur permet d’entretenir la relation filiale, voire d’inaugurer un autre type de relation, celle à laquelle invite l’oeuvre d’art, elle ne la considère pas pour autant comme « pur signifiant », c’est pourquoi elle se désolidarisera de l’approche lacanienne, fera un pas de côté en refusant de tirer un trait définitif sur la part signifiante des lettres écrites par Nathalia Akerman. Considérant que, pour étudier la nature des liens de confiance entre mère (destinateur) et fille (destinataire), force m’est de lire, de penser, de déchiffrer, de décrypter le contenu des lettres maternelles et l’intentionnalité qui s’en dégage, je m’adonnerai donc, dans une perspective herméneutique, à l’analyse textuelle de certains passages des lettres. Bien que la proposition psychanalytique informe et inspire ma démarche, cette dernière ne prétend pas s’en réclamer du tout au tout. S’inscrivant dans la tradition des études intermédiales, elle aspire plutôt à mettre en relation, à faire dialoguer l’oeuvre d’Akerman avec les notions de lettre, de confiance et de secret, empruntées aux domaines de la philosophie et de la psychanalyse.

Dans les lignes de ce texte, je propose une lecture-spectature intermédiale de News from Home de Chantal Akerman qui s’efforce de penser signifiant et signifié dans un prolongement. Pour ce faire, je m’intéresserai d’abord à la relation de confiance qu’instaure la relation épistolaire entre mère et fille en dialoguant de près avec les réflexions qu’esquisse la philosophe Michela Marzano dans son article « Qu’est-ce que la confiance[5] ? » (2010). Cette première réflexion m’invitera à penser les effets pervers de la lettre, soit l’intensification paradoxale du poids de l’absence et de l’inquiétude maternelle. En considérant l’échange épistolaire comme lieu intime de confidence et de confiance, j’aborderai ensuite le trajet de la lettre (de la mère à la fille, de l’écrit à la lecture, du papier à l’écran) et ses différentes médiations, abordant du même coup les questions de l’écriture, de la voix, de l’absence-présence des corps, de l’interférence entre l’image et le son, entre le présent de la ville et celui de la lecture des lettres. Finalement, je penserai la médiation des lettres et leur devenir-public à la lumière des notions de « secret » et d’« héritage », telles que développées par la psychanalyste et autrice Anne Dufourmantelle dans son essai Défense du secret (2015)[6] à la suite du penseur Jacques Derrida.

2. Confier l’être de la lettre

1972. La réalisatrice Chantal Akerman part seule à New York pour amasser l’argent nécessaire à la réalisation de ses futurs longs métrages. Elle fait de petits boulots ici et là, se laisse habiter par le paysage new-yorkais qu’elle découvre pour la première fois. Dans la métropole nord-américaine, nul ne vient la visiter, ses parents n’ayant pas l’argent nécessaire pour traverser l’Atlantique. Cependant, la mère d’Akerman, ne sachant pas quand sa fille lui reviendra, souffre alors des distances géographique, physique et affective qui l’en séparent. C’est en partie pour les abolir, du moins les surmonter, que Nathalia Akerman s’arme de sa plume pour écrire à sa « chère petite fille[7] » des lettres, objets autour desquels s’articule News from Home, film réalisé quelque trois années après le séjour qui l’inspira. Chantal Akerman est alors une cinéaste reconnue grâce au succès et à la reconnaissance que lui apporta Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, Bruxelles 1080 (1975).

La lettre, entité de papier volatile adressée à l’autre, parfois reçue, parfois volée, parfois perdue, fuyante, devient le cadre du film, son scénario non linéaire, antichronologique. Or la lettre est une adresse, elle en appelle donc à l’autre, à sa lecture attentive qui est aussi l’équivalent d’une écoute; la lettre relève donc de la confidence. Si je ressens le besoin de partager avec toi mes joies et mes maux, mes inquiétudes comme mes voeux les plus chers, et surtout, les pensées que tu m’inspires, puisqu’après tout, je m’adresse à toi et à nulle autre, c’est qu’il me pèse de les garder pour moi, c’est que je ressens une tension, un besoin, celui de « dire ». Je vis dans la croyance, dans la foi que la confidence est salvatrice, que la parole, l’écriture dans le cas de Nathalia Akerman, me délestera d’un poids. Ma confidence n’est pas un don, je ne la partage pas comme je lancerais une bouteille à la mer, sans attente de réponse. Ma confidence réclame ton écoute, ta participation, elle signifie que j’attends quelque chose de toi, et dans le cas d’une confidence médiatisée par l’écriture de la lettre, ce « quelque chose » est souvent une réponse sous la forme d’une nouvelle missive. La lettre appartiendrait donc à l’économie de l’échange, de la transaction, celle d’« une lettre pour une lettre[8] ».

