mercredi 3 juillet 2024

Le peigne et le crucifix chez John Huston



Cet avant-dernier plan de Heaven knows, Mr. Allison (1957) laisse libre cours à notre imagination pour extrapoler sur le destin des deux personnages mis en scène par John Huston. « Nous avons fui tous les clichés, et les rapports entre la religieuse et le marine sont traités avec beaucoup de délicatesse […]. Il n’y a dans le film pas une seule étreinte, pas même un baiser, mais on se prend d’amour pour les deux personnages », dit John Huston dans son autobiographie[1]. « Elle va continuer à être nonne. Elle ne jette pas son voile. Tout continuera comme avant. Je n’ai rien voulu dire d’autre », insistera même le réalisateur dans un entretien avec Bertrand Tavernier[2]. Dont acte. Pourtant, avec le choix de ce plan rapproché, et en lisant entre les lignes, le doute est légitimement permis.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1944, au cœur de la jungle d’une île du Pacifique, sœur Angela (Deborah Kerr), une nonne encore novice, rescapée de sa congrégation religieuse, et le caporal Allison (Robert Mitchum), un marine naufragé de fortune, se retrouvent abandonnés et encerclés par les forces japonaises, une situation qui va durer jusqu’à ce que les Américains, en débarquant sur l’atoll, les délivrent tous deux. Comme dans African Queen (1952), John Huston s’attache à des confrontations intimes de personnages antinomiques qui, au fur et à mesure des épreuves qu’ils traversent, finissent par se révéler à eux-mêmes. En mettant en parallèle deux itinéraires en apparence contradictoires le premier, celui d’une femme dédiée à ses vœux, à son ordre et au Christ, et le second, un soldat attaché à l’armée et à la défense de la patrie –, John Huston fait de ce couple improbable un couple à priori empêché. Empêché par la morale, la vertu et le respect, mais aussi par la censure qui, hors cadre, sévissait toujours à Hollywood.

Au petit matin donc, sœur Angela, revêtue de son ample tunique longue, dont le blanc immaculé d’origine n’est plus qu’un lointain souvenir, marche à côté d’Allison, blessé au cours de la libération de l’île, tandis qu’il se trouve sur une civière portée par deux marines pour qu’il soit évacué vers un navire-hôpital. À l’arrière-plan, d’autres soldats viennent de se lever pour regarder l’étrange cortège et particulièrement la nonne tenir une cigarette devant la bouche du caporal. Au cours de ce travelling latéral, et alors que sœur Angela recule pour se mettre à l’arrière du brancard, la caméra élargit le champ pour cadrer quelques secondes en gros plan deux objets qu’elle tient dans sa main et au creux de son bras : un peigne et un crucifix.

Le peigne est celui que le marine a fabriqué pour elle au cours de leur séjour sur l’île. Objet en apparence inutile puisque les nonnes ont fait, en tant que signe de renoncement et de pénitence, le sacrifice de leur chevelure. À travers celle-ci, ce n’est donc pas sœur Angela que voit le soldat, mais le fantasme d’une femme libérée du poids du péché, libérée d’une aliénation volontaire et consciente. Imaginer Angela se coiffer et démêler, forcément sensuellement, ses cheveux, donne à Allison une folle note d’espoir autorisant cet abandon qui précèderait l’étreinte. Juste avant que le soldat ne soit emmené sur une civière, ne lui a-t-elle pas dit : « Même si des kilomètres nous séparent, et si je ne revois jamais votre visage, vous serez toujours mon cher compagnon. » La dimension érotique des cheveux génère donc une image mentale trop tentante, trop provocatrice, et donc très subversive, que John Huston, avec une réserve et une pudeur admirables, n’édulcore pourtant pas. Au contraire de la nonne en proie au doute que Deborah Kerr avait déjà interprétée dans Black Narcissus (Michael Powell et Emeric Pressburger, 1947), sœur Angela, sanglée dans sa dignité et son honneur, se défend, en tout cas en apparence, de toute tentation et de tout trouble intérieur. Pourtant, à l’instar de ceux du soldat, ses regards, ses gestes, ses mots, bien que reléguant la sexualité au sous-texte, laissent pressentir des rapports futurs débarrassés de tout carcan, de toute entrave. En ce sens, permettez-moi de pousser John Huston dans ses retranchements : la seule fois où l’on verra les cheveux de sœur Angela libérés de leur voile, lorsque Allison l’aidera à retirer ses vêtements trempés pour ne pas prendre froid, ils apparaîtront roux. Or la tradition médiévale attribue cette couleur à la chevelure de la pécheresse Marie-Madeleine, symbole de désir, de séduction et de tentation.  L’art occidental la représente toujours en partie dénudée, les cheveux longs et flottants, aussi attirante que flamboyante, tout au moins jusqu’à sa transformation en dévote particulièrement pieuse.

Le deuxième objet précise encore davantage le sous-texte du film de John Huston. En dépit du petit crucifix suspendu à son cou, c’est bien celui que sœur Angela porte au creux de son bras qui attire le regard. Par sa taille tout d’abord, mais surtout par la forme du corps du crucifié qui apparaît décapité. Ado Kyrou avait bien remarqué que « l’amour est de toute façon vainqueur, car le Christ n’est plus le compagnon de la religieuse […]. La tête du Christ est arrachée. Le Christ est blessé à mort alors que l’homme n’est blessé que superficiellement[3] ». Symbole ambivalent de torture et de mort, mais aussi de résurrection et de vie éternelle, la croix chrétienne n’est plus, en apparence, qu’une ultime tentative destinée à satisfaire la censure et les ligues de vertu. Car cette décapitation, en tant que transgression métaphorique du sacré, s’apparente bien à une libération de la profession de foi de sœur Angela, que la proximité avec Allison, les épreuves, les dangers encourus, mais surtout l’appel irrépressible de sa féminité n’ont pu qu’encourager. Comme Rose (Katharine Hepburn) dans African Queen, mais aussi Rachel Zachary (Audrey Hepburn) dans The Unforgiven (1960), je veux croire que, engoncée dans cette longue tunique qui occupe la quasi-totalité du cadre, sœur Angela sait la difficulté d’être, envers et contre tout, une femme libre. Dans cette ultime séquence, John Huston fait donc du soldat et de la nonne deux êtres qui finissent par se ressembler en dépit de tous les tabous. Quoi de plus normal pour un réalisateur libertaire et irréligieux qui a toujours mis les êtres humains et leurs rapports au cœur de ses préoccupations? N’a-t-il pas dit : « En vérité, je ne professe aucune croyance orthodoxe. Il me semble que le mystère de la vie est trop immense et trop insondable pour faire autre chose que de s’en étonner. Toute autre attitude me semble impertinente[4]. »

