Le corps modélisé
La simulation des principaux organes humainsdonne naissance à de nouveaux outils d’aide au diagnostic et au choix des thérapies.
La difficulté avec les êtres humains, c’est qu’ils sont tous différents. Ce pourrait être un?sujet de philo au bac, mais pour les ingénieurs en simulation, c’est un?problème pratique crucial quand il s’agit de modéliser, non plus une pièce mécanique ou un?circuit électronique, mais un?cœur, un?foie, un?cerveau… Pour soigner les patients, la simulation n’a vraiment de sens que si elle est personnalisée. De plus, pour répondre aux attentes des cliniciens, la simulation du corps humain doit représenter ce qui se passe à toutes les échelles, des molécules jusqu’au corps entier, en passant par les cellules, les tissus et les organes. Une?complexité qu’ont tenté d’embrasser de vastes programmes internationaux de recherche comme Physiome ou Virtual physiological human. Les laboratoires qui y participent construisent des logiciels « simulateurs d’organes », anatomiques et physiologiques, à partir de modèles mathématiques et d’images médicales, mais veulent aussi les associer, pour une simulation plus réaliste. Cette ambition a été réorientée. La coopération entre ces logiciels – hors d’atteinte aujourd’hui – est moins à l’ordre du jour. Les nouveaux projets veulent avant tout valider des modèles et?avancer vers des applications médicales. Ils sont axés sur les organes vitaux (cerveau, foie, cœur…) et sur les pathologies qui représentent des enjeux de santé publique dans les pays développés (maladies cardiovasculaires, Alzheimer, cancers, troubles musculo-squelettiques…).
Le cerveau mérite une place à part. Il est au centre de programmes de grande ampleur et dotés de centaines de millions d’euros ou de dollars de budget : le Human brain project (HBP) en Europe et le Brain initiative aux États-Unis. HBP, piloté par l’EPFL (Suisse) et l’université de Heidelberg (Allemagne), voit grand en voulant à la fois mieux comprendre le fonctionnement du cerveau, créer de nouveaux instruments de diagnostic et inventer des ordinateurs s’inspirant des réseaux neuronaux. Trop ambitieux ? Certains neurobiologistes contestent sa pertinence. Mais le projet a démarré fin 2013 et fait travailler des milliers de chercheurs. La simulation du cœur mobilise aussi de nombreuses équipes de recherche dans le monde, avec des résultats dans la prévention comme en thérapie [lire aussi page 30].
Une aide précieuse pour les chirurgiens
Moins médiatique, mais ô combien vital : le foie. Outre ses fonctions dans le métabolisme et le stockage de nombreuses substances, le plus grand de nos organes a un rôle clé antitoxique en éliminant des produits potentiellement dangereux pour l’organisme, et dans l’assimilation des médicaments. Le Virtual liver network, un consortium de laboratoires allemands, veut construire un modèle virtuel du foie. Plusieurs types d’applications sont visés. En pharmacologie, l’objectif est de mieux comprendre comment une molécule active est dégradée dans le foie. Un modèle anatomique est bâti à partir d’images tomographiques du patient. Associé à des données sur son génome, il devrait permettre de prévoir comment une personne assimile un médicament, afin de personnaliser le traitement. L’accumulation de lipides dans le foie peut être à l’origine de maladies. La simulation facilite la compréhension de?ce phénomène, afin de l’anticiper. Enfin, la capacité du?foie à se régénérer après une inflammation ou une intervention chirurgicale est bien connue, mais pas entièrement comprise. Avec la simulation, on pourrait identifier les moyens de la favoriser (nutrition, soins…).