La première lettre lue par Akerman dans News from Home, bien qu’elle paraisse témoigner de la réussite transactionnelle — Nathalia Akerman mentionne la réception d’une lettre de Chantal dans sa propre missive —, nous fait entrevoir que le geste épistolaire, s’il est pensé comme moyen de conjurer la distance, s’avère paradoxalement intensifier le poids de l’absence et l’inquiétude maternelle :

Notre chère petite fille, j’ai bien reçu ta lettre, j’espère que tu continueras à m’écrire souvent, de toute façon j’espère que tu nous reviendras vite. J’espère que tu continues à bien te porter et que tu travailles déjà. J’espère que New York te plaît et que tu es contente alors nous sommes contents aussi malgré qu’on voudrait te revoir le plus vite. Dis-nous quand tu penses revenir. Enfin chez nous, c’est comme d’habitude. Malgré que Sylvaine est alitée et reste à la maison et que moi je ne suis pas fort bien[9].

Bien que le spectateur demeure dans l’ignorance du contenu des lettres qu’Akerman envoie à Nathalia en guise de réponse — celles-ci ne sont jamais lues au cours du film —, il apprend cependant que la mère de la réalisatrice n’a nulle idée de la durée du séjour de sa fille puisqu’elle « […] espère que [sa fille lui revienne] vite[10] ». La relation de confiance instituée entre mère et fille grâce à l’échange épistolaire implique donc son lot d’incertitude. Imprévisible et incertaine, elle « place d’emblée celui qui fait confiance dans un état de vulnérabilité et de dépendance[11] ». En lisant à voix haute les lettres écrites par sa mère tout en taisant les siennes, Akerman insiste sur l’état ambivalent — entre volonté de faire confiance et inquiétude — dans lequel se trouve Nathalia au moment de l’écriture des lettres. Si elle désire entretenir la relation filiale avec sa fille malgré les transformations que distance et dispositif épistolaire lui font subir, elle doit accepter le risque « que [la] dépositaire de [sa] confiance ne soit pas à la hauteur de [ses] attentes[12] […] », que contrairement à ce qu’elle lui demande dans la première missive, sa fille ne continue pas « à lui écrire souvent » ni ne revienne en Belgique de sitôt. Dans le film, le vide créé par l’absence des lettres de la réalisatrice agit à l’image d’une lettre évasive, pleine de trous, peut-être celles que Chantal adressait à sa mère. À l’instar de Nathalia Akerman, le spectateur désire en « savoir plus », mais force lui est de « faire confiance » à la réalisatrice, d’accepter l’absence de ses lettres s’il tient à s’engager dans la lecture-spectature de l’oeuvre. Fort de cette confiance, il portera alors peut-être attention aux longs silences parasités des sons des rues de New York qui ponctuent la lecture des lettres de Nathalia lues par Chantal. En rejouant le mutisme de la fille, les silences traduisent non seulement l’absence de Chantal dans la vie de Nathalia, mais ils invitent les spectateurs au coeur de cette absence, au coeur de ces avenues new-yorkaises qui défilent sous leurs yeux et qui constituent le quotidien d’Akerman.

