Introduction

1Le succès que rencontra en 2006 l’album de Diam’s Dans ma bulle (Hostile/EMI) fut littéralement exceptionnel : parce que ce fut l’enregistrement dont il se vendit le plus grand nombre d’exemplaires cette année-là, parce qu’il était signé d’une artiste qui avait obtenu un début de reconnaissance les années précédentes mais qui n’était pas encore une véritable vedette populaire, parce que cette artiste était une jeune femme, la première à véritablement percer dans l’univers du rap en France. D’un point de vue sociologique, Dans ma bulle pouvait donc à bon droit être considéré comme un phénomène social (ou, pour paraphraser Marcel Mauss, un « phénomène socio-musical total ») : comme un objet qui contenait et sur lequel s’agrégeaient des représentations sociales et des systèmes de valeurs répandus dans un segment de la population française, représentations et systèmes restitués dans leur complexité et rendus émouvants par leur mise en forme dans un genre artistique particulier (Martin 2006).

2Il était donc tentant de chercher à en savoir plus sur ce que Dans ma bulle disait de la société française du xxi^e siècle commençant et, plus généralement, sur ce que Diam’s et le rap représentaient en cette époque charnière. Pour y parvenir, cependant, pour éviter les pièges d’un discours passablement stéréotypé sur le rap « fureur de dire », expression des « banlieues », manifestation de la « révolte » des jeunes, il importait de recourir à différents types d’analyse : non seulement à un examen des textes, de leur forme et de leur contenu, mais aussi à un travail spécifique sur la dimension musicale du disque de Diam’s afin d’explorer ce que l’arrangement particulier des sons y exprimait symboliquement. Le sens d’un morceau, voire d’un album, ne peut en effet être limité aux seules paroles ; il réside dans l’entremêlement des sons qui résulte de la profération des paroles, chantées – ou, dans le cas du rap, scandées – et des musiques, aspect le plus souvent négligé dans les travaux consacrés à ce genre. Explorer la « bulle » de Diam’s exigeait donc une approche globale, prenant en compte toutes les dimensions qui la constituaient en tant que phénomène social, approche requérant des compétences qu’un seul individu ne réunit pas toujours.

3Or, de 2000 à 2007, j’ai eu le bonheur d’enseigner au département de musique de l’université Paris 8 – Saint-Denis un cours-séminaire intitulé « Sociologie des musiques populaires modernes » dans lequel, évidemment, le rap avait une place. À la suite du succès emporté par l’album de Diam’s, j’ai proposé aux étudiants qui suivirent cet enseignement en 2007 d’en faire le sujet d’une recherche collective utilisant cette approche globale, ce que permettaient les compétences réunies de l’enseignant et des étudiants. Cette proposition ayant été acceptée, les étudiants se sont répartis en différents groupes de travail, selon une organisation très librement inspirée de la méthode tripartite préconisée par Jean Molino (1975) et Jean-Jacques Nattiez (1975, 1990). Celle-ci recommande d’étudier d’abord la « trace » laissée par la musique (à la fois la musique, au sens étroit de sons non verbaux organisés, et les paroles, lorsqu’elle en est accompagnée), d’en mettre à jour les structures et les caractéristiques intrinsèques en faisant abstraction, autant que faire se peut, de son environnement. Dans le cas d’arts tels que le rap, le support sur lequel la trace est consignée est un enregistrement audio (inscrit sur CD ou diffusé sur la toile de l’Internet et téléchargé), ou audiovisuel (DVD) ; l’étude porte donc soit sur un ensemble d’enregistrements, soit sur un enregistrement isolé pour des raisons particulières, soit sur un corpus sélectionné à l’intérieur d’un ou plusieurs enregistrements. En ce qui concerne Dans ma bulle, des contraintes de temps nous ont obligés à ne conserver – en fonction de critères subjectifs tempérés par le fait que le choix fut le résultat d’un commun accord – que six plages de l’album qui en compte 15. La dimension musicale des pièces de ce corpus et leurs paroles furent examinées par deux groupes d’étudiants, dont les travaux ont abouti aux chapitres v et vi de ce livre.

4Une fois effectué le travail sur la « trace », il convient de s’intéresser aux conditions dans lesquelles elle a été produite et à la manière dont elle a été reçue par le public. C’est pourquoi il m’a semblé nécessaire de revenir brièvement sur l’histoire du rap en France et sur l’itinéraire qu’y a suivi Diam’s, puis d’effectuer une plongée exploratoire dans quelques-uns des multiples sites Internet qui ont publié des opinions sur Diam’s, sa production musicale et ses discours extra-musicaux afin de saisir, même imparfaitement, non pas tant des expressions d’admiration ou de répulsion pour la rappeuse, mais surtout comment ses manières de faire et de dire, ainsi que les thèmes qu’elle met en jeu dans ses œuvres et ses discours, sont perçus et reçus par le public.

5Au fil du séminaire de 2007, qui se déroula pendant et après la campagne pour l’élection présidentielle, il apparut qu’un des phénomènes les plus intéressants – compte tenu du caractère « révolté » généralement attribué au rap et des prises de position sociopolitiques de Diam’s – était la convergence entre les valeurs qui affleuraient dans Dans ma bulle, et plus largement dans l’ensemble de sa production, et celles qui figuraient au cœur des discours prononcés par les deux principaux candidats : Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy. Cette intuition d’une convergence inattendue fournit donc l’axe à partir duquel je décidai finalement de compléter cette étude : la vérification d’une concordance entre les valeurs rencontrées chez Diam’s, dans le rap en général, chez les jeunes – auditeurs de rap ou non – et dans les discours de campagne de Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy.

6Ce volume s’ouvre donc sur un rappel succinct de l’histoire du rap en France, des façons originales dont il est conçu et réalisé, notamment sur le plan musical. Il se poursuit par une présentation encore plus brève de Diam’s car ce qui nous intéresse ici n’est pas la biographie de la rappeuse en tant qu’individu mais la manière dont sa personne publique a été construite, dont des dispositifs spécifiques – qui l’agissent sans doute mais dans et sur lesquels elle agit également – la projettent comme un « phénomène » porté par une renommée diffusant des représentations et des valeurs auxquelles l’artiste n’est pas étrangère, mais qui la dépassent1. Viennent ensuite les analyses consacrées à la musique et aux paroles du corpus de pièces sélectionnées dans Dans ma bulle. C’est à partir des éléments présentés dans ces chapitres initiaux que peut être engagée la recherche sur les systèmes de valeurs découverts dans le rap et dans l’œuvre de Diam’s, d’une part, mis en évidence par les sociologues dans la société française des trente dernières années, d’autre part. En ressort un tableau touffu de transformations, de réarrangements, de combinaisons qui met en relief des recouvrements entre valeurs du rap et valeurs sociales en général et révèle des mutations qui ont travaillé la France en profondeur depuis les années 1980.

7Ce que propose ce livre est donc un essai de sociologie politique utilisant une approche combinant des méthodes empruntées à différentes disciplines des sciences sociales. Ce n’est pas à proprement parler un ouvrage « sur » le rap – même si nous espérons qu’il pourra intéresser les amateurs de ce genre ; c’est davantage une étude sur les valeurs, leurs glissements et leurs réaménagements, tels qu’ils peuvent être appréhendés à l’écoute d’un genre de musique populaire – qui, à ce titre, peut attiser la curiosité de lecteurs qui ne s’intéressent pas nécessairement, ou pas encore, au rap…