Nous sommes assurément très loin des pulsions religieuses ou mystiques dévorant certains personnages comme Achab (Gregory Peck), cherchant obsessionnellement, à travers la baleine blanche, à tuer Dieu (Moby Dick, 1956), ou Hazel Motes (Brad Dourif), un prédicateur illuminé et fiévreux, rejetant l’évangile pour fonder une église sans Christ et mieux régler ses comptes avec la religion (Wise Blood, 1979) que John Huston pu mettre, plus frontalement, en scène. Mais en donnant à voir ce plan, il a su, dans un sens de la litote exemplaire, tirer parti de sa matière première et filmer de telle sorte que les symboles trahissent, derrière l’innocence et la pureté, le désir et la tentation.

 

 



[1] John Huston, John Huston, Pygmalion, 1982, p. 241.

[2] Bertrand Tavernier, Amis américains : Entretiens avec les grands auteurs d’Hollywood, Institut Lumière / Actes Sud, 1993, p. 402.

[3] Ado Kyrou, « Le sabre et le goupillon », John Huston, Dossier positif, Rivages, 1988, p. 107.

[4] John Huston, John Huston, Pygmalion, 1982, p. 311.




lundi 3 juin 2024

L'intrus chez Joseph Losey



« Les trotskystes étaient très hostiles au film, parce que, disaient-ils, il présentait Trotsky comme un homme vaincu []. Il était prisonnier de lui-même, prisonnier de Staline, prisonnier dans sa propre maison, et il parlait dans le vide. Trotsky était certain qu’il allait être tué, la seule question était de savoir quand et par qui », affirmait en 1979 Joseph Losey dans le livre d’entretiens que lui avait consacré Michel Ciment[1].

Dans ce plan extrait de L’assassinat de Trotsky (1972), Joseph Losey donne au champ une très grande force dramatique. Nous sommes le 20 août 1940. Dans une pièce d’une résidence fortifiée de Coyoacán, une banlieue verdoyante de Mexico, Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotsky (Richard Burton), le bolchevik de la première heure, l’ancien compagnon de Lénine, le révolutionnaire d’Octobre 1917, créateur de l’Armée rouge et désormais premier opposant à Staline, en exil depuis 1928, est assis à sa table de travail. Avec son bouc légendaire, ses lunettes rondes à monture foncée, sa tête légèrement inclinée sur la gauche, il annote frénétiquement un texte que vient de lui apporter l’homme qui se trouve derrière lui. Des feuilles répandues sur son bureau et sur une table le long du mur témoignent tout autant de son intense activité intellectuelle que de sa volonté, même illusoire, à militer pour un avenir conforme à ses idées révolutionnaires mondiales. Suspendue au mur, une carte du Mexique matérialise le lien qui l’unit désormais à ce pays depuis que le peintre communiste Diego Rivera a intercédé en sa faveur auprès du président de la République Lázaro Cárdenas pour que ce dernier lui accorde l’asile politique en 1937. Pourtant, en dépit de l’énergie frémissante qu’il met à corriger ce texte, Trotsky sait à ce moment qu’il est un homme paralysé sur le plan de la lutte politique, puisque reclus et surtout traqué à l’instar du tueur d’enfants Martin W. Harrow[2] ou du gangster Johnny Bannion[3], deux exemples des personnages prédestinés à la tragédie qui habitent l’essentiel de la filmographie de Joseph Losey.

L’homme qui se tient à l’arrière du créateur de la IVe Internationale vient de reculer de quelques pas pour, dans quelques secondes, s’emparer d’un piolet qu’il avait dissimulé sous son imperméable. Dans cette pièce austère, caché derrière ses lunettes opaques, le regard posé sur la tête de Trotsky, là où il va frapper, Frank Jacson (Alain Delon) incarne, à l’image de l’intermède tauromachique auquel il avait assisté quelques jours plus tôt, le surgissement implacable de la mort. Tourmenté et ambigu, partagé entre la fascination et la peur qu’il éprouve face à l’ancien révolutionnaire, il a tenté à plusieurs reprises de renoncer à cet assassinat commandité par le NKVD. Frank est l’intrus dans la demeure de Trotsky, celui qui entre non par effraction, mais en étant invité par le maître des lieux.  En investissant cette maison après avoir séduit Gita Samuels (Romy Schneider), une femme proche de Trotsky, Frank Jacson devient cet autre, cet étranger, cherchant à manipuler avant de l’abattre celui qui incarne mieux que quiconque la fatalité historique. Dans la dramaturgie loseyienne, la figure de l’intrus est toujours celle qui, dans une féconde opposition, avance systématiquement masquée. Comme Webb Garwood, le flic véreux s’immisçant dans un couple dont il convoite la femme (The Prowler, 1951) ou Frank Clemmons, le jeune délinquant invité, dans le cadre d’une expérience thérapeutique, dans la maison du psychiatre Clive Esmond  dont l’épouse ne tardera pas à succomber à ses charmes  (The Sleeping Tiger, 1954), sans oublier Hugo Barrett, un valet sociopathe prenant progressivement le contrôle psychologique de son maître Tony (The Servant, 1963), Frank est habité de ce mensonge et de cette dissimulation qui sont le propre du simulacre et du faux-semblant.