Contrairement à un cinéaste comme Guy Gille qui, dans L’Amour à la mer (1965), use du dispositif épistolaire pour faire alterner le discours intérieur des deux personnages principaux (les amants Daniel et Geneviève) et ainsi dynamiser la narration — lorsque Daniel lit une lettre, nous assistons à son quotidien d’officier de la marine, à Brest, alors que nous sommes catapultés à Paris dès que Geneviève prend la parole —, Akerman ne fait pas du dispositif épistolaire un prétexte pour voyager dans le temps, l’espace ou bien pour accéder au flux de pensée d’un personnage. Plutôt que de faire du moment de la lecture des lettres l’expression d’une subjectivité, celle de sa mère, elle réussit, en prêtant sa voix aux lettres maternelles, en projetant à l’écran les images de son quotidien, à faire communiquer leurs deux sensibilités. Son usage du dispositif épistolaire, en plus de permettre le partage simultané de deux intériorités, se distingue de celui d’un Guy Gilles ou d’un François Truffaut, chez qui le moment épistolaire coïncide souvent avec le regard-caméra de l’auteur de la lettre, en refusant la représentation de son corps comme de celui de sa mère. News from Home n’offre que les mots de Nathalia, la voix, les yeux de Chantal. Le spectateur ne risque pas d’être rapté par le mirage de la figuration, « [il ne se fera] pour [lui] ni sculpture ni toute image [...][13] » (Exode 20.4).

3. Se faire l’archive d’un autre corps, d’une autre mémoire

En offrant sa voix aux lettres de sa mère, Akerman témoigne à la fois des affects de cette dernière, inhérents au discours écrit, et de son expérience personnelle de la séparation. Dans News from Home, aucune trace matérielle ne subsiste des lettres maternelles, nulle image de lettre, nul caractère écrit n’apparaît à l’écran, seule la voix de leur destinataire leur fait signe, rappelle leur état originel d’objet. La métamorphose de l’écrit en voix fait basculer la lettre du scripturaire à l’oral, reléguant sa transmission à un corps, celui d’Akerman, qui se fait réceptacle des mots maternels. En prêtant sa voix, son corps aux lettres de sa mère, la réalisatrice raconte sa génitrice, geste récurant dans ses films et ses oeuvres de fiction littéraire — dans Chantal Akerman, autoportrait en cinéaste (2004), elle confie d’ailleurs que son travail consiste à remplir les trous creusés par le mutisme de sa mère :

On essaie de remplir ces trous, et je dirais même ce trou, par un imaginaire nourri de tout ce qu’on peut trouver, à gauche, à droite et au milieu du trou. On essaie de se créer une vérité imaginaire à soi. C’est pour ça qu’on ressasse. On ressasse et on ressasse. Et parfois on tombe dans le trou. Dis-moi la vérité. Raconte-moi ton histoire. Je ne peux pas[14].

Akerman incorpore la voix maternelle pour ensuite non pas parler en son nom, mais se faire ventriloque, redonner voix à cette femme qui, après avoir connu l’horreur des camps, jamais n’a voulu parler. Bien que la réalisatrice privilégie le média de la voix pour communiquer le contenu des lettres, leur matérialité demeure indispensable à l’existence phonétique des phrases puisqu’elle procède d’une lecture. Or, pas de lecture sans lettre, sans texte. Contrairement à la voix du logos, directement issue du monde des idées et transmise par la phônê (φωνή) humaine[15], celle d’Akerman tire son origine d’une lecture et, donc, du déchiffrement d’une écriture. Son origine ne provient pas d’un au-delà idéel, mais bien d’une inscription tracée sur le papier ici-bas, sur terre, au coeur du réel. En considérant l’écriture comme origine des lettres, le film nie la hiérarchie privilégiant la voix à l’écrit. Alors que, comme le note le philosophe Jacques Derrida dans La Pharmacie de Platon[16] — l’un des trois chapitres de La dissémination (1972) — la tradition philosophique occidentale a, depuis Platon, associé la voix à l’idéalité, au concept, au référent, dans News from Home, elle fait plutôt signe au corps d’Akerman puisque d’inertes vocables qu’ils étaient, les mots maternels intègrent, traversent, font vibrer un corps. Les mots sont en quelque sorte rendus à la vie puisqu’afin de nous parvenir, les lettres doivent habiter la réalisatrice, faire vibrer ses cordes vocales, activer son appareil phonatoire puis s’insérer dans les images du film.