Quant aux Britanniques de l’université de Leicester, ils créent, avec les partenaires du projet AirProm, des modèles personnalisés des voies respiratoires, à?partir d’images médicales et de données génomiques, dans le?but de prévoir l’évolution des maladies comme l’asthme et?d’adapter les traitements à chaque patient. Pour tous ces organes, la « simple » modélisation anatomique est déjà une aide précieuse pour les chirurgiens. Les équipes de l’Institut de recherche contre les cancers de l’appareil digestif (Ircad) de Strasbourg ont réussi à automatiser la création de modèles visuels 3 D à partir d’images médicales (scanner, IRM…). La société Visible Patient, émanation de l’Institut, propose un service en ligne utilisé aujourd’hui par une quinzaine d’hôpitaux. Plus de 2 500?patients en ont déjà bénéficié. Le modèle 3 D envoyé au chirurgien – qui a fourni les images de son patient – lui permet de préparer l’intervention : mise en place des instruments, anticipation des difficultés, choix de la meilleure stratégie… « La modélisation permet d’opérer des malades d’abord jugés “inopérables” », affirme Luc?Soler, le directeur R & D de l’Ircad. La principale limite aujourd’hui est le manque de précision de certaines images (en IRM, notamment) et?l’absence de remboursement de cet acte en France. L’Ircad travaille activement sur la simulation au service du chirurgien pendant l’opération. Autrement dit, guider le geste du praticien en superposant un modèle virtuel des organes du patient à sa vision réelle mais limitée. Subsiste néanmoins un?problème de recalage automatique complexe entre les deux?images : le?patient respire, et les organes bougent pendant l’intervention… L’équipe de Strasbourg pense proposer une?première application en 2016 : le positionnement des?organes sous la peau, en « transparence » virtuelle, afin d’assurer l’incision la plus sûre et précise possible. Un système de?guidage en temps réel pour toute la durée de l’opération n’est pas attendu avant 2017 et sera limité à un organe, le foie.
Mieux prévenir les maladies osseuses
Comme les organes, le squelette peut bénéficier de la?simulation, avec des enjeux de santé publique non moins importants. L’ostéoporose, par exemple, qui est une fragilisation des?os, est à l’origine de millions de fractures en Europe chaque année. La simulation musculo-squelettique, qui modélise le comportement des os et les efforts qu’ils subissent, peut améliorer la prévention et le traitement de?cette pathologie, mais aussi d’autres maladies osseuses. C’est le?domaine des biomécaniciens – souvent des mécaniciens de formation venus à?la?biologie. Avec des particularités : des lois de comportement spécifiques pour les os et d’autres plus complexes (viscoélasticité) pour les tissus mous des muscles et ligaments. « La difficulté est?d’obtenir les?propriétés mécaniques des matériaux qu’il?faut entrer dans le modèle de simulation. La?rigidité des os peut être extraite des images tomographiques, mais pour les tissus mous, c’est plus difficile », explique Damien?Lacroix, chercheur et professeur de mécanobiologie à l’université de?Sheffield (Grande-Bretagne). Des modèles de fémur, avec?muscles et ligaments, ont ainsi été mis au point pour une centaine de patients.
Une?autre utilisation de ce type de simulation concerne la conception d’implants personnalisés. Ces logiciels seraient utiles entre les?mains des cliniciens. « Ils?pourraient détecter les risques de fracture, mais également suivre l’effet d’un?traitement », précise Damien?Lacroix. Pour?de véritables essais cliniques, des financements industriels, par exemple par des fabricants d’implants, restent nécessaires. Une?autre application vise le traitement des douleurs lombaires chroniques. La simulation, cette fois, évalue les conséquences d’une?intervention chirurgicale. Par ailleurs, la même équipe travaille sur la?modélisation de l’interaction entre les différentes parties du corps. Car s’il est plus simple de créer un?modèle d’une?partie du corps ou d’un organe isolé, le corps, lui, ne?fonctionne jamais comme ça…
Prendre le cancer de vitesse
Modéliser la croissance d’une tumeur, c’est se donner les moyens de prévoir l’évolution de la maladie. Et donc de choisir au mieux le moment pour une intervention chirurgicale, ou d’adapter le traitement en chimio ou radiothérapie. Des modèles de croissance tumorale, génériques et maintenant spécifiques des patients, sont développés dans ce but à l’Inria Bordeaux. Le modèle le plus avancé, qui simule la formation de métastases pulmonaires, a été validé avec les données de 30 patients. « Notre objectif est de concevoir un logiciel accessible sous forme d’un service, que les médecins pourront tester en situation », indique Thierry Colin, le responsable de l’équipe de chercheurs bordelais. Il faudra ensuite passer à des essais cliniques à grande échelle. L’équipe a étendu son approche à d’autres pathologies avec des modèles spécifiques (tumeurs intracrâniennes, par exemple). Et veut aussi utiliser ces simulations pour prévoir à quel moment un traitement risque de ne plus être efficace sur un patient.?