Avec ce plan, Losey insiste sur l’apparente opposition existant entre les deux personnages : l’un, sursitaire familier avec la mort[4], assis, s’interrogeant à voix haute sur la vie et sa finitude, tout en ignorant l’immédiateté de son destin funeste, et l’autre, le matador, debout, pétrifié et mutique, pris au piège du crime qu’il va perpétrer, et auquel il ne peut plus se soustraire parce que contraint par des forces qui le dépassent, surtout depuis qu’il a deviné qu’il deviendrait un héros s’il assassinait  Trotsky. Il s’agit donc bien de deux pôles faisant partie d’une unité qui ne peut se fragmenter. En donnant son texte à corriger, Jacson a tout du disciple cherchant l’approbation du maître, dans cette forme de duos mêlant, le plus souvent en vase clos, les jeux de pouvoir que Joseph Losey affectionne tant. L’intrus est toujours, comme un cauchemar personnifié, le catalyseur du drame à venir. Face à Trotsky, le masque ne va pas tarder à tomber et le voile à se déchirer.

Dans une gamme de résonances thématiques, Joseph Losey s’empare – au-delà de la mort de l’ancien révolutionnaire – d’un sujet traitant tout autant de l’intrus que de l’exil politique, comme pour mieux effectuer un voyage intérieur et exorciser ses blessures. Ce réalisateur, stalinien revendiqué et engagé en 1946 au côté du parti communiste américain, avait été en 1952, alors qu’il tournait Stranger on the Prowl en Italie, l’une des victimes de la chasse aux sorcières orchestrée par le sénateur McCarthy. Dans un jeu de miroir troublant, l’irruption de Jacson dans l’exil de Trotsky renvoie donc Joseph Losey à ses difficultés à se faire accepter dans le cinéma européen[5] à la suite de son déracinement contraint. À ce titre, cette identification aux intrus qu’il décrit dans la plupart de ses films n’est-elle pas une tentation absolue de se recréer soi-même ?



[1] Michel Ciment, Le livre de Losey: entretiens avec le cinéaste, Stock, 1979, p. 363.

[2]  M (Joseph Losey, 1951)

[3]  The Criminal (Joseph Losey, 1960)

[4] Trotsky avait déjà échappé le 24 mai 1940 à une tentative d’assassinat dans cette même maison de Coyoacán.

[5] Persona non grata aux États-Unis, Joseph Losey s’installe en Angleterre en 1953. Devant la pusillanimité de certains producteurs et acteurs refusant de collaborer avec un sympathisant communiste, The Sleeping Tiger (1954) et The Intimate Stranger (1956) furent tournés sous pseudonyme. Il faudra attendre Time Without Pity (1957) pour que Joseph Losey puisse à nouveau signer de son nom ses films. Mais il ne tournera plus jamais aux États-Unis.




mercredi 22 mai 2024

La valse chez Michael Cimino


Au rythme et au son du Beau Danube Bleu, les couples virevoltent, s’étourdissent et s’enivrent de leurs tourbillons gracieux que les travellings circulaires de la caméra amplifient encore de manière vertigineuse. Débordants de vitalité, les corps envahissent le cadre avec cette faculté d’illustrer, dans un mélange de vie et d’euphorie, la grâce et la légèreté. Les robes se bouffent et se frôlent, les queues-de-pie et les hauts-de-forme tournoient avec élégance, les tailles cambrées, toujours en équilibre, glissent vers l’avant, sans jamais pouvoir s’arrêter. Tous ces couples ont un air de famille, quels que soient leurs costumes ou leurs toilettes. Les images ainsi créées savent revêtir toute l’ampleur désirée, avec ce sens de l’espace dont le réalisateur avait déjà fait preuve dans Thunderbolt and Lightfoot (1976) et The Deer Hunter (1978) lorsqu’il s’agissait de filmer des personnages en les intégrant dans un décor majestueux, qu’il soit naturel ou urbain. Ici, sur cette esplanade de l’Université Harvard à Cambridge (Massachussetts), les diplômés de la promotion 1870 fêtent leur réussite dans les rotations étourdissantes d’une valse, autour du grand arbre central du prestigieux établissement. Dans Heaven’s Gate (1980), la mise en scène du réalisateur ne se contente pas de rassembler des foules devant la caméra, d’en tirer une impressionnante chorégraphie, mais donne aussi à voir une manière de faire frémir l’espace, de galvaniser une jeunesse en représentation, à laquelle le monde ouvre les bras. Qu’est cette valse viennoise, sinon la représentation du sentiment d’appartenance d’une classe sociale privilégiée qui se sait destinée à prendre en main l’avenir, forcément épanoui, d’un pays tout juste sorti des horreurs de la guerre civile ? Sûrs de leur pouvoir et de leur rayonnement, ces hommes à l’éthos aristocratique immuable - Harvard ne s’ouvrira aux femmes qu’en 1879 - veulent forger dans le mouvement leur propre destin. Michael Cimino fait de la musique et de la danse, comme dans le bal des citoyens d’origine russe de Clairton qui ouvre The Deer Hunter, un facteur d’intégration d’un collectif inévitablement endogame. Le plus viscontien et le plus fordien des réalisateurs américains sait que l’identité culturelle et sociale d’un individu est consubstantielle à celle de sa communauté et réciproquement. Mais, en dépit de cette allégresse teintée d’insouciance, Michael Cimino se questionne déjà sur la pertinence de toutes ces certitudes. Dans la séquence précédente, le tout jeune diplômé William Irvine (John Hurt) n’a-t-il pas dit : « Nous renonçons à toute velléité de changement, en conséquence nous estimons que l’ensemble s’agence assez bien ». Ainsi, si les couples dansent en cercles concentriques en une forme de rituel ample et solennel, ils matérialisent aussi un monde replié sur ses convictions, tournant sur lui-même, véritable « métaphore d’une situation fermée, oppressante, sans espoir, suffocante, car sans ouverture vers l’extérieur »[1]. Seul un danseur, James Averill (Kris Kristofferson au centre du photogramme), tentera de rompre la malédiction de cette géométrie ivre d’elle-même.  



