La Perception du Handicap dans les Temps Modernes avec l'Hôpital des Invalides #2
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La Perception du Handicap dans les Temps Modernes avec l'Hôpital des Invalides #2

On continue notre cycle sur l'histoire de l'Hôpital des Invalides.

Lors du premier épisode, nous avions évoqué le contexte de la création de l’Hôtel Royal des Invalides, ainsi que les critères d’admission et la typologie de ses pensionnaires. Aujourd’hui nous terminons notre cycle en évoquant le laboratoire social qu’était l’hôtel et la compréhension du handicap à la fin de l’époque moderne, que l’on peut déduire en étudiant les registres des Invalides.

Un laboratoire social

Selon Elisabeth Belmas, l’Hôtel Royal des Invalides « a servi de laboratoire social dans trois domaines au moins ». Il faisait en effet office de maison de retraite, de caserne et d’hôpital.

En ce qui concerne la maison de retraite, il ne faut pas s’imaginer la retraite comme nous l’imaginons aujourd’hui. Pour les pensionnaires des Invalides, cette retraite, tout du moins dans les premières décennies depuis sa création, était très active. L’activité était en effet encouragée et des manufactures étaient installées au sein de l’Institution, ce qui permettait aux résidents de pouvoir à la fois fabriquer les uniformes des pensionnaires, mais aussi des tapisseries qui étaient ensuite revendues dans Paris. Louis XIV lui-même en commanda pour la chapelle de Versailles. Mais petit à petit, ces manufactures disparaissent car les artisans parisiens voient d’un mauvais œil cette nouvelle concurrence et surtout, car face au nombre croissant de personnes à prendre en charge, il y a besoin de plus d’espace pour accueillir les nouveaux arrivants. Quoi qu’il en soit, l’activité reste encouragée et se déplace vers des travaux d’entretiens du bâtiment, mais pas que. Elisabeth Belmas nous cite plusieurs métiers tels que : barbiers, sacristains, fossoyeurs ou encore garçon d’infirmerie. Les pensionnaires sont pris en charge par l’institution de manière totale : ils sont nourris, logés, blanchis, soignés. Pour les plus lourdement atteints, d’autres soldats les aident au quotidien. Des espaces de loisirs et de sociabilisation sont également à disposition, que ce soit des fumoirs, des espaces de jeu ou encore une salle de comédie à partir de 1777.

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Mais il ne faut pas non plus oublier que l’Hôtel Royal des Invalides reste un lieu d’accueil pour des militaires, qu’ils aient fini leur carrière ou non. Ainsi, le cadre de vie reste à l’image de ce que les soldats ont connu pendant leur carrière : uniforme, hiérarchie, rythme de la journée, tout est réglementé avec minutie. Les pensionnaires sont répartis en trois classes : les soldats, les bas-officiers et les officiers. Et bien entendu, selon la classe dans laquelle vous vous trouvez, les privilèges et autres avantages sont différents. Ainsi, les officiers ont une cuisine séparée et mangent dans un lieu différent des soldats. Ils sont également mieux logés, puisqu’ils partagent une chambre à deux, contre des dortoirs pour 4 à six personnes pour les soldats. Les exercices militaires sont également quotidiens puisque les pensionnaires sont répartis à travers 25 compagnies. Ils montent la garde, font des rondes, accueillent de manière solennelle les grands personnages du Royaume qui leur rendent visite. Ils sont également tenus de respecter une certaine rigueur puisqu’il leur est interdit de dormir ailleurs qu’à l’Hôtel Royal des Invalides, ils ne peuvent pas non plus se marier ni blasphémer. Ainsi, Elisabeth Belmas nous précise que « tout manquement à la règle est sanctionné de façon proportionnelle à la gravité de la faute ».