Choisir et optimiser une thérapie
La resynchronisation cardiaque (CRT) par pose d’un stimulateur est inefficace dans 30 % des cas. Des essais virtuels réalisés sur un modèle personnalisé du cœur du patient détecteraient ces 30 % et permettraient de bien choisir l’emplacement des électrodes avant l’opération. Une équipe de l’Inria travaille sur cette application du modèle personnalisé. Des tests comparatifs avec les données d’un grand nombre de patients doivent être réalisés dans le cadre du projet européen VP2HF, avec l’hôpital Saint-Thomas de Londres. « Le but est de faire la preuve que le modèle est prédictif », indique Dominique Chapelle, directeur de recherche à l’Inria. L’ablation par radiofréquence, autre traitement des troubles du rythme cardiaque qui consiste à « brûler » certains tissus, peut également bénéficier d’une préparation numérique. CardioSolv, start-up née dans les laboratoires de l’université Johns Hopkins, veut ainsi utiliser la modélisation personnalisée pour identifier les zones à traiter. Autre objectif de recherche, l’optimisation du traitement : à l’University college london, les chercheurs tentent de déterminer le stent le mieux adapté à chaque patient, ceux de l’université de Californie essaient de comprendre pourquoi certains pontages coronariens échouent. Les thérapies émergentes n’échappent pas au numérique : le Living matter lab de Stanford utilise la simulation pour prédire les meilleurs sites d’injection de cellules souches pour soigner l’infarctus du myocarde. Enfin, le modèle du patient permettrait d’adapter virtuellement le traitement médicamenteux des maladies cardiaques.?
Concevoir des équipements médicaux personnalisés
Stimulateurs, prothèses de valves, stents… De nombreux patients cardiaques vivent avec des équipements médicaux dans l’organisme. Les industriels qui les conçoivent ont souvent recours à des logiciels de modélisation et de calcul pour mettre au point ces dispositifs. Mais la réussite de l’opération dépend de l’adéquation entre l’implant et le corps du malade. Permettre l’adaptation des équipements implantables à chaque patient est l’objectif du projet Living heart, lancé en 2014 par Dassault Systèmes. Le spécialiste des logiciels de conception numérique met son savoir-faire en modélisation 3 D au service de la simulation cardiaque. Avec des objectifs industriels. Les fabricants d’équipements médicaux Medtronic et Sorin sont partenaires du projet. Tout comme Insilicomed, issu de l’université de Californie (États-Unis), qui développe des modèles cardiaques destinés aux ingénieurs de conception d’équipements médicaux. Dassault Systèmes veut également rallier à son projet le gratin de la recherche en modélisation cardiaque : Stanford et l’University college london en font déjà partie.?
Sur le modèle numérique personnalisé du cœur d’un patient, on peut pratiquer toutes sortes d’examens et d’analyses, sans inconvénient et à moindre coût. HeartFlow, une start-up américaine issue d’un laboratoire de l’université de Stanford, a ainsi développé un test non invasif pour estimer les risques de maladie cardiaque. Le modèle du cœur est construit à partir d’images de scanner et le calcul fournit la fractional flow reserve?(FFR), un paramètre qui évalue l’effet sur le flux sanguin d’un rétrécissement de l’artère coronaire. Le dépistage numérique se substitue ici à un examen invasif… parfois inutile. HeartFlow, très avancé dans ses essais cliniques, est en attente d’une autorisation de la Food and drug administration, l’agence américaine des produits alimentaires et des médicaments. La prévention de l’athérosclérose [ndlr : maladie dégénérative des artères] a mobilisé, en Europe, une vingtaine de partenaires au sein du projet ARTreat. Le modèle numérique, qui simule l’initialisation et la progression de la plaque de cholestérol sur la paroi des artères, détecte les zones à risques. Les premiers résultats ont montré une bonne corrélation avec des données de patients. D’autres études cliniques sont nécessaires, avant une utilisation effective attendue en 2018. Les risques d’arythmie pourraient aussi être détectés par modélisation, comme cherche à le faire le Computational cardiology lab de l’université Johns Hopkins (États-Unis). Alors que les calculs se limitent en général à un cycle cardiaque, des chercheurs de l’Inria veulent modéliser le comportement du cœur d’une heure jusqu’à un an, pour simuler l’évolution de certaines pathologies.?
des technologies pour…
- Prévoir le risque d’être atteint par une maladie ou son évolution
- Optimiser le traitement médicamenteux ou chirurgical d’un patient
- Sélectionner de nouveaux médicaments
- Concevoir des implants personnalisés