[1] Le cinéma de Michael Cimino de Giampiero Frasca, Éditions Gremese, 2020, p.75




lundi 29 avril 2024

La subversion des codes chez Mel Brooks



Un cinéaste comme Mel Brooks, réalisant la même année, 1974, Blazing Saddles et Young Frankenstein, mérite sans barguigner tout notre respect. Dans Blazzing Saddles, il éparpille par petits bouts façon puzzle, dynamite, disperse, ventile[1], avec un délice aussi savoureux qu’assumé, et, faut-il le préciser, résolument irrévérencieux, tous les commandements des Tables de la Loi westernienne. Pourtant, pour un spectateur qui serait familier des films de John Ford ou de Budd Boetticher, même distrait, les codes propres à ce genre cinématographique sont bien là : jugez plutôt. Apprenant par hasard qu’une voie ferrée allait contourner une zone de sables mouvants pour traverser la ville frontière de Rock Ridge, le procureur général de ladite bourgade, Hedley Lamarr (Harvey Korman, à gauche du photogramme), décide de tout faire pour en chasser les habitants afin de racheter les terres à bas prix dans le but de devenir l’unique propriétaire de la région. L’arrivée prochaine du train doit lui permettre de faire de juteux profits. Son homme de main Taggart (Slim Pickens, à droite) est chargé des basses besognes pour faire comprendre aux habitants que son patron va leur faire une proposition qu’ils ne pourront pas refuser. Dans le western, la construction de la voie ferrée en tant que vecteur constitutif de la conquête de l’Ouest est un thème récurrent : elle peut renvoyer ici, entre autres, à The Iron Horse (John Ford, 1924) ou Once Upon a Time in the West (Sergio Leone, 1968). De leur côté, le spéculateur véreux et son inévitable homme de main – le premier, forcément fourbe, occupant souvent une place de notable, immédiatement repérable au soin qu’il apporte à sa tenue vestimentaire, et le second plus ou moins obséquieux mais nettement plus béotien rappellent Devil’s Doorway (Anthony Mann, 1950) ou Chisum (Andrew V. McLaglen, 1970). Mais la ressemblance s’arrête là. Dans l’anti-western de Mel Brooks, la subversion des codes est la norme et leur dynamitage, la règle.   

Sur le photogramme, les deux hommes sont dans le bureau du procureur général, penchés sur une carte indiquant le trajet que va emprunter cette fameuse voie ferrée. Au mur est accroché un tableau qui matérialise toute la démarche iconoclaste de Mel Brooks. La célébration d’un mariage y est représentée, mais vue de l’arrière, tout à fait révélatrice de cette volonté de dévoiler ce que l’on ne montre pas traditionnellement dans le western[2]. Habituellement, pour analyser Mel Brooks, les exégètes évoquent pêle-mêle l’influence des Marx Brothers, de Woody Allen ou de Jerry Lewis. À ce stade, on peut aussi ajouter celle de Mack Sennett, des Three Stooges ou de Laurel et Hardy, et pourquoi pas de Lenny Bruce. Mais si les maux de tête apparaissent aussi soudainement qu’une fièvre jaune et si vous voulez vraiment aller au bout des choses, sachez que, pour votre serviteur, l’influence de Tex Avery, dont l’univers cartoonesque croise sans cesse la mise en scène de Mel Brooks, dépasse toutes les autres. À travers Lamarr et Taggart, personnages plus bêtes que méchants, le réalisateur, comme notre Tex préféré, donne à voir la même obsession de la parodie, la même accumulation de gags, souvent visuels et répétitifs, les mêmes apartés laconiques adressés au spectateur comme si l’écran n’existait pas, les mêmes anachronismes et, surtout, cette opiniâtreté toujours renouvelée à pulvériser les limites de la bienséance, voire du bon goût.  

Commençons par Taggart, joué en mode rustique par un délicieux Slim Pickens. Pour comprendre le parfait contre-emploi que son rôle implique, il faut savoir qu’il s’agit d’un acteur chevronné, indissociable du western auquel il a imposé son air revêche immédiatement reconnaissable, sa silhouette légèrement ventrue, à la démarche sautillante, les jambes arquées, comme s’il était toujours à cheval[3], son timbre de voix tonitruant et enroué. Au moment du tournage de Blazing Saddles, il a déjà cinquante-huit films à son palmarès, dont de très nombreux westerns et plusieurs chefs d’œuvres comme One-Eyed Jacks (Marlon Brando, 1961), Major Dundee (Sam Peckinpah, 1965) ou Will Penny (Tom Gries, 1967). Très lié à Sam Peckinpah justement, celui-ci lui a déjà donné, l’année précédente, son plus beau rôle dans l’élégiaque et tragique Pat Garrett and Billy the Kid (1973) : son agonie au bord d’une rivière, face à l’immensité du désert du Nouveau-Mexique, faiblement éclairé par la blancheur déclinante du soleil, est un moment empreint d’un lyrisme amer encore présent dans toutes nos rétines. Qu’il soit un soldat sudiste (Rocky Mountain, William Keighley, 1950) ou un conducteur de diligence (Stagecoach, Gordon Douglas, 1966), il est l’une des nombreuses images incarnant l’Ouest américain. Par ailleurs, il avait déjà montré toute l’étendue de son talent dans un registre nettement plus ironique – et qui préfigure Taggart - dans Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (Stanley Kubrick, 1964), où, dans un final grinçant, son Major T. J. « King » Kong chevauchait une bombe atomique sur le point de déclencher l’apocalypse nucléaire. Chez Brooks, il renverse toutes les apparences, fait tomber le décor, brise les ressorts d’un univers dont on croit maîtriser les codes. Avec son stetson posé sur un bandage en forme de bandana recouvrant son occiput, résultat d’un coup de pelle reçu traîtreusement par derrière, ses gants, ses brassards en cuir recouvrant les avant-bras, son gilet noir toujours immaculé, ses gesticulations, le doigt levé, destinées à attirer l’attention de son patron, il ne donne jamais l’impression d’être plongé dans des abîmes de réflexion philosophique, et encore moins de méditation transcendantale tendance Éric Rohmer, mais déploie une énergie désopilante à être, vis-à-vis de son patron, le plus courtisanesque possible. Dans cette entreprise de désacralisation, avec son visage ahuri, Taggart penche plus du côté du très texaverien[4] ours anthropomorphe Junior, d’une impéritie congénitale, que du côté, au hasard, de l’homme de main de Dutch Henry Brown (Stephen McNally), le bilieux « Waco » Johnny Dean (Dan Duryea) dans Winchester ‘73 (Anthony Mann, 1950).