Ce corps que j’entends sans pourtant le voir, ce corps qui appartient au hors-champ du film, mais dont la parole appartient bien au film celle-là, je le devine tout proche puisque « […] la voix [est] toujours le “corps” en voix[17] ». Je dirais même que le corps d’Akerman, bien qu’il soit invisible, habite le film grâce à sa voix. Contrairement aux enveloppes charnelles interchangeables et anonymes des passants entraperçus dans les séquences, le corps de la réalisatrice accompagne, par le biais de la phônê, le spectateur tout au long du trajet du film. Seule constante, seul repère dans ce long métrage qui ne connaît ni récit ni personnage, la voix « fait une prosodie, qui n’est pas celle du discours, mais celle du corps, et de la relation entre les corps[18] », ceux de la mère et de la fille à nouveau réunis dans la matrice-film. En partageant avec nous son quotidien par le truchement des lettres maternelles, Akerman fait de son corps « l’archive d’un autre corps, d’autres mémoires[19] », celui / celles de sa mère Nathalia. S’il se fait archive, le corps d’Akerman est d’abord celle des lettres qu’elle conçoit, comme je l’ai évoqué plus tôt et comme la réalisatrice le confie à Jean-Luc Godard lors d’un entretien pour Ça Cinéma, sous forme de sons : « […] c’est un projet plus conceptuel qui partait d’une idée, d’un choc, d’une image que j’avais de New York, et de sons qui étaient les lettres de ma mère[20] ». Les missives, bien qu’elles parviennent à Akerman sous forme écrite, lui apparaissent sous leur forme médiée, celle du son, le son d’une voix qui voyage grâce au média qu’est la lettre. Tout se passe comme si, peu de temps après leur lecture et grâce au pouvoir de la mémoire de la destinataire, les lettres maternelles devenaient voix, sons, échos. Akerman, après l’action inaugurale, mais somme toute assez courte, de la lecture, semble faire l’expérience d’une écoute, l’écoute d’un discours qui se déleste d’une partie de son sens pour devenir voix, présence. Plus qu’une archive sonore, le corps d’Akerman est avant tout celle de la mémoire maternelle, mémoire oubliée, tue par nécessité. Pleine de trous à l’image des cartes postales de Derrida[21], la mémoire d’Akerman est celle du silence, des non-dits, de tout ce qui n’apparaît pas dans les lettres qui lui sont adressées. L’ineffable, l’impossible à dire, le silence de la mère, la réalisatrice cherche à les sonder, les colmater, les combler de fiction, ces manques deviennent alors progressivement ses matériaux privilégiés. Elle confiera d’ailleurs, dans Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste : « C’est sans doute pour ça ces films sur un quotidien silencieux, pour arracher à ce silence un peu de vérité. De vérité réinventée. Un enfant avec une histoire pleine de trous ne peut que se réinventer une mémoire[22]. » Cette confidence, qui insiste sur la réinvention de la mémoire au sein de l’oeuvre d’Akerman, illustre remarquablement la fécondité créative du réinvestissement du secret maternel. Puisque la réalisatrice refuse que l’histoire de sa mère — bien qu’elle n’y ait jamais accès — sombre dans l’oubli, elle ne cessera, dans son oeuvre, de « tourner autour », de la réinventer, de la questionner film après film.

4. Le partage d’un être-là

Si la réalisatrice a choisi de lire, à la chaîne, les lettres de sa mère, ce n’est pas que pour informer le spectateur des angoisses et des sollicitudes maternelles, mais aussi et surtout pour restituer, représenter, traduire son expérience d’un quotidien — celui du séjour new-yorkais de 1972 hanté par la voix maternelle — où plusieurs espaces, plusieurs temps se chevauchent. Ainsi, bien qu’Akerman lise exclusivement les lettres écrites par la main de sa mère et tente, par là, de lui donner voix, la réalisatrice, dans une perspective autobiographique, travaille également à partager au spectateur l’état dans lequel elle se trouvait lors de son séjour à New York. La lecture des lettres, les mots qui les composent, parfois clairs, parfois inaudibles, ensevelis sous l’ambiance sonore de la ville, est à l’image d’une voix intérieure se répercutant en échos dans une boîte crânienne, celle d’Akerman. News from Home peut donc être lu-vu comme la confidence d’un quotidien hanté par les mots de la mère, comme une tentative de recréer et de partager une expérience singulière du temps,

