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En Russie, la purge se poursuit dans le monde de la culture

Svetlana Petriïtchouk dans le box de l'accusé lors de son procès.
Svetlana Petriïtchouk au cours de son procès à Moscou. Yuri Kochetkov/EPA-EFE

En Russie, la purge violente de la pensée indépendante et de la créativité menée contre les intellectuels russes depuis l’invasion de l’Ukraine lancée par Vladimir Poutine en 2022 se poursuit à un rythme soutenu.

En 2020, une pièce intitulée Finist-Clair-Faucon de Svetlana Petriïtchouk a été jouée pour la première fois à Moscou. La production, financée par l’État, a été mise en scène par Evguenia Berkovitch. La pièce a remporté deux prix au prestigieux festival de théâtre russe « Le Masque d’or » en 2022. Son titre est tiré d’un conte populaire russe décrivant le long et périlleux voyage entrepris par une belle jeune fille pour trouver le grand amour auprès d’un jeune prince qui lui a rendu visite sous la forme d’un oiseau au plumage magnifique.

La pièce de Petriïtchouk cherche à comprendre les décisions naïves de jeunes femmes qui ont été séduites en ligne pour devenir les épouses de combattants de l’État islamique, et qui, à leur retour en Russie, sont jugées pour terrorisme. Elle s’appuie en partie sur des transcriptions de procès.

Plusieurs d’entre elles décrivent leur vie terne en Russie et leurs difficultés avec les hommes russes. Leurs futurs maris supposés les incitent à se rendre en Syrie en leur racontant des histoires fantastiques et exotiques sur la vie d’une épouse musulmane. Aucune de ces femmes n’est consciente de ce qu’est la violence terroriste. Sur le site web du « Masque d’or », Petriïtchouk explique :

« Nous avons choisi un thème extrêmement complexe, dans lequel il était exceptionnellement difficile de se connecter aux protagonistes, de les comprendre, d’avoir de l’empathie pour eux et de comprendre ce qui s’est passé (…). Que manque-t-il à une personne – une femme – pour qu’elle joue sa vie entière, se confie non pas à un homme, mais simplement à une image sur un écran, et se précipite ensuite dans un pays de conte de fées afin de trouver son eldorado ? »

En mai 2023, deux ans après la fin de la pièce, le monde du théâtre est stupéfait lorsque Berkovitch et Petriïtchouk sont arrêtées, après avoir été accusées de justification du terrorisme et de diffusion de la propagande de l’idéologie de l’État islamique. Petriïtchouk a été accusée d’avoir écrit la pièce par sympathie pour l’extrémisme islamiste et la metteuse en scène, Berkovitch, a été accusée d’avoir conspiré avec elle. Les deux femmes, qui risquaient entre cinq et sept ans de prison, savaient qu’elles étaient quasi certaines d’être condamnées %: le taux d’acquittement dans les tribunaux russes est de moins de 1 %. Le verdict vient de tomber %: elles ont écopé chacune de six ans de prison.

Avant leur condamnation, les deux femmes s’étaient vu refuser la libération sous caution et ont passé plus d’un an en détention provisoire, bien que Berkovitch soit la mère de deux filles adoptives souffrant de troubles du développement. Aucun matériel pro-islamique n’a été trouvé lors des perquisitions de son appartement.

Au printemps 2024, une pétition de soutien à Berkovitch et Petriïtchouk rassemblant 16 000 signatures a été publiée. Des dizaines de personnalités intellectuelles et culturelles de premier plan se sont portées garantes de leurs qualités artistiques et humaines, mais ces appels ont été ignorés. L’enquête préliminaire a traîné en longueur, bien que l’accusation n’ait présenté que les preuves les plus minces.

Le réalisateur russe Kirill Serebrennikov tient une photo de Berkovitch et Petriïtchouk sur le tapis rouge
Le réalisateur russe Kirill Serebrennikov tient une photo de Berkovitch et Petriïtchouk pendant le Festival de Cannes 2024 ». Andre Pain/EPA-EFE

Le 20 mai, cette affaire surréaliste a finalement commencé à être jugée par un tribunal militaire. Les deux accusées ont été amenées à l’audience menottées et enfermées dans un box vitré. Les accusations ont été initialement portées sur la base d’une « analyse déstructurologique » et « experte » de la pièce et de sa représentation.