Ce patron, le procureur général Hedley Lamarr, est donc ce spéculateur ressemblant, quant à lui, à un croisement entre Daffy Duck et Egghead. C’est plutôt embarrassant pour lui, puisque ces deux autres olibrius, une fois encore nés de l’imagination débordante de Tex Avery, forment un mélange détonnant de névrose, d’égocentrisme et d’imbécillité. Il est donc impossible, là aussi, de le confondre, en dépit des mêmes fonctions, avec les tout aussi scélérats mais néanmoins bien plus sérieux Rufus Ryker (Emile Meyer dans Shane, George Stevens, 1953) ou Coy LaHood (Richard A. Dysart dans Pale Rider, Clint Eastwood, 1985). Hedley incarne ici une variante exotique et légèrement libidineuse, destinée, dans l’esprit de ce facétieux Mel Brooks, à enrichir de manière originale cette longue lignée de malfrats que nous adorons détester. Ils ont tous, certes, le même amour de la terre – surtout celle des autres – et le même penchant retors pour embaucher des tueurs capables des pires besognes, mais Hedley se différencie des autres par un tel degré de jobardise qu’il réduit immanquablement son potentiel d’intimidation à néant. Pourtant, il cherche manifestement à donner de lui l’image la plus raffinée possible. Avec sa chemise blanche à jabot, son gilet gris dont une poche laisse entrevoir une montre à gousset, son costume de bonne facture, il se frotte déjà les mains, le pied négligemment posé sur le siège d’un fauteuil en cuir, en pensant au bon coup qu’il prépare. Pour arriver à ses fins, il ne trouve rien de mieux que de faire nommer shérif Bill (Cleavon Little), un ouvrier noir de la voie ferrée, en espérant que la supposée incapacité de celui-ci à défendre la ville va pousser les habitants particulièrement ségrégationnistes de Rock Ridge à partir. L’utilisation des stéréotypes racistes associés à la dégénérescence du bulbe rachidien du procureur permet ici à Mel Brooks d’anéantir la discrimination raciale traditionnelle du western hollywoodien, mais aussi celle qui a toujours cours aux États-Unis en 1974. Fidèle à lui-même, le réalisateur n’a pas trouvé de meilleur antidote pour affronter les tares humaines que de leur rire au nez. Enfin, avec un patronyme faisant évidemment penser à celui d’Hedy Lamarr, une actrice célèbre du Hollywood des années 1930-1940, propulsée au rang d’icône sensuelle à la suite du succès d’Extase (Gustav Machaty, 1933) et de Lady of the Tropics (Jack Conway, 1939)[5], Hedley est propulsé dans un monde de quiproquos que n’aurait pas renié Screwy Squirrell, l’écureuil fou de Tex Avery.  

À une époque où le western se renouvelle considérablement, il n’est pas courant d’évoquer le film de Mel Brooks aux côtés des The Wild Bunch (Sam Peckinpah, 1969), McCabe & Mrs. Miller (Robert Altman, 1971) ou The Missouri Breaks (Arthur Penn, 1976). Pourtant, par sa parodie insolente du western classique, il est bien un film du Nouvel Hollywood, en ce sens qu’il conteste, au même titre que ces films, le conformisme d’un genre, et ce, d’autant plus facilement que, de Out West (Roscoe Arbuckle, 1918) à Support your Local Sheriff (Burt Kennedy, 1969), l’humour a souvent été associé au western. Certains argueront qu’il s’agit ici d’œuvres plutôt mineures. Et ils n’auront pas complètement tort. N’est pas Mel Brooks qui veut! « That’s the law of the West! » comme le disait d’un ton traînant Droopy[6].

 



[1] Les amoureux des Tontons flingueurs de Georges Lautner (1963) se reconnaîtront.

[2] Maurice Yacowar, Method in Madness: The Comic Art of Mel Brooks, New York: St. Martin’s Press, 1981, p. 102.

[3] Slim Pickens a, dès l’âge de quatorze ans, pratiqué le rodéo. Pendant vingt ans, entre 1940 et 1960, il exercera cette activité pour devenir une célébrité dans le milieu. À partir de 1950, il commence une autre carrière dans le cinéma.

[4] J’emprunte ce terme utilisé par Robert Benayoun dans son livre Le mystère Tex Avery, Paris : Seuil, 1988.

[5] L’actrice n’a pas été en reste puisqu’elle a poursuivi en justice Mel Brooks pour atteinte à son nom et à sa réputation.