De son côté, la création et l’organisation de l’Hôpital des Invalides est sans aucun doute la partie qui aura le plus d’influence sur les générations futures. Installées au sud-est de l’hôtel, les infirmeries sont à la pointe de ce que l’époque avait à proposer. Véritablement autonomes puisqu’elles disposaient de logements, d’une cuisine et d’un réfectoire, elles accueillaient les arrivants qui nécessitaient des soins immédiats et les pensionnaires qui tombaient malade. Le personnel médical est nommé par brevet royal, sur recommandation du directeur et de l’administrateur général. La hiérarchie est claire et divisée entre trois services : la médecine, la chirurgie et l’apothicairerie. Comme pour les pensionnaires, le rythme de la journée est militaire, puisque le personnel est tenu de loger au sein de l’Hôtel et d’effectuer de véritables tours de garde. Au sein de l’infirmerie, on compte jusqu’à 550 lits disponibles. Différentes salles selon les pathologies sont à disposition. Les officiers sont, bien évidemment, soignés dans des salles spéciales prévues à cet effet. Les malades souffrant d’affections contagieuses sont soignés au premier étage. Les aliénés, comme on les appelait à l’époque et qui souffraient de troubles mentaux, sont enfermés à part. On appareille également les « estropiés », avec souvent des prothèses qui permettaient de faciliter la déambulation. On aère régulièrement les pièces et l’on chauffe, à l’aide de grands poêles à 22°C. La nourriture est également adaptée au type de blessures puisque les purées et autres soupes sont privilégiées pour les soldats blessés au visage, sans dent ou avec une mâchoire fracassée. Cet encadrement bien pensé et très rigoureux pour l’époque permet à Elisabeth Belmas de faire le commentaire suivant : « Un pareil encadrement médical assorti de tant de précautions d’hygiène ont assuré un état sanitaire correct tant aux patients des infirmeries qu’aux pensionnaires de l’Hôtel, puisqu’on n’y a signalé aucune épidémie grave sous l’Ancien Régime ». L’expertise arrivant rapidement, les infirmeries évoluent et deviennent également un endroit ou les médecins militaires viennent s’instruire. A partir de 1727, un cours d’anatomie est donné au sein de l’institution, avec une salle de dissection.

Napoléon visite la salle Napoléon à l'infirmerie de l'Hôtel des Invalides. Crédits : Photo RMN

La compréhension et l’organisation du handicap : terminologie utilisée

Dans le bâtiment, tout est pensé pour favoriser l’accessibilité. Si vous vous rendez aux Invalides, vous noterez que le marches sont larges, mais ont une faible hauteur, ce qui permettait aux pensionnaires avec par exemple une jambe de bois, de pouvoir les monter très facilement en pouvant garder la jambe appareillée tendue. L’Hôtel Royal des Invalides représente donc un lieu unique pour l’époque ou le handicap avait été pensé en profondeur. Il apparait donc important de s’intéresser à la manière dont on parlait du handicap à l’âge d’or de l’institution. Comme nous le précise Joel Coste, Professeur à l’Université Paris Descartes et auteur de l’article Penser le handicap à l’époque moderne. Le discours de la maladie, de la blessure et de leurs conséquences dans le registre d’admission de l’Hôtel Royal des Invalides (1670-1791), les registres d’admission sont « une source exceptionnelle pour analyser les mots pour le dire, et par-delà, les conceptions du handicap sous-jacentes ».

La première chose à préciser est que ces registres n’étaient pas écrits par du personnel médical mais par des greffiers ou des secrétaires. L’on comprend alors que la plupart des termes employés pour qualifier les résidents étaient plutôt vagues. Ainsi, l’on retrouve des termes comme « caduc », « fatigues » ou, à partir de 1740 « usés », pour faire référence à un âge avancé. Les maladies en général peuvent également être décrites comme des « incommodités » ou des « infirmités ». Pour illustrer cela, prenons l’exemple du soldat Feurding, admis aux Invalides le 27 novembre 1711, qui vous allez le voir, a bien mérité sa place au sein de l’institution:

« Est estropié de la jambe gauche d’un coup de fusil qu’il reçut au siège de Barcelone, et depuis s’est demis le genou gauche d’une chute qu’il fit en patrouille à St Eloy proche d’Arras le mois de juin dernier, est encore estropié du poignet gauche d’un coup de pierre qu’il reçut à Barcelone, joint à une oppression de poitrine et sa faiblesse de vue provenant d’un coup de fusil qu’il reçut à la tête le mettent hors service, porteur d’un ordre de Monseigneur Voysin pour être reçu pourvu qu’il ait les qualités requises. »

Comme le souligne Joel Coste, on retrouve très régulièrement le mot « joindre » dans les registres puisqu’il figure à la deuxième place des verbes les plus utilisés avec 1278 occurrences sur 11 528 registres analysés. C’est ce terme peu savant qui était utilisé pour décrire une multitude de causes qui expliquaient la présence dans l’Institution. Au fil des décennies, le discours évolue et les pratiques des greffiers également. Ainsi, il est possible de noter que les registres comprenaient de longs résumés sur l’état de santé des entrants dans les premières années de l’Institution. Des résumés qui se sont réduits en taille au fil des décennies puisque l’on commence à attacher moins d’importance à certaines afflictions liées à l’âge, par exemple. On simplifie également les termes utilisés pour décrire telle ou telle pathologie, ce qui ne représente pas une avancée mais plutôt un « appauvrissement conceptuel », que Joel Coste attribue à de nombreux facteurs comme la lourdeur administrative lors de périodes d’afflux massifs de soldats blessés, l’installation d’une routine administrative, la délégation de tâches à des sous-secrétaires négligents voire paresseux etc.

Quoi qu’il en soit, l’analyse en détail des registres montre tout de même une analyse élaborée du handicap, pas si lointaine de notre conception contemporaine. Aujourd’hui, le cadre de référence pour l’évaluation du handicap nous vient de l’Organisation Mondiale de la Santé, à travers la Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé, la CIF. La dernière version de ce document, qui date de 2001, se veut la plus universelle possible. Il est donc intéressant de noter que, bien que le vocabulaire utilisé aux Invalides fût hétérogène, une grande partie de ce dernier peut s’apparenter à la catégorisation présente dans la CIF, sans pour autant faire preuve d’anachronisme. Ainsi, Joel Coste nous précise que :

« au prix d’un aménagement mineur avec la distinction entre les facteurs environnementaux concernant proprement le sujet et les facteurs environnementaux sociétaux, et avec l’addition de trois catégories supplémentaires pour l’ancienneté, la cause et le contexte de survenue des problèmes, tous les champs lexicaux du discours trouvaient à s’insérer dans une catégorie conceptuelle de la CIF : en particulier les champs lexicaux des limitations des fonctions, d’activités et d’exercice professionnel pouvaient être aisément associés aux catégories conceptuelles des fonctions organiques, activités, et participation de la CIF et les champs lexicaux des protections, attestations et statuts et des caractéristiques personnelles pouvaient l’être assez naturellement aux catégories des facteurs environnementaux et des facteurs personnels de la CIF. Il est intéressant, nous précise toujours Joel Coste, d’observer que ces derniers facteurs qui ont été introduits dans la CIF en 2001 pour reconnaitre et souligner le rôle important du contexte sur les relations entre les problèmes de santé et le handicap (et sa prise en charge) étaient déjà manifestement considérés comme pertinents pour l’admission dans une institution comme l’Hôtel Royal des Invalides aux XVIIe et XVIIIe siècles. »

Pour conclure ces deux épisodes sur l’Hôtel Royal des Invalides, précisons que sa fondation permit notamment à la Royauté de reprendre la main sur la charité et l’hôpital, deux domaines jusqu’alors réservés ou délégués à l’église.

Crédits : Wikipédia.


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