[tout] se passe comme s’il existait, dans le film, une pensée mise en images qui, promulguant du temps et de l’espace, inviterait le spectateur à la lecture […] d’une conscience-espace et d’une conscience-temps ou à celle, enfin, d’une sorte d’eidõlon […]. Cet eidõlon, accomplissant du temps, laisse apparaître le visage d’un temps perçu et, par intrication, celui d’un temps senti de l’expérience humaine[23]

Le dessein de la cinéaste est de partager une phénoménalité, un « être-là » spécifique, le sien, avec le spectateur. La restitution du temps présent, sa représentation au cinéma, requièrent la mise en commun de plusieurs temps, car comme l’écrivait Henri Bergson, « ce que j’appelle mon présent empiète tout à la fois sur mon passé et mon avenir[24] ». En d’autres mots, le présent ne se vit qu’en relation avec un passé et un futur qui rendent possible l’ici-maintenant. Ce présent empreint de passé et d’avenir, Bergson le nomme perception complète et précise qu’« [il] ajoute des souvenirs à la perception immédiate, et renforce ainsi sa dimension subjective[25] ».

Pour rendre compte de cette expérience personnelle d’un temps stratifié, Akerman met en oeuvre les principes de « protention » et de « rétention » temporelles définis par le père de la phénoménologie, Edmund Husserl. Pour donner une idée claire et simple de ce en quoi consistent ces deux moments, « je dirai que la rétention participe, par intentionnalité, de la retenue du passé dans le présent, alors que la protention anticipe l’avancée du temps […][26] ». Le temps du film, bien qu’il fasse signe au présent de l’expérience, est composé d’éléments qui font signe au passé et au futur puisque c’est dans la continuité que l’humain s’inscrit dans le temps. Si on adopte cette perspective, le temps de la voix, de la lecture des lettres, évoquerait, d’une part, un passé qui appartient au destinateur — la lettre n’est jamais « actuelle », sa réception, due au délai des postes, est différée, son auteur y évoque d’ailleurs des évènements révolus au moment de son écriture — d’autre part, un passé propre à la destinataire — grâce aux évocations de sa mère, Akerman se souvient de la vie qu’elle partageait à Bruxelles avec sa famille. Le présent, quant à lui, est représenté par l’image des rues de New York, des différents chemins, moyens de locomotion — marche à pied, voiture, métro, bateau — empruntés par la réalisatrice, ainsi que par les sons, les bruits urbains qui ponctuent la vie new-yorkaise. La superposition, au montage, de la bande-image, de la bande-son sur laquelle sont enregistrés les bruitages et de celle qui restitue la lecture des lettres, permet à Akerman de créer un film qui représente la complexité et l’hétérogénéité du temps présent, d’un hic et nunc personnel et particulier. La lecture-spectature[27] du film, la dissection de son montage m’ont également permis de déceler une chaîne de confiance / confidence inhérente aux multiples (inter)médiations qui y ont lieu. Contrairement à ce qu’on peut penser en ne se consacrant qu’à l’étude stricte des lettres, le geste de confier, et par là même, celui de faire confiance, n’est pas assumé que par la mère, qui, comme je l’ai mentionné au début de l’article, se confie et fait confiance à sa fille lorsqu’elle lui envoie des lettres. Il est aussi endossé par Akerman qui, en réalisant News from Home, confie son expérience du présent au spectateur. Le choix de confier une partie de son intimité au public semble relever d’une confiance aveugle, car si Nathalia connaît sa fille, Chantal ne sait rien du public qui visionnera son oeuvre. Dans ce cas, pourquoi choisit-elle de se confier à de purs inconnus, à des individus qu’elle ne connaîtra sans doute jamais ? Et dans quelle mesure Akerman peut-elle éthiquement partager son intimité si la représentation de ce sentiment intérieur requiert la médiation et la révélation des lettres maternelles au grand public ?