[6] Chien anthropomorphe texaverien, particulièrement impassible, présent dans vingt-trois dessins animés de la MGM, entre 1943 et 1958.




mardi 16 avril 2024

L'ombre et la lumière chez Anthony Mann

 


C’est en 1947 qu’Anthony Mann réalise Desperate (1947), un film noir dont il a écrit le scénario, et qui porte – à l’instar de nombreux autres films noirs comme Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), Les Mains qui tuent (Phantom Lady, Robert Siodmak, 1944), Le Dahlia bleu (The Blue Dahlia, George Marshall, 1946) ou L’Enfer de la corruption (Force of Evil, Abraham Polonsky, 1948), pour faire court - toutes les angoisses de son époque. Grâce au talent du directeur de la photographie, George E. Diskant, l’esthétique de ce long-métrage emprunte évidemment à ce qui fait la caractéristique essentielle de ce genre très connoté, saturé d’obscurité et de clair-obscur pour créer des scènes inquiétantes. Respectivement à gauche et à droite des deux photogrammes, Walt Radak (Raymond Burr) et son homme de main Reynolds (William Challee) sont deux truands qui officient, entre autres spécialités, dans le trafic de fourrures volées. La seule source d’éclairage provient d’une ampoule suspendue au plafond, qui par son balancement permet de montrer sous différents angles les mines patibulaires des malfaiteurs. Le plan fait évidemment penser à une scène identique que l’on peut voir dans Le Corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943), scène au cours de laquelle, dans une salle de classe vide, le docteur Rémy Germain (Pierre Fresnay) et son confrère Michel Vorzet (Pierre Larquey), dissertent sur les notions du Bien et du Mal, alors que leurs visages passent sans arrêt de l’ombre à la lumière grâce au même type d’éclairage. Mais cette esthétique menaçante est aussi le miroir de l’environnement politique, économique et social dans lequel baignent les États-Unis dans la deuxième moitié des années 40, comme si le film noir, ce genre, urbain et contemporain par excellence, était devenu le meilleur réceptacle pour exorciser les inquiétudes de cette période. En effet, en dépit de la victoire américaine sur l’Allemagne et le Japon, des réserves d’or colossales, du dollar devenu la monnaie internationale et de la prospérité globalement revenue depuis la crise des années 30, tout ne va pas pour le mieux au pays de l’Oncle Sam. Entre d’un côté, une inflation qui s’accélère en 1946 avec la fin du contrôle des prix, et de l’autre, un accroissement du chômage lié à la démobilisation de milliers de soldats, la situation est tendue. Si l’on ajoute des salaires dont la croissance est très nettement inférieure aux profits du patronat entraînant des grèves particulièrement dures dans les secteurs sidérurgiques et miniers (au cours du premier semestre 1946, trois millions de travailleurs sont en grève dans ces secteurs[1]), « une crise morale augmentée d’un sentiment de culpabilité causé par la neutralité du pays avant 1942, et la responsabilité d’avoir largué deux bombes atomiques»[2], le film noir se développe dans un climat de conscience troublée.  Chez Anthony Mann, le crime est souvent filmé en contreplongée pour mieux suggérer ce sentiment de puissance et d’effroi que dégagent les deux truands, perception encore accentuée par l’étouffement dû à l’absence de profondeur de champ. Les deux personnages semblent être littéralement sortis du néant, plus déterminés que jamais à assouvir leurs pulsions meurtrières irrépressibles.



[1] Howard Zinn dans Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, éditions Agone, 2002, p.473.

[2] Noël Simsolo dans Le film noir, vrais et faux cauchemars, Cahiers du cinéma/essais, 2005, p.128




jeudi 28 mars 2024

Le pressentiment chez Francesco Rosi



L’ouverture de Cadavres exquis (Francesco Rosi, 1975) est saisissante autant par le lieu révélé que par l’énigme qu’elle représente. Un homme vieillissant, le procureur Varga (Charles Vanel), après avoir déambulé quelques minutes dans les catacombes des Capucins de Palerme, en Italie, se dirige à travers un long couloir vers un escalier débouchant sur le monde extérieur. Dans ce dédale de galeries dont les murs et les sols sont bordés de cadavres momifiés et de cercueils, il est à l’abri des perturbations de la ville, face au néant, face à la mort, pour contempler les crânes, les orbites vides, les bouches grandes ouvertes, déformées par des cris silencieux, les corps desséchés à la peau ridée, encore revêtus de leurs vêtements d’origine. La semi-pénombre, le silence et la solitude lui permettent manifestement de s’émanciper des repères habituels, d’oublier quelques courts instants son quotidien ou de méditer sur la vanité de l’existence, sur la vision de son futur et donc de son destin. Le regard perdu dans la contemplation muette de ces restes humains, cherchant à mieux saisir cette palpitation secrète de la mort, il semble préoccupé par sa propre finitude, par son memento mori[1].  Dans cette imagerie spectrale rappelant les peintures de Jérôme Bosch ou de Brueghel l’Ancien, et qui va probablement inspirer l’ouverture de Nosferatu, fantôme de la nuit (Werner Herzog, 1978), Varga sait bien, particulièrement dans ce lieu de recueillement et surtout à son âge, que la mort est la suprême mesure de l’homme.

Dans ce plan fixe, saisissant toute la profondeur de champ de l’image, Francesco Rosi a construit une géométrie de l’espace comme un peintre de la Renaissance aurait pu le faire avec un tableau. Le réalisateur italien utilise la perspective grâce à des lignes obliques convergentes qui orientent le regard du spectateur vers un point de fuite matérialisé par le ciel, au-delà de l’escalier, permettant de nous projeter vers l’extérieur des catacombes, comme pour fuir cet environnement infernal. Le rejet symétrique des momies et des cercueils sur les bords opposés du photogramme permet de former autant de lignes parallèles dont le tracé organise un monde dans lequel l’enfermement le dispute à une angoisse sourde et un malaise nourri par l’omniprésence de ces restes funèbres. Enfin, au centre de l’image, dans l’axe de la composition, Varga, situé entre le monde des morts et celui des vivants, se dirige vers la sortie du cimetière souterrain, indifférent cette fois-ci aux têtes baissées des momies qui semblent lui rendre un hommage par-delà la mort. Néanmoins, alors que tout invite au déséquilibre et à la tension, la verticalité des colonnes, à l’arrière-plan, donne l’impression que Varga a réussi à prendre de la hauteur par rapport à sa méditation, ouvrant une brèche dans un monde jusque-là vacillant.