L’expert, Roman Silantiev, a lui-même inventé la « science » de la déstructurologie et prétend qu’elle permet d’étudier en profondeur les organisations extrémistes et terroristes. Silantiev a affirmé que la pièce semblait approuver l’idéologie de l’État islamique tout en promouvant également « une idéologie féministe radicale » en dépeignant les hommes russes sous un jour négatif. Accuser les deux femmes de soutenir simultanément l’islam radical et le féminisme radical présente des contradictions flagrantes. Mais le fait que le ministère de la Justice reconnaisse lui-même que la « déstructurologie » n’est pas une science officiellement reconnue n’a pas empêché l’utilisation de ces deux thèmes par l’accusation.

Il est frappant de constater que la plupart des témoins à charge, comme les comédiennes qui ont joué dans la pièce, ont insisté sur le fait que le texte avait précisément pour but de mettre en garde contre les stratégies de séduction de l’État islamique.

Le procès a soulevé des questions fondamentales sur la nature d’une production artistique et sur la responsabilité du créateur d’une œuvre par rapport à son contenu. Comme l’a commenté le dramaturge en exil Mikhaïl Dournenkov :

« Je ne peux qu’être d’accord avec ceux qui considèrent le “rapport d’expert” sur Finist-Clair-Faucon comme l’un des documents les plus ridicules de notre époque ridicule. La logique de l’accusation aurait pu facilement accuser Dostoïevski de justifier un meurtre prémédité, Pouchkine de promouvoir l’incendie criminel et le vol, ou Tolstoï de déclencher une guerre. »

Berkovitch a déclaré qu’elle ne comprenait même pas comment les termes de l’accusation pouvaient s’appliquer à elle, tant ils étaient absurdes. Les deux femmes ont réagi avec humour et beaucoup de courage tout au long de l’affaire, mais le 10 juin, la pression exercée sur Berkovitch l’a obligée à recevoir des soins médicaux d’urgence au tribunal.

Le 13 juin, il a été annoncé que toutes les séances futures du procès se tiendraient à huis clos après que l’accusation a déclaré que des témoins étaient menacés sur les réseaux sociaux. Les avocats deux deux prévenues ont souligné qu’il y avait peu de preuves de menaces, et a noté à quel point cette étape était « pratique », puisqu’elle coïncidait avec le début de la présentation des preuves par les témoins de la défense.

Berkovitch derrière les barreaux
Evguenia Berkovitch sur un écran lors de l’audience en appel contre son arrestation en mai. Maxim Shipenkov/EPA-EFE

Cette affaire est l’exemple récent le plus choquant de la purge de la culture contemporaine mise en oeuvre par Vladimir Poutine. C’était la première fois qu’une dramaturge et une metteuse en scène étaient jugées pour une pièce de théâtre en Russie.

En Occident aussi, les doutes sur le contenu d’une pièce explorant le sujet de la radicalisation ne sont pas rares. En 2015, le National Youth Theatre du Royaume-Uni a annulé la production d’une pièce d’Omar El-Khairy sur la radicalisation des jeunes, dix jours seulement avant sa première représentation. Cette décision a donné lieu à des accusations de censure. Mais au moins, ni El-Khairy ni le metteur en scène n’ont été traduits en justice pour leur travail artistique.

Pourquoi cette injustice extrêmement cruelle se produit-elle ? Certains ont suggéré que les poèmes antiguerre de Berkovitch ont pu attirer sur elle une attention hostile. Pourquoi, dans le cas contraire, engager cette procédure en 2023 pour une pièce de théâtre datant de 2020 ?

Le metteur en scène de théâtre et de cinéma en exil Kirill Serebrennikov a déclaré à propos de Berkovitch (son « élève préférée ») que :

« Nous devrions être fiers de vous : dans la culture de n’importe quel pays normal, des gens comme vous représenteraient une rareté, un miracle, une source de fierté. Mais en Russie, en ce moment, tout est à l’envers. »

Des milliers de personnes attendaient le verdict avec appréhension. La sévérité de la peine confirme leurs pires craintes : il semble que le théâtre ne pourra survivre qu’en tant qu’instrument du discours patriotique dans la nouvelle Russie de Poutine.

This article was originally published in English

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