5. Transmettre l’héritage des lettres sans en trahir le « secret »

News from Home jamais ne nous informe d’une entente préalable au partage public des lettres écrites par Nathalia Akerman. En tant que spectateur·trice, il me paraît cependant inconcevable que la réalisatrice ait impunément utilisé des missives aussi intimes sans d’abord lui en demander l’autorisation. En visionnant le film, je ne peux m’empêcher d’entretenir la présomption qu’un accord a eu lieu, sans quoi je ne me sentirais pas tout à fait à l’aise d’écouter Akerman lire les lettres de sa mère à voix haute. À vrai dire, dans le cas où on visionne le film pour le plaisir et non pour en faire l’analyse, comme ce fut le cas pour moi lors de mon dernier visionnement, la question ne se pose même pas, le spectateur croit d’emblée à l’éthique de la démarche d’Akerman, à la pureté de ses intentions. Autrement dit, contrairement au chercheur qui, en questionnant l’oeuvre, développe une forme de soupçon à son égard, le spectateur a une confiance presque totale en Akerman. Mais qu’est-ce qui justifie cette confiance en une artiste qu’il  ne connaît pas ? Lorsque j’entame la lecture d’un livre ou bien le visionnement d’un film, sans m’en rendre bien compte, je signe un pacte implicite avec son auteur. Dès lors, j’accepte de lui faire tout à fait confiance. Ainsi, l’approche de tout matériel narratif m’incite à faire confiance à son auteur ou bien à son narrateur et cela, bien que je sache qu’il peut me duper. Tant que rien, dans l’oeuvre, ne fait vaciller ma confiance, je m’en remets à l’artiste. Ce qui compte est alors moins le réel que la force de ma foi, mon désir d’avoir confiance en l’autre. Si rien, dans le film, ne fait vaciller ma confiance, c’est peut-être aussi parce que je n’ai pas l’impression d’assister à un dévoilement, à la révélation d’un secret.

Akerman l’a mentionné dans ses écrits à de nombreuses reprises : sa mère jamais n’a voulu parler de son passé. Alors que son père la sommait d’arrêter de ressasser, sa mère, « tout simplement, se taisait[28] ». Les lettres envoyées par Nathalia Akerman à sa fille Chantal, avec les quelques lignes écrites dans le Tagebush — petit carnet, équivalent du journal intime — de la grand-mère, constituent les seules confidences faites par Nathalia à sa fille[29]. Bien qu’elles oblitèrent l’essentiel de ce qu’elle garde en elle, de son « secret » — les souvenirs des camps, l’expérience du désastre —, les lettres demeurent l’un des rares lieux où la mère de la réalisatrice ose se confier. Loin d’être dupe, Akerman sait fort bien que certaines « paroles […] sortent pour en cacher d’autres[30] », que derrière les mots du quotidien se cache le secret, que ce qui est tu existe sous la surface des mots, à l’état d’indicible, d’ineffable. Les phrases maternelles anodines, pleines de trous, ponctuées de silence, constituent l’héritage mémoriel de la réalisatrice et bientôt, le fonds d’archives incomplètes dans lequel elle puisera pour ériger son oeuvre. Ce legs incomplet, cryptique, toujours à réinventer, s’apparente, en plusieurs points, à la notion d’héritage pensée par Jacques Derrida et réinvestie par la psychanalyste Anne Dufourmantelle dans son essai, Défense du secret :

Pour Derrida, l’héritage est une réserve qu’on ne pourra jamais entièrement déchiffrer ni interpréter. L’engagement tacite de l’héritier c’est de ne pas y mettre fin, de le préserver pour l’avenir. C’est une responsabilité dont on ne sait à l’avance jusqu’où elle conduira. Cet héritage est à la fois individuel et / ou collectif. Il pose la question de la transmission (d’un savoir, d’un legs, d’une parole) et de son éventuelle brisure ou oubli. Cet héritage, en ce sens, est un secret. Pareil au tiroir caché d’un meuble de famille, il tient quelque chose à part qui résiste à la captation. On ne connaît pas le lieu où ce secret est scellé. Il reste inviolable. Il arrive que les parois se fissurent, il peut arriver qu’il en sorte quelque chose, mais ce n’est qu’un élément dérivé[31].

Les lettres, à l’instar de la notion derridienne d’héritage évoquée par Dufourmantelle, constituent un secret « inviolable », « qui résiste à la captation » puisqu’il ne s’offre pas dans la transparence, la nudité du sens. Dans les mots répétitifs de sa mère, Akerman lit autre chose que ce qu’ils « disent », et cela, bien que leur autrice n’y ait rien caché volontairement — aucune référence à son passé, aucun écho à ce qui a causé son mutisme. C’est donc grâce au surplus qu’y ajoute la lecture de Chantal, ce qu’elle voit, ce qu’elle lit entre les lignes, que ces lettres ont valeur d’héritage. Elles font partie intégrante de la mémoire trouée de la réalisatrice, mémoire qu’elle cherche à rebâtir, à renflouer par l’intermédiaire de la fiction et du cinéma.