Tension, ai-je dit plus haut. En mettant en scène le questionnement quasi métaphysique que Varga entretient autant avec lui-même qu’avec les momies, comme si celles-ci avaient en retour quelque chose à lui murmurer, quelque chose qu’il essayerait de saisir, Francesco Rosi tend aux Italiens un miroir cauchemardesque de leur actualité politique. Depuis L’affaire Mattei (1972) et Lucky Luciano (1973), nous savons que son cinéma est hanté par toutes les tensions contemporaines qui gangrènent l’Italie des années de plomb (1969-1980). De l’instabilité politique endémique aux  projets d’alliance entre les deux partis dominants mais ennemis, la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, en passant par les liens occultes de l’État italien avec la Mafia, les multiples attentats, la corruption de certaines institutions comme la police ou le renseignement et les affrontements entre une extrême droite toujours attirée par les oripeaux du fascisme, face à une extrême gauche prête à faire la révolution, tous ces rapports de force délétères nourrissent un chaos et une paranoïa que Rosi saura traduire en images : le réalisateur italien reste profondément convaincu que le pouvoir, quel qu’il soit, finit toujours par être submergé par une hubris effrénée, un pouvoir d’autant plus dangereux, dit-il tout au long de Cadavres exquis, qu’il avance masqué. Si les momies traduisent une certaine forme d’immortalité en limitant la décomposition des corps, le pourrissement a, en revanche, déjà bel et bien contaminé le corps social et politique italien, pris dans un vortex dont les spirales ne cessent de s’accélérer. Sont-ce cet écheveau d’intrigues, de violence, de cynisme et cette connivence entre pouvoir légal et pouvoir illégal que le procureur Varga a touchés du doigt après avoir compris qu’« un pouvoir d’essence réactionnaire et totalitaire ne fonctionne pas en prenant appui sur des institutions démocratiques, mais en se servant de forces parallèles qui peuvent se dissimuler derrière des organismes officiels tels que la police, l’armée, les services secrets[2] » ? La suite du film le confirmera. Ce questionnement sur les dérives du pouvoir, obsessionnel chez Rosi, rappelle, à la même époque, les fictions mises en scène par les cinéastes du Nouvel Hollywood comme David Miller (Executive Action, 1973), Alan J. Pakula (The Parallax View, 1974), Francis Ford Coppola (The Conversation, 1974) ou Sydney Pollack (Three days of the Condor, 1975) ou encore celles, en France, de Costa-Gavras (Z et État de siège, 1968 et 1972) ou d’Yves Boisset (L’attentat et Le juge Fayard dit « le Shériff », 1972 et 1976). Toutes témoignent d’une menace diffuse face à des forces secrètes qui manipulent et dévoient la démocratie.

Alors que Varga s’éloigne, et qu’une version orchestrale de la Marche funèbre de Chopin, en son-off en sourdine, accompagne depuis quelques minutes ses pas, tous les signes concrets de la mort sont là. Et nous pressentons, à cet instant, qu’il n’a plus que quelques instants à vivre.

 



[1] « Souviens-toi que tu vas mourir » ou « souviens-toi que tu es en train de mourir », locution latine médiévale servant à souligner la fugacité des réalisations humaines.

[2] Jean A. Gili, Études cinématographiques : Francesco Rosi, Paris : Lettres modernes Minard, 2001, p. 77.




lundi 25 mars 2024

La démocratie menacée chez Raoul Walsh

 

Le générique de A lion is in the Streets (Raoul Walsh, 1953) ne s’embarrasse pas de circonvolutions narratives. Avec ce lion assiégeant littéralement la statue d’Abraham Lincoln, posant à plusieurs reprises ses pattes avant sur le socle du monument, et cherchant par tous les moyens à escalader cette immense marche de marbre, le réalisateur nous dit dès l’entame du film que la démocratie, matérialisée par ce Président, symbole des droits civiques et émancipateur des Noirs américains, est menacée. Par qui ? Par Hank Martin (James Cagney), un colporteur ambulant, un trublion, un bonimenteur, un homme aussi démagogue que sans scrupules, qui décide un beau jour, voyant l’impact que ses discours ont sur le public, de se lancer en politique. Avec un succès certain, puisqu’aux élections au poste de gouverneur d’un État du Sud profond (sans plus de précision dans le scénario), il arrive, en ayant préalablement truqué les élections avec l’aide d’un complice mafieux, ex-aequo avec à son adversaire. Fermement décidé à prendre le pouvoir, au besoin par la contrainte, il mobilise ses électeurs pour marcher sur le Capitole dudit État. Cela vous rappelle-t- il quelque chose ? Et bien, vous avez raison.   

Mais reprenons tout d’abord le générique. Omniprésente dans le cinéma américain, la statue d’Abraham Lincoln renvoie à la célébration des principes démocratiques qui organisent la vie politique des États-Unis. En effet, sur le mur sud du temple - que nous ne voyons pas mais qui est dans tous les esprits - est gravé le discours que Lincoln a prononcé lors de la dédicace du cimetière de Gettysburg le 19 novembre 1863 et dans laquelle est définie la démocratie américaine : « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Débutée en 1914, cette construction monumentale, située à Washington, tout en marbre, de six mètres de haut et autant de large, à l’intérieur d’un temple dorique, le Lincoln Memorial, sera inaugurée en 1922. Si la durée du chantier a été aussi longue, c’est essentiellement en raison de la très mauvaise volonté des États du Sud voyant d’un mauvais œil la commémoration d’un homme qui avait détruit leur conception très particulière des relations humaines et sociales[1]. Au-dessus de la tête de la statue, on entrevoit la fin de l’inscription elle aussi sculptée à même le mur : « In this temple, as in the hearts of the people for whom he saved the Union, the memory of Abraham Lincoln is enshrined forever[2]. Devant ce plan, et en totale contradiction avec celui-ci, le cinéphile averti pense, bien entendu immédiatement, au jeune sénateur Jefferson Smith (James Stewart dans Monsieur Smith au Sénat/M. Smith goes to Washington, Frank Capra, 1939), un homme doté de principes et de convictions démocratiques inébranlables, en train de se recueillir devant la statue du grand homme.