Afin d’édifier une mémoire, de l’inscrire dans le tissu de l’Histoire, encore faut-il la transmettre à un tiers. En confiant les lettres maternelles au cinéma, et par là même, au spectateur, Akerman les arrache à l’oubli, les transformant, du même geste, en archive audiovisuelle, en film. De cette manière, la réalisatrice parvient-elle à transmettre l’héritage maternel sans pour autant en révéler le secret — qui lui est par ailleurs également inaccessible. En donnant sa propre voix aux lettres, grâce à la médiation de l’écrit, la réalisatrice fait publiquement exister les mots de la mère, elle en prolonge le trajet au-delà de la réception personnelle. Ce prolongement, exigeant la transformation intermédiale des lettres, permet à Akerman d’en extraire un « élément dérivé[32] », qui n’est déjà plus la succession des lettres, mais un objet autre qui s’en nourrit : le film.

6. Une lettre n’arrive pas toujours à destination

Dans La Lettre volée d’Edgar Allan Poe, une lettre dont le contenu est inconnu aux narrateurs, aux différents actants ainsi qu’au lecteur, est ravie à la Reine par le monstrueux ministre D. Tout ce qu’on sait de cette lettre, c’est que la Reine désire la cacher à une « illustre personne », en l’occurrence le Roi, car « […] la notion qu’il pourrait avoir de ladite lettre, ne mettrait en jeu rien de moins pour la dame que son honneur et sa sécurité[33] ». C’est parce qu’il lit le désarroi dans le regard de la Reine lorsque le Roi fait son entrée dans le boudoir que le ministre D. s’empare de la missive, pensant, à raison, que sa possession lui offrira un ascendant sur la Reine. La nouvelle a cela de particulier qu’elle nous apprend à considérer la lettre non comme un message, mais comme un objet qui lie des personnages, instaure des relations intersubjectives entre eux. L’importance accordée aux gestes entourant la lettre — cacher, ravir, falsifier, faire chanter, réquisitionner —, à son trajet et au circuit intersubjectif qu’elle dessine m’a permis de considérer les lettres de News from Home comme un objet proprement intermédial puisqu’au-delà de son contenu, il instaure des relations entre les êtres, les médias, les moyens d’expression. J’ai cependant jugé bon d’élargir la démarche proposée par Lacan en considérant le discours véhiculé dans les lettres ainsi que la place du spectateur, destinataire final des lettres une fois médiées, déplaçant d’emblée la question de pouvoir au rapport de confiance.

Dans le film d’Akerman, on l’a vu, les lettres instaurent une relation de confiance entre mère et fille, puis entre réalisatrice et spectateur·trice, puisque dès qu’elle est (re)confiée, la lettre implique une nouvelle relation. Ces relations sont rendues possibles grâce à la médiation des lettres, de l’écrit à la voix, qui ne doit pas être conçue comme une simple « traduction » à la lettre des missives, mais bien comme un outil de transformation du média originel, les lettres lues par Akerman n’étant pas chargées de la même intention que celles que la réalisatrice reçoit de la part de sa mère. Bien qu’elle raconte toujours Nathalia et la relation de confiance qu’elle entretient avec Chantal, la lecture des lettres, son inscription sonore à même le film, raconte également la réalisatrice. En lisant les lettres maternelles, en se les appropriant corporellement, Akerman crée un nouveau matériau qui non seulement porte les mots de la mère, mais alimente la métamorphose d’un « être-là » en film. News from Home est cette oeuvre intermédiale qui réunit les archives sensibles de la mère et de la fille — lettre, voix, images, sons — les confie généreusement au spectateur sans pour autant révéler les secrets bien gardés de Nathalia. De toute manière, « […] le secret comme un moment de la révélation est un espace-temps en devenir. Vérité elle-même en mouvement, elle-même un moment de la révélation[34] ». Le film est donc déjà autre chose que les lettres qui l’ont inspiré : la réponse à une mémoire trouée.