Le lion est en fait triple. Hank Martin, dans un premier temps, est le double de Huey Pierce Long, un populiste élu gouverneur de la Louisiane en 1928, puis sénateur du même État en 1932, certes sincèrement attaché à améliorer les conditions de vie des plus pauvres, n’hésitant pas à affronter les magnats pétroliers, mais qui finit par être submergé par son hubris en exerçant son pouvoir de manière de plus en plus autoritaire, notamment en créant un comité chargé de censurer la presse qui lui était hostile. Il finit par être assassiné en 1935 par l’un des nombreux ennemis qu’il s’était fait au cours de sa carrière politique. Dans Les Fous du roi (All the King’s men, 1949), Robert Rossen se servira de lui pour faire de son personnage, Willie Stark (Broderick Crawford), un politicien dont la rhétorique incendiaire se confondait avec la volonté populaire[3]. Dans un deuxième temps, en 1953, Hank Martin fait encore davantage écho à un autre démagogue, beaucoup plus perverti, cynique et dangereux : le sénateur Joseph McCarthy. Au moment où sort sur les écrans A lion is in the Streets, cela fait trois ans, et ironiquement depuis le Lincoln Day (12 février 1950)[4], qu’en nouveau Torquemada, celui-ci exploite la peur du communisme en foulant aux pieds les libertés individuelles et en retournant les États-Unis contre eux-mêmes. En pleine Guerre froide, des enquêtes pour dénoncer les présumés communistes sont lancées par la Huac[5] ou le Sénat dans le milieu du cinéma, mais aussi au sein de l’école, de l’Université, des syndicats ou de la presse. Dans le collimateur de Raoul Walsh et d’un James Cagney très investi dans le projet - sans parler de son frère William à la production - mais aussi du studio Warner, très préoccupé à cette époque, par les questions politique et sociale, McCarthy, avec son mépris des libertés individuelles et des droits civiques, son intolérance idéologique et ses campagnes de diffamation a, en toute (mauvaise) conscience, vidé de sa substance le premier amendement[6] de la Constitution des États-Unis. Enfin, dans un troisième temps, et de manière vertigineusement prémonitoire, Hank Martin préfigure celui qui place la déstabilisation des institutions, la démagogie et le mensonge au pinacle : Donald Trump. Si dans la fiction le premier est stoppé alors qu’il incite la foule à se lancer à l’assaut du Capitole, le second, dans un réel nettement plus angoissant, va prolonger son action, le 6 janvier 2021, en faisant entrer ses partisans dans un autre Capitole, celui de Washington, pour invalider le processus électoral destiné à officialiser la victoire de son adversaire démocrate, Joe Biden.

Ce coup d’État avorté a bien confirmé que la dérive autoritaire a toujours été présente dans l’histoire des États-Unis. Que l’on s’appelle Huey Long, Joseph McCarthy, voire George Wallace en Alabama[7], tous peuvent être considérés comme les précurseurs d’un Donald Trump, plus que jamais déterminé à installer une « trumpocratie [8]» dans laquelle les règles démocratiques seraient soumises à ses pulsions sectaires et complotistes. Que ce dernier, dans cette liste de démagogues, se taille la part du lion en créant les conditions d’un véritable cauchemar orwellien est une donnée, mais que tous soient suivis et légitimés par des millions d’individus convaincus que la force est préférable au droit et que la démocratie est le pire des régimes, non pas à l’exclusion, mais à l’inclusion de tous les autres, ne laisse pas d’interroger. « Honest Abe[9], réveille-toi, ils sont devenus fous [10]! » Et le cinéma l’a toujours bien compris. De Gabriel over the White House (Gregory La Cava, 1933) dans lequel le Président Hammond (John Huston) dissout le Congrès pour installer un régime dictatorial, au chaos organisé par un  terrorisme d’extrême-droite dans Arlington Road (Mark Pellington, 1999) en passant par A Lion is in the Streets ou Sept Jours en mai (Seven Days in May, John Frankenheimer, 1964) mettant en scène une tentative de coup d’État fomenté par l’armée américaine, ces films montrent - même s’ils sont rares - que la dérive fasciste n’est pas impossible ici [11].  



[1] Jacques Portes dans Histoire et cinéma aux États-Unis, La Documentation photographique n 8028, la Documentation française, août 2002, p.42-43

[2] « Dans ce temple, comme dans le cœur du peuple pour qui il sauva l’Union, la mémoire d’Abraham Lincoln est préservée à jamais ».

[3] Steven Zaillian en fera un remake en 2006 sous le même titre avec Sean Penn dans le rôle de Willie Stark

[4] Célébration annuelle au cours de laquelle les Républicains organisent une collecte de fonds pour le parti.,

[5] House Un-American Activities Committee. Il s’agit d’un comité de la Chambre des Représentants des États-Unis chargé de délivrer des assignations à comparaître pour tous ceux qui étaient soupçonnés d’être communistes ou simplement progressistes, donc forcément de gauche.

[6] « Le Congrès de fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de presse ……».

[7] Gouverneur républicain de l’Alabama (1963 - 1967, 1971- 1979), farouchement hostile à la déségrégation et directement responsable de la répression des marches de Selma à Montgomery en 1965.

[8] Pour reprendre le titre du livre de David Frum, Trumpocracy, the Corruption of the American Republic. Harper Editions, 2018.

[9] Surnom donné à Abraham Lincoln.

[10] Pour paraphraser la citation, Lénine, réveille-toi, ils sont devenus fous ! que l’on a vu peinte sur les murs de Prague au moment de la répression du Printemps de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie en 1968.

[11] D’après le livre de Sinclair Lewis It Can’t Happen Here publié en 1935 et qui raconte l’arrivée au pouvoir, aux États-Unis, d’un dictateur s’inspirant des méthodes d’Hitler. La MGM organisa dans la foulée une préproduction d’un film qui devait s’en inspirer mais qui sous des pressions diverses, ne verra jamais le jour.